Michèle Rakotoson : « L’écriture est devenue ma patrie »

Entretien de Virginie Andriamirado avec Michèle Rakotoson

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Après avoir vécu vingt ans en France où elle s’était exilée à cause de son engagement politique, l’auteure malgache Michèle Rakotoson est retournée vivre dans son pays en 2008. Un pays qu’elle n’avait finalement jamais quitté à travers ses livres. À la faveur de la parution en mai 2011 de son dernier ouvrage, Passeport pour Antananarivo (1) où elle pose un regard amoureux mais lucide sur la capitale malgache, Michelle Rakotson revient sur son « retour au pays natal » à travers ses deux derniers livres Juillet au Pays (2) et Tovonay(3).

« Juillet au Pays » (2) où vous racontez votre premier retour à Madagascar après dix-huit ans d’absence a-t-il été un élément déclencheur dans votre choix de retourner vivre à Madagascar ?
Ce livre est la somme de quatre voyages que j’ai fait à Madagascar au cours de mes 20 ans d’exil. J’avais été interdite de séjour pendant presque 15 ans. La première fois que je suis rentrée c’était à l’occasion d’un colloque. J’étais venue en quasi-clandestinité, juste pour une semaine, le temps de ne pas me faire repérer. Madagascar avait changé. Je n’ai pas retrouvé le pays que j’avais quitté. Mes souvenirs traumatisants de la dictature d’avant n’étaient plus en phase avec la réalité que je découvrais.
Je suis par la suite revenue à plusieurs reprises et petit à petit, je me suis dit que je pouvais rentrer. J’ai décidé de rentrer il y a trois ans. J’ai écrit Juillet au pays, juste avant de rentrer définitivement à Madagascar. C’était une sorte d’acte d’exorcisme qui m’a permis de faire ce retour.
Il fallait que j’accepte que j’étais partie ailleurs et que j’avais un autre regard, que je faisais désormais partie des deux rives et que je rentrais au pays avec ce regard in et out.
Dans « Juillet au pays », sont palpables la nostalgie, la résurgence de sensations perdues …
J’ai vu beaucoup d’exilés qui n’ont pas pu s’intégrer en France et qui n’ont pas pu se réintégrer dans leur pays d’origine parce que pour pouvoir s’intégrer dans un lieu, il y a un effort à faire dans les deux sens. Il faut accepter que durant l’exil le pays va changer, que soi-même on change et que les changements du pays et de soi ne vont peut-être pas dans le même sens. Ce qui est très dur dans l’exil c’est que l’on est en permanence dans un No man’s land. On est quelqu’un qui regarde. Et en même temps cela correspond aussi à une forme de liberté.
L’écriture est-elle pour vous une forme de liberté ?
L’écriture est devenue ma patrie, ma maison. Quand je suis rentrée à Mada, j’ai envisagé un temps d’habiter la maison de mon grand-père que j’ai commencé à retaper jusqu’à ce que je réalise que cette maison n’était plus celle de mon grand père et que je ne pouvais plus l’habiter. Je suis allée vivre ailleurs, dans une autre maison que j’ai recréée, qui ressemble presque celle que j’avais quittée et qui est aussi celle où j’accueille mes petits enfants. La démarche patrimoniale a pris un détour. Ce que j’avais vécu enfant, je l’inscris dans un autre lieu. Il ressemble au lieu qui était celui de l’enfance mais sans les fantômes de la maison de l’enfance, trop lourde à transmettre à ses petits-enfants.
« Juillet au pays » restitue vos sentiments même les plus ambivalents avec une grande sincérité. Vous ne cherchez pas à les embellir vous laissant le droit d’exprimer votre colère. Vous analysez presque cliniquement le regard que vous portez sur ce qu’est devenu Madagascar et ce que ça peut provoquer en vous de tristesse mais aussi de colère comme lors de votre arrivée dans la maison familiale « squattée » par une famille de paysans…
Je n’ai pas calculé. C’est ressorti naturellement. C’est vrai que ce paysan qui m’a vue arriver avec « devises » écrit sur mon front m’a énervée !
Faire comprendre aux gens qu’ils doivent arrêter d’attendre de l’autre qu’il lui donne de l’argent, c’est les respecter. Je ne veux surtout pas tomber dans la condescendance et la pitié.
Ce regard charitable que l’on a, vis-à-vis des pays du tiers-monde, m’insupporte. Le système humanitaire plein de condescendance et de pitié induit parfois des situations d’assistanat. Il y a des responsabilités collectives à prendre à bras-le-corps.
Dans une scène très forte racontant ce retour au pays, vous décrivez la colère qui monte en vous le jour où l’un de vos anciens congénères d’université – dont vous précisez qu’il était brillant – vient vous faire une requête… vous le rejetez assez violemment…
J’en ai honte maintenant car j’ai compris que si j’étais restée, je serai peut-être devenue comme lui.
C’est facile de taper sur le dictateur en place. Mais il est plus difficile d’essayer de comprendre et d’analyser, même en soi, les processus qui font que l’on en arrive là.
