Mondialisation : le miroir africain

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Par son statut de  » continent déshérité « , l’Afrique donne à voir la nature profonde de la mondialisation et de ses dégâts. La vanité d’un monde mondialisé autour des valeurs occidentales entrave la contribution du continent noir à sa nécessaire amélioration.

 » Certains demandent où se trouve l’impérialisme. L’impérialisme ? Regardez dans vos assiettes. Les grains de mil et de blé importés : c’est ça l’impérialisme. N’allez pas plus loin « . C’est ainsi que Thomas Sankara, président assassiné du Burkina Faso, résumait simplement un problème politique et économique difficile : la domination commerciale et agricole des pays industrialisés sur ceux du Sud. Dans les mots de ce chef d’État emblématique, on retrouve les accents d’un José Bové en France défendant une  » agriculture paysanne  » contre les lobbies de l’agroalimentaire ou d’un Hugo Chavez au Venezuela se faisant l’avocat des déshérités de son pays contre les avantages acquis des oligarchies de là-bas et d’ailleurs.
La mondialisation libérale : un joli  » conte de fée  » ?
La mondialisation constitue, par définition, un phénomène global. Elle produit les mêmes effets et suscite les mêmes interrogations un peu partout sur la planète. Quels sont les facteurs explicatifs de la misère ? Pourquoi certains réussissent-ils mieux que les autres ? Pourquoi un continent, malgré ses immenses richesses naturelles et humaines, s’en sort-il moins bien que les autres ?
Phénomène réputé  » complexe « , la globalisation devient plus claire quand on la regarde avec les yeux des déshérités.  » Le vrai point de vue sur les choses est celui de l’opprimé « , affirmait ainsi Jean-Paul Sartre. En effet, si un système politique ou économique se juge au sort qu’il réserve à son élément le plus faible, qui mieux que l’Afrique peut nous donner une idée de ce qu’est la réalité de la mondialisation actuelle ? À l’aube du troisième millénaire, l’Afrique est à la fois le seul continent dont les indicateurs humains (de santé, d’éducation, de développement) évoluent à rebours de ceux des autres (1) – malgré l’habile présentation comptable de la Banque mondiale et Fonds monétaire international (FMI) (2) – et en même temps un réservoir de ressources nécessaire au bon fonctionnement du système.
Aucune partie du globe n’est épargnée par la globalisation. Cependant, la spécificité de l’Afrique réside dans la gravité particulière des dégâts que ce système y a occasionnés. Les logiques sociales, politiques et culturelles actuelles s’y expriment de manière paroxystique. La situation du continent reflète ainsi, tel un miroir grossissant, la nature profonde d’un modèle économique qui fait peu de cas du sort des faibles. Ainsi, dans son malheur, le continent noir contribue à la compréhension du monde. C’est d’ailleurs pourquoi sa parole libre retrouvée aurait une vertu pour lui-même mais aussi pour le reste de la planète, à un moment où se multiplient les menaces pour la survie commune (écologie, santé, guerre, inégalités).
La situation du continent noir met en lumière la nature profonde du monde mondialisé : loin du  » village planétaire « , il s’agit d’un monde de rapports de forces où les puissants continuent d’imposer leur point de vue et de rechercher la satisfaction de leurs intérêts en s’abritant sous le drapeau des  » libertés  » économiques. En effet, en uniformisant les politiques, la mondialisation ne tient pas compte de la différence des situations économiques et sociales vécues par chaque pays. Par exemple, selon le principe du libre-échange, prôné et imposé par les bailleurs de fonds internationaux, le développement du commerce mondial est censé favoriser le développement local. Cependant, présenté ainsi le libre-échangisme n’est qu’un  » conte de fée «  selon l’économiste Jacques Nikonoff.
