Le cinéma de Benjelloun est un cinéma qui dit plus qu’il ne suggère, qui pointe du doigt plus qu’il ne désigne du regard, aurait dit le critique Serge Daney. Non que tout soit dit dans le dialogue, mais parce que tout le film est construit autour d’une volonté d’engagement. Aussi bien dans Jugement d’une femme, qui témoignait de la mouvance cherchant à redonner ses droits à la femme marocaine, que dans La Chambre noire qui revenait sur la répression durant les années de plomb pour montrer combien elles ont poussé les jeunes dans les bras des islamistes, il cherche à bousculer sa société, non sans prendre les risques correspondants. Où vas-tu Moshé ? est en parfaite continuité avec cette double démarche de participer à la réconciliation du peuple marocain avec son Histoire tout en la regardant en face et d’essayer de faire évoluer les mentalités pour conjurer la menace intégriste.
Benjelloun allie ainsi une approche documentaire réaliste et des métaphores aisément déchiffrables. Il puise dans la tradition des conteurs qu’il a pu écouter dans les souks durant son enfance une certaine façon limpide et sensible de raconter une histoire en tricotant fiction et chronique, multipliant anecdotes et digressions en un ensemble cohérent et surtout signifiant. Où vas-tu Moshé ? est ainsi un film à la fois divertissant et engagé qui, bien que situé en 1963 à l’époque où les Juifs ont massivement quitté le Maroc pour se rendre principalement en Israël (où les Sépharades gonfleront les chiffres du chômage), resitue ce moment historique qu’il décrit en détails dans un enjeu plus large, celui de la conscience que la perte de sa diversité prépare la régression d’une société.
Clairement, en effet, pour Benjalloun, le départ des Juifs a non seulement signifié une dramatique fuite des cerveaux mais a profondément déséquilibré le pays. Plus encore, et là il s’aventure dans une affirmation assez hardie, il a fourni à Israël des cadres qui, accédant aux responsabilités, se retourneront ensuite contre les Arabes, notamment dans la récente guerre du Liban.
Voici donc le seul bar du tranquille bourg de Bejjad menacé par le départ des Juifs alors que la municipalité voudrait lui faire respecter l’interdiction de vendre de l’alcool. Une loi en fait en effet une affaire de religion, le précepte islamique ne pouvant être imposé aux croyants d’autres confessions. Schlomo est le seul Juif à refuser de quitter la terre qu’il vénère et ce qu’il y a vécu. Le bar s’appellera donc Chez Schlomo et pourra résister aux menaces de fermeture : c’est en préservant sa diversité qu’un pays peut vivre en liberté.
Les quelque 300 000 Juifs que comportait le Maroc en 1945 ne se sont plus sentis défendus à la mort de leur protecteur Mohammed V. Encouragés par les organisations sionistes qui orchestraient le peuplement d’Israël, ils ont quitté en catimini le pays de leurs racines. Benjelloun décrit d’une loupe très humaine une communauté qui peu à peu se convainc d’accepter l’offre de partir, vit les déchirements correspondants, et s’engouffre dans des cars affrétés la nuit en cachette, laissant derrière elle, comme ce fut le cas à Roben Island pour les candidats à l’émigration aux Etats-Unis, ceux qui ne répondent pas au profil du bon immigré, les malades, les déviants et les fous. Benjelloun se saisit d’un personnage de fou qui se croit général pour lui faire incarner avec prescience un Moshé Dayan triomphant.
Les scènes intimes alternent avec des montées épiques soutenues par une image chromo et une musique insistante : l’arsenal de l’implication émotionnelle du spectateur est déployé pour mieux faire sentir le drame humain qui donnera force au discours teinté d’humour sur les dangers liberticides de ne plus se retrouver qu’entre soi. Tout cela fonctionne si l’on veut bien y adhérer, c’est-à-dire partager la conviction du réalisateur. Reste ce que le film peut faire progresser dans le débat public marocain sur une période sombre et mal assumée de l’Histoire du pays, sans oublier ses clins d’il complices à ceux qui défendent leur liberté d’être et de penser. C’est certainement là qu’il trouve à la fois son utilité et sa nécessité.
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