Ce recueil de nouvelles écrites entre 1962 et 1989 confirme s’il en était besoin la remarquable capacité de description des faits de société du grand écrivain égyptien. Un travail d’observateur et de chroniqueur s’appuyant sur une écriture a la fois belle et efficace lorsqu’il s’agit de retracer toute l’émotion et l’humanité des situations : un voyage au coeur d’une Égypte qui navigue constamment entre les eaux de la modernité et celles de la tradition. Histoires savoureuses comme celle de « amm » Ibrahim, ce planton au bord de la retraite qui décide un jour de se faire la belle en emportant les salaires des employés du ministère où il travaillait pour être a la hauteur de l’amour insensé qu’il voue à une jolie fleur de 17 ans ! Dans « Sous la protection de Dieu « , l’auteur nous invite a faire un voyage au pays de la cupidité et de l’indécence où des proches se disputent un héritage autour du lit où agonise la vieille « Sett Nazira ». « Échos » fait preuve d’un savoir-faire Hitchcockien : après une très longue absence due semble-t-il à un drame dont on ne connaît pas les détails, un homme revient voir sa vieille mère avec l’espoir de se faire pardonner. Son monologue fait successivement de reproches et de demandes de pardon ne rencontre que le silence et l’indifférence. Au moment où il s’apprête à quitter la maison le coeur en rage, il apprend que sa mère était devenue sourde et aveugle depuis fort longtemps… Tous les autres récits sont de la même veine. Le Prix Nobel de littérature nous plonge dans les méandres de la société égyptienne sur une période longue de trente ans. Tous les thèmes qui lui sont chers y sont traités : la morale, la justice, la liberté, le temps qui passe, le rôle du destin, la politique, la religion – tout ce qui constitue Le Monde de Dieu. F.C.
Le roman de Sonallah Ibrahim repose apparemment sur une histoire banale : un jeune Égyptien du Caire tue John, un Anglais, qui avait voulu atteindre à son honneur en tentant de le violer. Condamné, Charaf (qui signifie, comme par hasard, honneur, en arabe), est jeté en prison. C’est l’occasion donnée au narrateur de décrire un univers impitoyable, d’une noirceur sans nom. On découvre un milieu carcéral misérable, dominé par la violence, la corruption, l’humiliation et l’avilissement de l’être humain. Où l’administration, réunit, avec délectation, dans les mêmes cellules, des truands hyper dangereux, des fous de Dieu incontrôlables, des bandits de grands chemins, des cols blancs épinglés justement ou injustement, de jeunes délinquants et un paquet d’innocentes victimes d’un système auquel elles avaient refusé d’adhérer… Le décor planté par l’auteur – qui sait de quoi il parle puisqu’il a réellement passé six ans de sa vie en geôle sous Nasser en tant que militant communiste lui permet de dresser un bilan très négatif de la société égyptienne post-nassérienne. Pour Sonallah, la vie en prison n’est qu’un pale reflet de ce qu’est la vie des « hommes libres » en Égypte. Pour lui, la première et la plus grande des violences a lieu hors les murs des cachots. C’est celle des rapports sociaux où une minorité de puissants et de nantis écrase une majorité silencieuse exclusivement préoccupée par sa survie quotidienne. Sonallah établit l’inventaire désastreux de la politique de « l’infitah » chère à feu Sadate suivie par celle ultra libérale du régime Moubarak. Charaf, le personnage central du roman, meurtrier de l’Anglais violeur, ne savait pas qu’il était en fait violé depuis le premier jour de sa naissance dans une société livrée pieds et poings liés aux multinationales, à la puissance de l’Occident : ce qu’on appelle aujourd’hui la mondialisation et qui n’est, selon Sonallah, qu’un viol collectif de l’écrasante majorité de l’humanité par une minorité dont le seul credo est le profit. Un texte d’un subversif impressionnant, loin du nombrilisme exaspérant de la littérature contemporaine. Un vrai plaisir. F.C.
Le Zimbabwéen Dambudzo Marechera a débuté sa carrière avec une reconnaissance non négligeable : le prix Guardian de la fiction a récompensé son recueil de nouvelles The House of Hunger, paru en 1978, durant l’exil et les années d’étude de l’auteur en Angleterre. Quatre ans plus tard, le jeune écrivain rentrera en grande pompe au pays, mais succombera au virus du sida en 1987 – cinq ans de désillusion pendant lesquels l’écrivain ne trouvera jamais vraiment sa place dans le nouveau Zimbabwe.
Ce sentiment d’entre-deux et de déception est déjà présent dans La Maison de la faim, comme si Marechera pressentait que le retour ne serait peut-être pas si heureux, que l’indépendance aurait finalement changé peu de choses. L’entre-deux se traduit souvent en folie, en une angoissante mais fascinante description de dérives intérieures, nées d’une exclusion insupportable, quelquefois d’une profonde aliénation. Le recueil – qui comporte une dizaine de textes porte le nom de la première nouvelle, qui constitue à elle seule la moitié de l’ouvrage. Une écriture d’une violence inouïe, souvent autodestructrice, trace les contours d’une génération perdue dans les méandres des bidonvilles, au milieu des effluves d’alcool et de drogue. Marechera manie une plume crue et cinglante, sans complaisance aucune. Naviguant entre l’Angleterre et l’Afrique, l’auteur mélange des scènes surréalistes aux descriptions minutieuses d’une misère quotidienne.
On ne peut que saluer l’initiative des éditions Dapper qui se lancent dans l’aventure de la publication de textes africains de qualité dans le domaine risqué et coûteux de la traduction en proposant un livre soigneusement fabriqué et de prix abordable. Le choix de Marechera est judicieux : vingt-et-un an après sa parution en anglais, le livre reste résolument contemporain.
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