« On n’oubliera jamais »

Entretien d'Olivier Barlet avec Jillali Ferhati à propos de Mémoire en détention

Rome, avril 2006
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Comment un cinéaste doit-il aborder la mémoire historique dans ce moment crucial d’un Maroc qui se penche sur le douloureux passé des « années de plomb » ?
En fin de compte je crois qu’un cinéaste doit, en premier lieu penser au plus simple. Et le plus simple, c’était de me dire que je ne suis ni un historien ni un politicien mais que j’ai souffert autant que ceux qui ont souffert. J’avais une position un peu de lâche à l’époque car je vivais à Paris, où je faisais mes études. Je savais ce qui se passait mais pas exactement. Il y avait des choses qui nous échappaient, les arrestations arbitraires, les longues  » garde à vue « , les disparitions, etc. Donc n’ayant pas les données historiques, je ne pouvais m’aventurer dans une reconstitution. Et puis ce qui est pour moi primordial, c’est de rester un cinéaste de fiction. « Mémoire en détention » n’est pas au pluriel, c’est la mémoire collective, celle de tout un peuple. Celui qui a subi, celui qui est mort, celui qui a milité, qu’importe son idéologie : il a milité pour un idéal. Il me fallait intervenir pour me racheter vis-à-vis de ces gens-là, faire quelque chose à mon tour, même si c’est trop tard. On peut me reprocher ce qu’on a reproché à Tahar Ben Jelloun. Je n’interviens en tant que cinéaste que tardivement mais je peux enfin rendre hommage à ces gens.
Comment avez-vous procédé ?
Il me manquait énormément de données, si bien que mon personnage principal a été entièrement influencé par mon ignorance, amnésie totale ! C’était le point de départ. Il fallait qu’il remonte dans le temps, mais comment ? La seule mémoire accessible et que je ressentais la plus proche était la mémoire physique. Dans le film, c’est le corps de Mokhtar, personnage principal, qui se rappelle. Il dessine des croix pour compter les jours, mais en réalité c’est le signe de la multiplication car il était professeur de mathématiques. Et c’est aussi le tatouage. Il était essentiel de travailler sur les signes. On se rappellera de la douleur constante dans le corps, pas de ce qui a été dit ou des insultes même humiliantes proférées. Le corps est la vraie mémoire d’un détenu, il vit l’humiliation de son corps dans le noir à longueur de journée. Le corps vit dans la peur, dans la douleur, sur le qui-vive des années durant.
Dans le film, cette mémoire est dans le présent : elle est comment les corps se souviennent aujourd’hui.
Ces corps appartiennent au passé, au présent et au futur.
Le corps à toujours peur et cette peur a été transmise à d’autres corps. C’est le corps qui parle, c’est la peau et la chair qui parlent. Face au discours réprimé, le corps ne peut que réagir contre l’oubli. Et les signes dans le film sont là comme des bornes pour nous orienter…
C’est quand même une caractéristique de votre cinéma de travailler sur les signes.
C’est certainement le bonheur que nous procure le cinéma dans ses choix esthétiques à savoir dire les choses autrement, dans le silence par exemple, le silence que je considère comme l’hommage suprême qu’on peut rendre au cinéma, avec les signes qui sont autant de repères pour un langage à même de toucher toutes sensibilités, universel.
Dans de nombreux plans, le sujet est masqué par un voile, un rideau…
Oui, il y a toujours un détail qui en cache un autre, un doute permanent. En même temps, je suis impliqué entièrement dans ce film, dans la mesure où n’ayant pas été témoin dans le passé je voulais l’être à tout prix dans cette quête de la mémoire. Il y a constamment du subjectif. On se sentait poursuivi. On était constamment épié. C’est aussi ce parti pris du noir, une mémoire qui fait défaut, ces maillons manquants mais aussi le fait de ne rien vouloir voir. C’est continuellement une interpénétration du passé et du présent.