En effet, les économies des pays d’Afrique sont des économies émergentes par rapport aux vieilles économies industrielles et commerçantes du Nord. Aucun État pauvre ne peut spontanément rivaliser avec ces pays. Et c’est bien pour éviter une compétition inégale et dévastatrice pour eux que, après la Seconde Guerre mondiale, les pays européens dévastés par la guerre n’ont pas appliqué le libre-échange et ont utilisé le protectionnisme, notamment dans les secteurs agricoles et industriels. C’est le même raisonnement qui, en 2002, a conduit Washington – puissance dominante – à rétablir des barrières douanières et réglementaires pour protéger ses aciéries en faiblesse. Ces mesures de soutien public et de contrôle des marchés sont interdites aux pays du Sud (3). Question de rapports de forces…
L’envers du décor
Dans les conditions actuelles, et compte tenu notamment des inégalités de puissance économique et du décalage technologique, le libre-échange n’est que l’alibi de la domination des firmes multinationales qui peuvent ainsi pénétrer de nouveaux marchés au Sud.  » Le loup et l’agneau partageront la même couche, disait l’humoriste Woody Allen, mais l’agneau ne dormira pas beaucoup. «  Les chiffres parlent d’eux-mêmes : les plus riches de la planète représentent 86 % du produit intérieur brut mondial, 82 % des marchés d’exportation, 68 % des investissements directs à l’étranger (IDE) et 74 % des lignes téléphoniques dans le monde (4). Les importations par l’Union européenne de produits africains ont été ramenées de 6,7 % en 1975 à 3,4 % en 1998. Les investissements directs étrangers ne profitent pas aux pays africains comme le dénonce la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced) dans un rapport récent (5). Ainsi que le résume Jacques Nikonoff :  » Le commerce international doit avoir les mêmes règles que le judo : on n’organise pas de compétition entre les poids lourds et les poids plumes. « 
La perversité du libre-échange sur le continent noir se traduit notamment par l’obligation d’orienter la production vers l’exportation alors que les pays en cause ont des besoins internes criants et non satisfaits : il serait donc plus logique de chercher à développer le marché intérieur. Dans le domaine agricole, les cultures d’exportation imposées par la logique d’insertion dans le marché mondial ont pénalisé les cultures vivrières. Les conséquences, prévisibles, sont dramatiques pour les populations : pénuries alimentaires et même famines (notamment dans les zones fragiles du Sahel), accroissement de la dépendance vis-à-vis de l’aide étrangère, etc. Cette transformation déstabilise le milieu rural et l’appauvrit (6). D’où le cri, en son temps, de Thomas Sankara.
Les sociétés des pays industrialisés commencent elles aussi à être victimes de cette idéologie  » mondialitaire  » qui règne sans partage. La guerre commerciale et la concurrence généralisées détruisent des pans entiers des économies locales, provoquent la fuite des capitaux et des délocalisations industrielles. L’agriculture est livrée au productivisme avec pour conséquence les scandales de la vache folle et de la grippe aviaire. La récente réforme de la Politique agricole européenne ne marque aucun changement (7). Dans cette spirale descendante, c’est à qui tirera le premier. L’emploi, la protection sociale, la qualité de vie (alimentation, air, eau…) se dégradent partout (8). En Afrique, ces phénomènes sont démultipliés en raison des  » faiblesses  » initiales du continent au regard des critères de l’économie capitaliste. Plus réaliste que les bailleurs de fonds, le Forum social africain préconise, pour assurer la sécurité alimentaire, de soutenir les marchés locaux et l’agriculture paysanne (9).
Crises identitaires et perte de repères
En appliquant uniformément des règles à l’ensemble de la planète, quelles que soient les circonstances, la mondialisation déstructure les sociétés et porte atteinte à la diversité des cultures en empêchant chaque pays de trouver des solutions qui lui soient propres, mieux adaptées à sa situation et à sa culture. Programmes d’ajustement structurel en Afrique et critères de Maastricht en Europe remplissent à cet égard la même fonction : uniformiser les modèles économiques quelles qu’en soient les conséquences sociales. La mondialisation s’accompagne de phénomènes de masse tels que précarité, pauvreté, insécurité et malaise identitaire.
