Il fallait un disque idéal pour nous faire danser et rêver plutôt que pleurer sur l’expérience tragique de l’esclavage, et surtout pour illustrer joyeusement les liens indéfectibles que les musiciens ont su inventer entre l’Afrique et sa diaspora
À cet égard le nouvel album de Kekele tombe à pic, comme un véritable miracle.
La transplantation au Congo, dans les années 1940, de la rumba afro-cubaine (ou plus exactement du son) a été l’un des événements les plus décisifs et aussi les plus mystérieux dans l’histoire des musiques urbaines africaines. On a beau dire que ce fut un phénomène « naturel » de réappropriation, une part importante de la polyrythmie cubaine venant d’Afrique centrale
En réalité, il a fallu une série de hasards enchaînés pour que cette greffe réussisse et produise en peu de temps ce génial rejeton qu’est la « rumba congolaise ». Dès la fin des années 1930, de nombreux marins cubains et kroumen (du Liberia) se côtoyaient sur les cargos transatlantiques, et ce sont eux qui ont amené dans la région les fameux 78 tours afro-cubains que la firme EMI éditait par dizaines sous le label « GV ». On a beaucoup fantasmé sur ces deux lettres énigmatiques : certains ont prétendu qu’il s’agissait d’un acronyme entre les deux grandes maisons de disques Gramophone et Victor, ou bien de l’expression, en espagnol, « grabaçion Victor » (enregistrement Victor) ; les musiciens congolais ont même pris l’habitude d’affirmer que GV signifiait « Grands Vocalistes ». Récemment le musicologue Bob White, interrogeant un vieux cadre d’EMI, a découvert que ce n’était qu’un numéro de catalogue sans signification particulière, entre GU et GW !
Reste que ces « GV » (près de 250 titres édités, jusqu’au milieu des années 1950) ont été les premiers modèles de la rumba congolaise. Ils étaient importés par les épiciers grecs (pour la plupart originaires d’Égypte) installés dans les quartiers « indigènes » de Brazzaville et de Léopoldville, qui n’avaient pas encore l’électricité. Le phonographe à manivelle faisait donc partie du mobilier minimal de ceux que les colons appelaient les « évolués » : la petite bourgeoisie naissante des deux rives du Congo. Le puissant émetteur de Radio Brazzaville (dont de Gaulle avait fait « la voix de la France Libre ») et celui plus modeste de Radio-Léo, tenu par les jésuites, diffusaient surtout des chanteurs européens, Tino Rossi étant le plus populaire.
Constatant que leur clientèle était bien plus séduite par les GV, certains marchands grecs eurent l’idée d’aménager leur arrière-boutique en studio artisanal, et d’y faire enregistrer à bas prix, par les meilleurs musiciens locaux, des reprises de rumbas cubaines. C’est ainsi que sont nés les premiers petits labels congolais : Ngoma, Opika, Loningisa, etc. Très vite, le lingala et d’autres langues de la région ont fort heureusement supplanté l’espagnol approximatif et le français « penché ». C’est avant tout l’adoption de ces langues à tons, de leur rythme nonchalant et syncopé, qui a métamorphosé la rumba, grâce au génie de chanteurs comme Wendo, Henri Bowane, Léon Bukasa ou Manuel d’Oliveira. La rumba congolaise était née, et cependant l’influence cubaine est restée très forte. Parmi les « chanteurs de GV », il y en avait deux qui sortaient du lot, devenus en fait les seuls rivaux de Tino Rossi : Miguel Matamoros et Guillermo Portabales.
C’est à ce dernier qu’est dédié ce troisième album de Kekele : un vrai chef-d’uvre qui magnifie la synthèse plus que cinquantenaire entre la rumba cubaine et la culture congolaise.
Le mot kekele signifie « liane » en lingala, et il était impossible d’en trouver un qui qualifie mieux ce lien complexe et si fécond entre les musiques congolaise et cubaine, ou plus généralement entre l’Afrique et sa diaspora du Nouveau Monde.
Kekele est né, comme avant lui Africando, de la passion d’un producteur éclairé – Ibrahima Sylla – pour les rythmes afro-cubains, mais aussi pour cet âge d’or de la musique africaine urbaine, quand elle était une rencontre humaine entre chanteurs et instrumentistes, et non comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui, un produit commercial et frelaté, bâclé en deux heures dans un studio-fastfood.
Le titre de l’album, Kinavana, est une abréviation de « Kinshasa-Havana ». Même s’il a été enregistré dans deux studios différents (à Paris et dans le New Jersey) on ne s’en rend pas compte : il a toutes les qualités d’improvisation et de spontanéité d’un disque « live ».
Chacun des cinq chanteurs du groupe a apporté sa petite touche en tant que compositeur. Les orchestrations somptueuses et subtiles (bois, cordes et cuivres) de Nelson Hernandez évoquent parfois celles d’un Quincy Jones. Parmi les invités, le délicat guitariste Papa Noël, vétéran de la rumba congolaise, se taille la part du lion. Le bassiste Ruben Rodriguez et le conguero Luis Quintero forment une section rythmique grandiose. Le trompettiste Richard Viruet (un ancien de la Sonora Matancera qui accompagnait la grande Celia Cruz) assure quelques solos éblouissants. On peut regretter par ailleurs que la merveilleuse Mbilia Mbel apporte la seule touche féminine à cette musique d’hommes (de machos ?) hormis une brève apparition de l’excellente Isabel Martinez.