Ce doute est très fortement repris dans le scénario à travers ce double doute qui est d’une part de savoir si c’est le brigand ou si c’est le politique, et d’autre part de savoir s’il a dénoncé les autres ou pas.
Oui, et cela débute aussi avec la question de savoir comment on peut garder en prison quelqu’un qui a perdu la mémoire. La réaction première est de l’envoyer dans un asile, et on ne se serait pas posé autant de questions
C’est effectivement extraordinaire : au début du film, c’est un prisonnier qui ne veut pas sortir !
Il ne peut pas sortir, car son seul repère et repaire demeure cette prison qui l’a vu vieillir. Ce refus était primordial. Mokhtar va même jusqu’à dire à un gardien qu’il ne comprenait pas pourquoi on voulait qu’il sorte ! Il a un travail au sein de la prison, il n’est pas ou n’est plus prisonnier sa seule prison est forcément son propre corps
Pourquoi Zoubeir est-il aussi dur avec sa mère ?
Zoubeir n’accepte pas la présence d’un autre homme à la maison. Il aurait voulu que sa mère reste aussi respectueuse que lui de la mémoire de son père. C’est une réaction de petit macho mais ça n’en fait pas un délinquant. Il est impulsif et suit son idée. Il est révolté et a toujours pensé qu’on lui a volé son père.
Est-ce vrai aussi de la société ?
Non, ce n’est pas particulier à une société, je pense que tout enfant qui sent une injustice envers son père aurait la même réaction. Je ne voulais pas non plus faire de spécification au sujet. Je l’ai totalement sorti de ses caractéristiques maroco-marocaines, pour essayer d’embrasser l’universel. Si je double mon film en d’autres langues, il passerait certainement. C’est un film réalisé par un marocain et une production marocaine, mais en même temps je le voulais plus ouvert, mais en fait si l’émotion existe dans le film il ne peut qu’être perçu et senti par tout un chacun. Il appartiendra à tout le monde alors…
Zoubeir n’est pas très marqué par la prison.
Je crois qu’il n’a plus rien à perdre, il a déjà perdu un père. Il est maladroit, joue un rôle qui ne lui va pas. Il joue constamment, il joue le comédien qu’il a toujours aimé être.
En parlant du côté artistique, qui a écrit les poèmes du film ?
Je les ai écrits moi-même en français, tout en essayant de garder ce romantisme des années 70. Cela m’a servi à raconter l’histoire de Mokhtar à travers l’amour qu’il a pour Zahra et ne pas avoir ainsi recours à un discours explicatif sur leur relation et sur le politique. J’ai essayé de faire passer toute la souffrance des détenus politiques là-dedans. De ces enfants qu’il a toujours rêvé d’avoir, de cette liberté qu’il a toujours voulu avoir pour elle et pour les autres. La poésie appartient au cinéma alors restons dans le cinéma….
Cela raisonne aussi au niveau de la musique. J’étais frappé par les passages de violoncelle, on sent une volonté de ne pas dramatiser avec une musique moderne.
J’ai toujours refusé de mettre dans mes films de la musique locale. Toujours dans ce souci d’universaliser le propos. Si je mets de la musique arabe, ça plaquerait une fois pour toutes le sujet dans sa couleur locale. Cette musique donne plus de recul.
Pas de reconstitution mais des flashs extrêmement courts sur la torture, qui sont surtout très fragmentaires dans l’image. Est-ce la volonté de ne pas en fixer une image ?
Je ne me suis pas attardé sur la torture, j’ai juste essayé de comprendre comment réagit un corps, comment le corps se mémorise les choses. Je crois que cette façon de fragmenter le souvenir correspond peut-être à la maladresse du corps. C’est un corps meurtri mais pas forcément apte à reconstituer les choses dans leur intégralité. J’ai essayé d’être aussi maladroit qu’un corps qui a perdu de sa sensibilité. Comment peut-on retrouver certaines sensations ? Peut-être aussi parce que Mokhtar est un personnage ambigu. On se demande s’il est réellement amnésique.