Tous les pays  » mondialisés  » sont confrontés peu ou prou à ces phénomènes mais avec une intensité qui varie en fonction des structures sociales et des institutions propres à chacun. En Afrique, les effets culturels et sociaux de la mondialisation sont démultipliés en raison de la domination historique subie par le continent. La crise identitaire – que les pays occidentaux connaissent aussi sous le vocable de  » perte des repères  » – n’en est que plus profonde. Les guerres dites tribales qui traversent certains pays africains ne sont peut-être alors que l’équivalent de la montée des extrêmes droites ou du racisme et en Occident. Les sociétés africaines subissent, elles aussi, une explosion de la violence, notamment en milieu urbain. La différence réside dans la faiblesse des infrastructures publiques de sauvegarde (éducation, protection sociale, police, prisons) que les réductions budgétaires imposées par les programmes d’ajustement structurel et les directives économiques qui les ont suivies ont affaiblies, détruites ou qu’elles ont tuées dans l’œuf. On voit ici une logique similaire à celle du Pacte de stabilité et de croissance de l’Union européenne qui ordonne des coupes dans les budgets publics. Sur le continent noir, la domination économique est accrue par la domination culturelle dans laquelle cette violence s’exerce. Comme avait prévenu Aimé Césaire :  » Et puisque vous parlez d’usines et d’industries, ne voyez-vous pas, hystérique, en plein cœur de nos forêts ou de nos brousses, crachant ses escarbilles, la formidable usine, mais à larbins, la prodigieuse mécanisation, mais de l’homme, le gigantesque viol de ce que notre humanité de spoliés a su encore préserver d’intime, d’intact, de non souillé, la machine, oui, jamais vue, la machine, mais à écraser, à broyer, à abrutir les peuples ? En sorte que le danger est immense (10)  » La situation du continent nous rappelle en effet combien l’être humain est la première victime des ratés de l’économie. Le drame des jeunes tentant l’émigration à tout prix à Ceuta et Mellila l’a récemment montré, sans que les institutions européennes ou internationales ne remettent en cause les politiques économiques qu’elles imposent au continent noir.
À la recherche d’autres valeurs ?
L’Afrique, par la domination dont elle est victime, montre mieux que tout autre continent l’inanité du monde mondialisé autour des valeurs de l’Occident capitaliste. Elle s’y trouve embarquée malgré elle et largement contre elle-même, trop souvent avec la complicité des élites locales. Pourtant le bilan désastreux de la mondialisation libérale – dont l’Afrique est l’expression la plus nette – devrait ouvrir les voies à une prise de conscience et à une recherche nouvelle de bien-être avec, pour le continent noir, l’enjeu de la survie immédiate. Cette recherche est d’autant plus nécessaire que les inégalités sociales et les défis écologiques se multiplient dans le monde, incitant à modifier les règles du jeu économique. Certaines valeurs africaines dites  » traditionnelles  » (économie solidaire, entraide, rapport à la matérialité, etc.) pourraient d’ailleurs servir à élaborer un contre-modèle économique moins désastreux. Là pourrait aussi se situer la contribution du continent noir à la nécessaire amélioration du monde (11). Mais, pour que ce processus s’enclenche, l’échec de cette nouvelle phase de la domination occidentale et capitaliste doit être dénoncé et les promoteurs arrogants de l’ordre mondial remis à leur place : celle de la modestie.