Vous soulevez la question de la dévalorisation et de la destruction des intellectuels par la dictature… c’est une question qui résonne aujourd’hui par rapport à la situation des intellectuels malgaches. Est-ce qu’ils s’expriment ? Qu’est ce qu’ils expriment ? D’où parlent-ils ?
C’est la question essentielle. On parle toujours en dictature des morts, des emprisonnés, des tortures. On ne parle jamais de la fuite des cerveaux et de ses conséquences pour un pays. On ne parle jamais de tous les processus en œuvre pour entraver leurs moyens d’expression. Le système de censure généralisée engendre celui de l’autocensure. Et puis il y a tout simplement le « matériel » : le coût du papier, des livres, sont tels que plus personne ne peut produire. C’est très facile de dire que les intellectuels ne produisent plus. Mais où vont-ils trouver les moyens de produire ?
D’où le choix de l’exil ?
Il y a mille et une raisons de partir lorsque l’on prend la décision de le faire. Et puis la situation des intellectuels en exil en France ou ailleurs n’est pas forcément plus facile parce que dans leur lieu d’exil ils ne sont plus professeurs d’université. Certains font des petits boulots pour survivre.
La question c’est comment résister ? En étant un martyr ? En restant au pays et en continuant à travailler ? En partant ?
J’ai choisi de partir et je me suis exprimée à partir de la France.
Comment expliquer qu’une île comme Haïti, qui a une histoire différente mais tout aussi chaotique ait une visibilité culturelle que n’a pas Madagascar ? Les intellectuels haïtiens font entendre leur voix qu’elle parte d’Haïti ou de la diaspora. Sont-ils plus « fédérés » ?
Se pose en effet la question de la solidarité. Les auteurs originaires d’Afrique subsaharienne ne sont pas forcément fédérés mais ils se retrouvent, malgré eux, dans une sorte de dynamique commune, panafricaine dans laquelle on les met. Ils n’en n’ont pas forcément envie mais cela crée une dynamique. À Madagascar, c’est la culture de l’insulaire. On a même parfois impression que certains entretiennent l’isolement en ne s’informant pas ou en ne se sentant pas concernés par ce qui se passe ailleurs. Ils finissent par bégayer dans leurs propres analyses. Ils sont peut-être à la fois responsables et victimes. Peut-être aussi qu’ils n’ont pas la combativité nécessaire pour se mettre ensemble comme cela peut se faire dans d’autres pays.
Vous aviez initié avant même de rentrer au pays, un projet qui avait pour but de relancer l’édition à Madagascar. Avez-vous pu le développer sur place ?
Nous avons réussi à publier cinq livres. Mais les choses ne sont pas faciles car nous sommes dans un système de monopole dans le milieu éditorial qui fait que l’on a du mal à découvrir de nouveaux auteurs.
J’aimerais lancer un café littéraire et initier un concours de nouvelles pour favoriser l’émergence de nouveaux auteurs. J’envisage également de développer les publications bilingues français/malgache et de lancer des bédéistes. La puissance et la qualité créative ne sont plus dans les hautes castes. Les slameurs, les plasticiens, les bédéistes, c’est dans les bas quartiers qu’on les voit !
Madagascar est dans un effort de survie. Le pays est ruiné mais les gens continuent à vivre. Quand je vivais en France, je voyais tout sous le prisme de l’afro pessimisme. Et même si je n’ai pas que des raisons de me réjouir à Mada, je vois des gens qui se battent tous les jours et qui refusent de se laisser aller. Parce qu’en fait on n’a pas le choix.
D’où « Tovonay » (3), votre livre publié en 2010 qui raconte l’histoire de ce gamin des rues qui se bat au jour le jour pour nourrir sa mère malade et sa petite sœur…
D’où Tovonay… qui est presque un symbole. Des Tovonay, il y en a de tous les âges. Des gens qui sont à la limite de sombrer et qui trouvent des solutions. Pour la première fois à Madagascar les marchands des rues ont fait grève en 2010. Ils ont manifesté avec des pancartes revendiquant le droit de travailler dans la rue et demandant au Président de région d’ouvrir une rue piétonne pour en faire un marché.
Tout en restituant le courageux combat d’un enfant, « Tovonay » dresse un constat amer de la situation à Madagascar. Il y a une sorte de tension dans votre livre entre la situation d’extrême pauvreté entretenue par un système gangrené de longue date et un peuple courageux, digne, parfois obligé de se laisser aller à la violence pour survivre…