L’instance Equité et Réconciliation est un grand moment de l’Histoire marocaine. En même temps, on a l’impression d’une grande différence de niveaux entre le travail de mémoire politique et le travail artistique, notamment cinématographique.
L’instance Equité et Réconciliation est un mouvement totalement politique. Je crois aussi qu’inconsciemment, on a tous envie de tourner la page mais avant de la tourner, il faut quand même finir de la lire. Politiquement, cette instance a fait un travail colossal. Ils ont identifié bon nombre de corps, autrefois disparus. Les choses s sont de plus en plus claires.
Le travail artistique n’est-il pas de dire clairement que le traumatisme des corps ne se répare pas automatiquement et qu’on ne réconcilie pas seulement par la force des mots ?
Absolument. Je disais tout à l’heure que le fait de pouvoir contourner le politique est une aubaine extraordinaire pour un cinéaste. Parler en images permet de dire les choses autrement. Ma démarche est de dire qu’on n’oubliera jamais, même si on tente de tourner les pages, malgré les slogans qui s’installent à l’heure qu’il est avec cette mouvance, cette fragrance démocratique. Je persiste à croire que le corps n’oubliera jamais. Même ceux qui n’ont pas souffert dans leur propre peau ont ressenti cette douleur. Moi, je l’ai d’autant plus ressentie qu’il y avait des amis. Je me suis senti coupable de ne pas y avoir participé. C’est pour ça que j’ai recours à l’image. Après avoir fini d’écrire mon scénario, je l’ai donné à lire à un ami qui a passé 18 ans en prison. Il m’a dit avoir l’impression qu’il avait été écrit par un détenu qui le ferait avec pudeur. Il m’a dit que de parler de ses tortures lui auraient fait encore plus mal, et qu’il fallait lui laisser le temps de se les rappeler lui-même. C’est là que j’ai commencé à lire les livres. J’ai compati entièrement à tout ce qui se disait dans ces livres, mais en même temps j’avais une sorte de fierté, très égoïste, d’avoir réussi un scénario aux yeux de celui qui avait enduré pendant 18 ans toutes formes de tortures. Cela m’a rassuré dans ma démarche. Et ne pas trop s’étaler sur les séquences de tortures était une façon pour moi de respecter l’autre dans sa douleur, ça aurait relevé certainement de l’indécence que de s’y attarder…
Qu’est-ce qui vous a guidé à jouer vous-même le personnage ?
Tout simplement parce que j’ai une formation de comédien et que j’écris mes propres scénarii. J’alimentais énormément le personnage, je mettais tout ce qui m’appartenait. Si je l’avais confié à quelqu’un d’autre, cela aurait été une forme d’indiscrétion. Non par amour de soi, mais parce que déjà de ce film j’en avais fait une affaire très personnelle Je me suis dit que la démarche écriture et réalisation pouvait avoir ce prolongement. Je pouvais ainsi modifier, étoffer, soustraire tout ce qui me paraissait outrancier dans le personnage. J’avais ainsi le personnage entièrement à mes côtés. Les meilleurs compliments que j’ai eus des marocains venaient des comédiens.
Il n’est pas évident de réaliser et interpréter en même temps.
Pour ce film, non. Ce n’était pas très difficile dans la mesure où c’était un personnage pour lequel je me suis beaucoup investi. J’ai tourné dans les mêmes conditions que celles de la prison : porter des chaussures trop grandes et sans lacets, alourdir le sac… J’ai souffert en portant par grande chaleur toujours trois épaisseurs de vêtements. Tout était là pour vivre le personnage. Toutes mes peines étaient là, au rendez-vous…
On ne sent pas beaucoup d’improvisation.