En revanche, on ne peut être qu’enthousiasmé par la participation du saxophoniste Manu Dibango : il n’a jamais mieux joué que dans ce disque, et ce n’est pas surprenant, si l’on se souvient qu’il avait fait ses premiers enregistrements au sein de l’African Jazz du Grand Kallé, Joseph Kabaselle, l’auteur d' »Indépendance Cha-Cha », le grand patron de la rumba congolaise.
Je n’ai jamais oublié ce mot de Manu à propos de l’esclavage et de cet extraordinaire « aller-retour musical » entre l’Afrique et sa diaspora : « C’est dans le fumier que poussent les plus belles fleurs. » Ce disque en est une, assurément.
Léopold Sédar Senghor aurait eu cent ans en 2006, le 9 octobre prochain. Même si l' »Année de la francophonie » lui est dédiée, les Sénégalais n’oublieront jamais l’absence inimaginable et scandaleuse des hautes autorités de la France à ses funérailles (en décembre 2001).
C’est un peu pour laver cet affront que Meïssa, Sénégalais émigré en France depuis 1983, a mis en musique une dizaine de poèmes parmi les plus beaux de Senghor. Il les récite autant qu’il les chante, avec une certaine emphase qui n’aurait sûrement pas déplu à leur auteur !
Fondateur dans le sud de la France du groupe Kunta Kinté – d’après le nom de l’esclave héroïque du fameux feuilleton télé Racines – Meïssa a une voix superbe et une savante expérience de la synthèse entre instruments africains et européens. Il sait aussi à merveille mêler les langues : le français au malinké et au wolof. Le résultat est très beau, une sorte d’oratorio, un peu solennel mais jamais ennuyeux, où la kora fait l’amour avec le violoncelle, et d’où émergent certains poèmes visionnaires comme Départ, publié par Senghor en 1965 mais écrit bien avant, il ne savait plus quand, sans doute à son arrivée en France, et qui pourrait être l’hymne des émigrants d’aujourd’hui :
« Je suis parti / par les chemins bordés de rosée / où piaillait le soleil
Je suis parti / loin des jours croupissants / Et des carcans / vomissant des laideurs /
à pleine gueule
Je suis parti / pour d’étranges voyages / léger et nu / sans bâton ni besace / sans but
Je suis parti pour toujours / sans pensée de retour
Vendez tous mes bijoux
»
L’enfer est pavé de bonnes intentions, affirment ceux qui y sont allés, et il est vrai que lorsqu’un disque est une bonne action, c’est rarement un chef-d’uvre. Pourtant, si cet album n’échappe pas à la vieille règle selon laquelle il ne suffit pas de bons sentiments pour faire de bonnes chansons, on est bien obligé de reconnaître qu’il s’écoute avec plaisir de la première à la dernière note.
Le premier mouvement de mauvaise humeur – quatre titres inédits sur dix-sept, c’est peu ! – est bien vite passé, quand on comprend qu’il s’agit en fait d’une belle anthologie de la chanson pacifiste africaine. On redécouvre ainsi l’admirable Kanawa (« ne va pas là-bas ! ») d’Aïcha Koné, avec l’un des plus beaux arrangements du génial Boncana Maïga. « Ne va pas là-bas ! » : au Liberia, en Somalie, partout où il y a la guerre
auquel fait écho Peace in Liberia, un des nombreux chefs-d’uvre méconnus d’Alpha Blondy.
On se demande bien ce que viennent faire dans cette galère antiguerre certaines chansons apparemment hors sujet comme le joyeux Tekere (« applaudissez ») de Salif Keita, mais après tout, on ne va pas bouder son plaisir sous prétexte qu’il s’agit d’une uvre humanitaire. Et puis on adore Angélique Kidjo quand elle devient aussi excitante que dans Mutoto Kwanza, et Youssou N’Dour quand il retrouve sa voix de griot pour hurler « au secours », et encore plus Lokua Kanza quand il se fait crooner avec un petit côté Nat King Cole de derrière les fagots.
Parmi les jeunots, si réécouter Corneille chanter Terre n’a rien de désagréable, on zappera vite vers la plage suivante, où l’on n’aura hélas que trois minutes et quatorze secondes pour découvrir la voix fascinante de Ben Okafor. C’est le seul ancien combattant de ce cd, le seul qui a été un « enfant-soldat ». On en entendra sûrement parler plus longuement, plus tard, car il chante comme Bob Marley petit. Comme quoi la guerre mène à tout, heureusement.
Et tout cela, mine de rien, fait un disque magnifique, à acheter obligatoirement certes (ce faisant « vous contribuez au financement de programmes de réinsertion et réhabilitation d’enfants soldats »). Ou pour mieux dire, comme le chante Alpha Blondy : « Enfant ne rime pas avec soldat, faut pas violer son destin, ils ont besoin de paix et pas de plomb, c’est pas de la chair à canon. »
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