Cette situation est permanente à Tana. La gangrène est telle qu’il faut faire avec. Tovonay est une manière d’évoquer cette situation à travers le regard d’un enfant. Son innocence permet de voir de façon encore plus violente les dysfonctionnements de la société. Tovonay ne peut pas emmener sa mère à l’hôpital parce qu’elle n’a pas d’argent pour payer. Au lieu d’être à l’école, il porte les sacs des clientes dans les marchés et s’use avant l’âge à porter des charges trop lourdes pour ses huit ans en étant tiraillé par la peur de tomber. Quand on est loin, on parle avec de grands mots. Mais quand on est tout prêt, on parle des petits détails, parce qu’on est immergé dedans. Le retour au pays c’est quand même quelque part dans la perception du monde, un grand bouleversement. Tant que j’étais en France, tout ce qui relevait de la corruption, de la violence ou d’autres maux de société se situait au niveau de l’intellect. Quand je suis rentrée à Mada, je me suis retrouvée immergée dans la réalité.
Si vous n’étiez pas rentrée, vous n’auriez pas pu écrire « Tovonay »…
Et surtout l’écrire avec la dignité de l’enfant ! J’aurai pu écrire un livre violent, dénonçant la situation mais pas à travers le quotidien de l’enfant. En exil, on a des clichés dans la tête mais une fois rentré au pays, ils volent en éclats. On n’arrive pas à se révolter tellement on est dedans. Ça va de soit.
Écrire Tovonay c’était aussi restituer cette dignité opposée à la condescendance avec laquelle les pays riches regardent les pays du Sud. La dignité, c’est tout ce qui reste et la pauvreté n’empêche pas la générosité. C’est ce que j’ai appris à Tana. Je connais une jeune femme qui fait des ménages pour vivre. Elle est aussi présidente de fokontany (quartier). Un jour de l’an, elle a fait 20 bouteilles de jus de fruits et acheté des biscuits qu’elle a offerts aux gens de son quartier qu’elle avait réunis pour un moment de fête. Par ce geste, cette jeune femme leur a donné une dignité. La générosité est permanente à la campagne où perdure la notion du collectif. Ce sont ces valeurs de dignité et de respect qui m’ont permis de me reconstruire.
L’acte d’écriture est-elle pour vous une forme de résilience ?
Ce qui a été extraordinaire, c’est d’avoir réussi moi, femme malgache – et les Malgaches, de surcroît les femmes, ne parlent jamais d’eux – à entrer en moi-même et à parler à partir de ce fond de soi-même ; Ce détour-là, ce travail, je n’aurais pas pu le faire si je n’étais pas partie en exil. L’exil nous oblige à savoir qui nous sommes.
L’exil dans un pays comme la France des années quatre-vingt, période où le front national est monté, l’exil dans un pays où on ne vous accepte pas et où l’on vous renvoie une image négative de vous-même, oblige à faire un travail sur soi : est-ce que je corresponds à cette image que ma situation d’exil me renvoie de moi-même ?
Pendant longtemps j’ai écrit des textes qui affichaient une certaine violence et qui étaient une réponse à une violence beaucoup plus sourde, qui ne s’affichait pas.
Je suis rentrée au pays pour comprendre, pour renaître…
Tout cela est loin de moi aujourd’hui. Je suis noire et alors ? Je suis malgache et après ? Je suis ce que je suis. Chacun est porteur d’une histoire. Le plus intéressant c’est de comprendre quelle histoire j’emmène moi. Quelle histoire des descendants d’esclaves ? Quelle histoire des noirs ? Quelle histoire malgache ? C’est ça qui est intéressant et pas les stéréotypes que l’on nous lance au visage.
Est-ce cet aspect de la petite histoire liée à la grande histoire que vous avez envie d’explorer plus particulièrement aujourd’hui ?
Oui ! J’ai commencé à entrer dans un travail de recherches pour aller au fond des choses en travaillant autour de l’histoire malgache, autour de la langue et de la littérature. Ce qui est passionnant dans le travail d’écrivain, c’est de confronter sa propre expérience avec des mots à soi en connivence avec ceux des chercheurs.
Soit on raconte des histoires, soit on raconte l’Histoire. J’ai envie de raconter l’histoire, ce que je comprends de l’histoire pour l’expliquer et en parler sans violence. Les choses sont déjà trop violentes à Madagascar, ce n’est pas la peine d’en rajouter. D’où quelque part la douceur des termes choisis pour évoquer Tovonay.
De la douceur il y en a également dans votre dernier livre « Passeport pour Antananarivo » qui rend hommage à la capitale malgache sans pour autant en masquer l’extrême pauvreté…
Oui. J’ai commencé ce livre en étant loin de Tana lors d’une résidence d’écriture en Aquitaine au printemps 2010 organisée par l’Ecla. Ce regard distancié m’a permis de replonger dans ma ville à partir de mon ressenti.
Ce livre restitue un peu de ma petite musique sur Tana. C’est une sorte de miniature sur la ville où je me balade aux hasards des ruelles. Au fur et à mesure de ma déambulation, me revient l’histoire de la ville et de mon pays dont je prends en quelque sorte la mesure. À Tana, qui n’a pas « enterré ses fantômes », le passé de la ville est fortement inscrit dans le présent.

1. Passeport pour Antananarivo, Édition Elytis, 2011
2. Juillet au Pays, Editions Elytis, 2007
3. Tovonay, Editions Sépia, 2010
4. Ecla : portail aquitain des professionnels de l’écrit, cinéma, livre audiovisuel
///Article N° : 10228

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