Si, il y en a, parce que je ne fais pas de découpage technique. Pour certaines séquences précises, oui. J’avais bien réfléchi la séquence de la torture. Pour d’autres, je me suis dit que la meilleure des mises en scènes, c’était sur le terrain. On ne peut pas planifier le réel. Par exemple, les nids d’hirondelles, je ne les ai pas reconstitués, ils étaient là. Je réagis à ce qui se présente à moi. J’ai eu énormément de problèmes avec les décors et il fallait réagir aussitôt. J’ai justement été nourri par ces contre-temps. Ce que je travaille le plus, ce sont les mouvements de caméra.
On a l’impression que la caméra est toujours dans le même sens que le personnage.
Oui, mais tout en respectant la discrétion. J’aime quand le spectateur se sent proche des personnages, parce que quelque part, dans son inconscient, il fait partie de mon équipe et me comprend ou du moins il doit me comprendre.
C’est introduit dans le film par ce plan séquence d’arrivée dans la prison : on a l’impression de plonger dans un rythme.
Oui, c’était primordial. On a beaucoup répété afin de saisir le meilleur mouvement, le plus réel possible, parce que c’est la démarche d’un homme.
J’imagine que ce n’est pas léger de faire un film comme ça : après, il faut retrouver son souffle !
Oui, mais en même temps, c’est reposant. C’est fatiguant parce que cela entraîne des déplacements avec beaucoup de gens et énormément de matériels. On a fait beaucoup de villes au Maroc. Nous avons beaucoup souffert logistiquement. Mais le montage m’a énormément reposé. Il est cependant évident que je ne suis pas prêt à repartir sur un autre projet. J’ai été traumatisé par un accident en 1994, où j’ai perdu mon père, ma sœur et mon fils. J’ai tout de suite tourné Chevaux de fortune. Quand je le revois, je ne vois que ce que je n’ai pas filmé. Puis, il y a eu Tresses. Là, je retrouve ma façon de voir les choses. Plus émotionnel. D’ailleurs, quand j’écris, l’histoire n’est pas vraiment importante, elle est là parce qu’elle doit véhiculer quelque chose. Ce qui est important c’est que les personnages soient profonds, pleins, avec du relief, une couleur, des formes. Qu’eux-mêmes émettent une certaine lumière sans qu’on ait besoin de les éclairer. C’est là-dessus que je travaille le plus.
Pourquoi le choix du scope ?
C’est un choix esthétique parce que je fais de la peinture. J’ai toujours dit que dans le cinéma, ce qui est dit à l’écran c’est ce qu’on ne voit pas directement. C’est ce qui est dit en marge. Quand on tourne en d’autres formats, il faut toujours imaginer le scope, parce qu’il faut que les gens devinent ce qu’il y a hors cadre. Le scope m’a permis de révéler un peu plus.
Et le cinéma ce n’est pas dire aux gens c’est plutôt les laisser deviner ce que vous avez voulu dire ou plus exactement ce que vous ressentez lorsque l’émotion est interpellée…
N’est-ce pas contradictoire avec le fait de se concentrer sur un personnage ?
Non, parce qu’on devine plus facilement l’entourage. J’ai un respect tout particulier pour le cinéma de Kusturica, un cinéma généreux, débordant, avec ses personnages qui débordent dans la salle et à côté j’aime énormément James Ivory, un cinéma intense, dense, minutieux et beau. C’est fabuleux ce qu’ils font. Le cinéma ne se contente pas de ses seules limites de son cadre. J’aimerais bien montrer à l’image et raconter en même temps ce qui est à côté, en hors champ pour mieux saisir ce qui se passe. Ce qu’on voit est la composante de ce qui se passe à côté. Depuis Tresses, j’ai découvert que je travaillais mieux au niveau de l’esthétique. Cela me permet de mieux installer mes éléments, tous les repères. Le scope est une découverte assez subtile, mais cela demande un travail sur l’équilibre de l’écran, de la toile en quelque sorte, le cinéma c’est aussi la peinture….

///Article N° : 4384

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