 » Trente années durant, s’insurgent ainsi Mongo Beti et Odile Tobner, les peuples africains, libres et souverains mais impuissants, ont dû entendre les éternels docteurs Pangloss leur prescrire un destin à la fois injuste et insensé. (…) Mais au lieu du Nirvana, voici la catastrophe d’une crise inextricable. (…) Ainsi démentis par l’événement, désavoués en quelque sorte par la justice immanente, les nouveaux mages allaient-ils se pendre en public, comme jadis lorsque l’honneur régissait les sociétés humaines ? Au moins serions-nous satisfaits s’ils consentaient à abandonner la scène, laissant enfin les Africains libres de décider pour eux-mêmes, libres enfin de construire à leur guise l’avenir de leurs rêves après tant de siècles d’asservissements divers (12).  »
Cependant, la réalité du monde mondialisé est occultée par la machinerie de la communication. Les institutions financières internationales et les bailleurs de fonds ont à leur disposition tout une palette d’experts et d’instruments (rapports, discours, médias produisent discours et analyses) destinés à présenter de manière avantageuse les développements de la globalisation. En ce qui concerne l’Afrique, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ne se privent pas de publier régulièrement des rapports et des communiqués triomphants où sont affichés des taux de croissance très positifs. Elles omettent ou minimisent la dégradation des indicateurs de développement humain. L’expertise se ramène alors à la pure complaisance et au parti pris, ce que Christian de Brie avait nommé  » l’économie virtuelle  » ou le  » Disneyland de la globalisation « . La réalité – notamment sociale – importe peu à la machinerie de la globalisation.  » Le monde est devenu un grand show ! « , résume avec ironie le cinéaste sénégalais Moussa Sene Absa.
L’argument de la complexité est parfois utilisé abusivement : il sert à masquer notre refus de décrypter une réalité qui nous place devant nos responsabilités. Dans sa tragédie, l’Afrique nous tend le miroir de la violence économique qui a colonisé tous les cercles de pouvoirs, de droite comme de gauche, partout dans le monde. Elle nous ramène à ces questions essentielles : Quelles sont nos valeurs ? Et que sommes-nous prêts à faire pour les défendre ?

Notes
1. Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), Rapport sur le développement humain, 2002, www.undp.org/hdr2002/francais/
2. Christian de Brie,  » L’Afrique à l’aune du développement virtuel « , Le Monde diplomatique, octobre 1997.
3. Éric Toussaint et Arnaud Zacharie, Dette et ajustement. Sortir de l’impasse, Syllepse, Paris, 2002.
4. Rapport sur le développement humain, 2002, op. cit.
5. Cnuced, Le développement économique en Afrique. Repenser le rôle de l’investissement direct étranger, Nations unies Genève, 2005.
6. Aminata Traoré, Le Viol de l’imaginaire, Fayard, Paris, 2002.
7. Jacques Berthelot,  » Une vraie réforme de la politique agricole commune « , Manière de voir 61  » L’euro sans l’Europe « , février 2002.
8. Attac,  » Les dix mensonges de la globalisation  » et  » La mondialisation sur la sellette « , http://france.attac.org/Fondation Copernic, Sortir du libéralisme, Paris, 2002.
9. www.forumsocialafricain.org
10. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, Paris, 1994.
11. Serge Latouche, L’Autre Afrique entre don et marché, Albin-Michel, Paris, 1998 et Anne-Cécile Robert, L’Afrique au secours de l’Occident, Éditions de l’Atelier, Paris, 2004.
12. Mongo Beti et Odile Tobner, Dictionnaire de la négritude, L’Harmattan, Paris, 1989, page 5.
Journaliste au Monde diplomatique, professeur associé à l’Institut d’études éuropéennes (université Paris VII), Anne-Cécile Robert est docteur en droit européen. Auteur de nombreux articles sur l’Afrique, dans le Monde Diplomatique, Africultures, Manière de Voir et Afriques en Renaissance, elle est également l’auteur de trois ouvrages : Un totalitarisme tranquille : la démocratie confisquée (avec André Bellon, Syllepse, 2001), Le Peuple inattendu (avec André Bellon, Syllepse, Paris, 2003) et L’Afrique au secours de l’Occident (Editions de l’Atelier, Paris, 2004).
L’Afrique au secours de l’Occident reparaît en poche au mois de mars 2006 en collaboration avec des éditeurs africains. (Eburnie de Côte d’Ivoire, Ruisseaux d’Afrique au Bénin, Jamana au Mali, Presses universitaires d’Afrique au Cameroun, Les Editions du Silence au Gabon, Les Editions Sankofa et Gurli au Burkina Faso).///Article N° : 4294

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