Pour Michel Brières, dont les paroles nous font éprouver l’Invisible
La fascination exercée par les masques sur ceux qui les regardent ne laisse pas d’être elle-même l’objet d’un enchantement : « récoltés » la plupart du temps dans des situations marquées par le colonialisme, leur présence dans les musées et chez les collectionneurs témoigne la plupart du temps de modes d’appropriation qui tentent de les faire sortir de cette violence originelle en les esthétisant. Accrochés à des cimaises, fichés sur des piédestaux, éclairés subtilement par des dispositifs qui permettent au regard de les fouiller et d’observer sur eux, le cas échéant, les croûtes sacrificielles, ils sont à la fois placés à distance, et comme mis à nu, exposés à des regards qui témoignent d’une ambivalence : la fascination et l’inquiétude. Ils sont à la fois attirants, faisant éprouver ce désir de l’autre qui travaille la plupart des cultures qui ont placé au centre de leur préoccupation l’avidité de la conquête, mais aussi repoussant, puisqu’ils témoignent aussi de ce qui a justifié en partie cette conquête.
Ces objets regardent ceux qui les regardent, et percent aussi leurs propres ombres à eux. Ils sont comme le reproche de ce meurtre originel, l’arrachement à leurs espaces, à leurs mondes secrets sur lesquels ils veillaient, propitiatoires et nimbés de secrets, à peine visibles pour les profanes. Ils font songer à ces lions encagés dans les zoos, qui tournent en rond derrière les barreaux, et dont les rêves de savane se diluent dans l’absurde de ce qui n’est même pas une condition. Mais dans leur regard, les enfants, bouche bée, captent encore leur beauté fauve. Évoquer les masques, faire éprouver leur beauté et l’enchantement qu’ils portent au-delà des bois sacrés qui les recelaient, oblige à prendre en charge ce trouble.
Boris Wastiau, dans un ouvrage remarquable, parvient à retenir les traces de cette complexité. Il l’inscrit même dans un des mythes les plus tumultueux qui soit, celui de Persée et de Gorgone, la Méduse, dont le regard pétrifie, même après sa décapitation par le héros, ceux-là même qui plongent leur regard dans le sien. Il analyse les analogies avec le mythe avec une très grande rigueur, nous renvoyant aux soubassements les plus ténébreux de nos propres histoires, et emmène le lecteur dans un véritable travail d’explicitation de ce qui est en jeu dans l’exposition de ces masques détachés de leurs contextes, c’est-à-dire des récits qui les animent et des sociétés qui les mettent en mouvement. Convoquant les thèses des anthropologues Alfred Gell et Philippe Descola, il met particulièrement l’accent sur les fins sociales de ces objets. Ce sont toujours des fins rituelles, elles-mêmes inscrites dans « une longue chaîne de sélection » : choix des matériaux, des techniques mises en uvre, injonctions sacrées, pratiques cultuelles auxquelles ils sont dévoués, choix des « récolteurs », choix des musées et des galeries. Mais ce qui retient, et ce qui est soutenu dans l’ouvrage, sans doute aussi dans l’exposition, est bien leur caractère apotropaïque : ils sont conjuratoires et prophylactiques, propres à détourner l’influence maligne, mais dangereux quand ils sont manipulés sans précaution. Ils font aussi à chaque instant repenser le monde. C’est aussi l’usage que fait Persée de la tête de Méduse, particulièrement quand il voyage dans les airs, survole l’Afrique et sauve Andromède de la bête marine : il suscite un ordre social.
Évoquant ces « technologies de l’enchantement » analysées par Alfred Gell, l’ouvrage montre comment la muséographie moderne les redouble par la scénographie mise en uvre, qui vise à faciliter la déambulation par les visiteurs. Cependant, Boris Wastiau déjoue l’immobilisation du lecteur dans la contemplation des superbes photographies de Jonathan Watts, prenant en charge et assumant les choix des objets exposés et photographiés. Tout l’ouvrage est marqué par ce souci de rendre compte des changements de perspective muséographiques induite par la présence de ces collections d’objets rituels, dont certains recèlent des restes humains, comme du caractère très particulier de ces choix, qui mêlent des aires culturelles et cultuelles très différenciées, et dont les objets signalent les différences. Autant ces masques et ces objets disent en creux une Afrique mystifiée, autant ils affirment, et le texte l’ancre avec le plus de précision, que cette Afrique unique n’existe pas ailleurs que dans un imaginaire exoticisant. L’étude proposée à la lecture est rigoureuse, sans être lourdement didactique – ce qui renforcerait alors l’abandon du texte et la contemplation des photographies. Elle égrène, raconte presque, les caractéristiques de cette inscription propitiatoire des masques : le masque est déjà image de l’altérité, et engage une manière de le regarder, dans le jeu des lumières et de l’éclairage : il déployait, dans ses usages sociaux, une charge sacrée, et souvent magique. Les différents niveaux de la représentation sont analysés avec méthode : têtes, visages, corps, anthropo- ou zoomorphiques, parfois aussi chimères. Il focalise l’attention sur leur inscription sociale, comme sur les sphères rituelles de la création et les enjeux posés par leur transformation dans les musées. Le cap est donné dès le début du livre : « Il s’agit bien d’objets de culte et non pas d’objets d’art au sens contemporain du terme. Ce sont des objets vénérés et craints, adorés, dont on trouve aujourd’hui peu d’équivalents dans les sociétés industrielles et postindustrielles et là où les religions du livre sont établies ». En même temps, dans la texture des éléments qui les composent, bois, fer, paille, clous, cadenas, plumes, tissus, poils, ce qui se déploie peu à peu, est bien ce « jeu de correspondance » entre les univers, les règnes, les mondes, celui des rituels, et celui du « monde vécu et imaginé par des hommes en société ».
Parvenant à la connaissance des anthropologues de manière parcellaire, les champs sociaux dans lesquels les objets agissent, ou plutôt, agissaient, sont pourtant peu à peu évoqués, dans leurs richesses et leur grande complexité. Même photographiés et, un moment, paresseusement considérés comme des formes, ils se révèlent en fait comme forces. Loin de se réduire à un bloc pierreux, notre sensibilité éprouve alors ce qui ne parvient que du plus lointain, depuis notre propre regard intérieur : notre propre attention à la présence de cet autre que nous sommes, mettant à l’épreuve cet abîme par quoi la condition humaine ne fait jamais sens autrement que dans sa dissolution.
Médusa en Afrique, La sculpture de l’enchantement, Boris Wastiau, photographies de Jonathan Watts, Musée d’ethnographie de Genève & 5 Continents Éditions, Genève, 2008. Diffusion Seuil///Article N° : 8235