Partir pour vivre libre

Entretien de Taina Tervonen avec Fatou Diome

Octobre 2003
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Le premier roman de Fatou Diome, Le ventre de l’Atlantique, (éd. Anne Carrière, 2003) marque par sa sincérité et sa liberté de ton. Entretien avec une  » délinquante intellectuelle « .

Voilà que votre premier roman a un succès inattendu en France. Comment le vivez-vous ?
C’était une agréable surprise. Je n’ai pas pour autant le sentiment de pouvoir me reposer, parce que la quête intérieure reste là. J’ai toujours la même envie d’écrire.
Vous avez déjà publié un recueil de nouvelles, Préférence nationale (Présence africaine, 2001). Etait-il difficile de passer de la nouvelle au roman ?
Non. Je m’étais amusée à casser les frontières entre nouvelle et roman dans mon recueil, en créant un personnage qui grandissait à travers les nouvelles. On pouvait les lire comme les chapitres d’un roman. J’écris aussi des poèmes. Avant les nouvelles, j’avais déjà écrit un roman, mais dont j’ai perdu le manuscrit. Il n’y a pas un genre qui colle à un auteur. Il y a ce qu’on a envie de dire et comment on veut le dire.
Plusieurs romans africains ont traité de l’immigration. Vous retournez la loupe et vous parlez d’émigration. Là où des auteurs comme Mabanckou, Biyaoula, Bessora ont parlé de la réalité de l’immigration dans le pays d’accueil, vous choisissez l’angle opposé. La narratrice est à Paris, mais ce n’est pas son quotidien qui importe, c’est ce qui se passe là-bas. Elle a constamment les yeux rivés de l’autre côté de l’Atlantique.
Il n’y a pas une manière d’écrire l’exil des Africains. Chaque Africain a vécu un exil différent. Nous n’avons pas la même éducation, ni les mêmes raisons de partir, ni les mêmes conditions de vie en France. Fatalement, nous ne regardons pas l’exil de la même manière. S’y ajoute l’état d’esprit de l’auteur. Je n’aime pas faire du misérabilisme brut. Je préfère raconter les choses avec un regard plus ironique, plus caustique, plus drôle. Je regarde l’Afrique avec distance : il y a des choses qui sont bien et que je voudrais garder, mais il y a d’autres que je n’hésiterais pas à mettre à la poubelle, et je le dis ouvertement. Je regarde la culture occidentale de la même façon. J’écris entre ces deux cultures qui forment une sorte de miroir à double face, et j’essaie de regarder les deux cultures de la même manière : honnêtement, avec franchise et lucidité. Il me semble essentiel d’oser être franche en tant qu’immigrée. C’est à nous de raconter ce qu’est la réalité ici. Je ne veux décourager personne, je veux juste dire qu’il faut partir en connaissance de cause. Savoir pourquoi on veut partir et ce qui nous attend, et quels sont les atouts dont on dispose pour espérer réussir là-bas, parce que ce n’est pas donné à tout le monde.
On perçoit parfois un sentiment de culpabilité chez cette narratrice qui essaie de dissuader son frère de venir, alors qu’elle-même est partie.
La narratrice part pour sa liberté qui lui est nécessaire pour vivre. Elle part, que ça plaise ou non, c’est un choix de vie. La culpabilité est dans le fait de dire à quelqu’un de rester sans rien lui proposer.  » Je ne peux pas me contenter de lui dire de rester, sans l’aider à vivre dignement en restant sur place « , se dit-elle.
On sent une continuité entre les nouvelles et ce roman. Cette jeune femme ressemble beaucoup au personnage principal des nouvelles. En même temps, quand vous parlez de Salie, on a l’impression que vous parlez un peu de vous…
C’est absolument vrai. Salie, c’est moi, il n’y a pas de mystère là-dessus. Ce personnage s’est forgé à travers mon chemin à moi. Les gens ne partent pas toujours en Occident pour faire fortune. Certains partent tout simplement parce qu’ils ont envie de choisir leur chemin, de vivre leur vie autrement, de se sentir libre. Pour l’héroïne, partir est nécessaire, compte tenu de son histoire. Elle a envie de changer de lieu, aller dans un ailleurs qui est partout sauf dans le village. Elle veut sortir de ce lieu d’enfermement qu’est le village où elle ne trouve pas sa place.
Peut-être est-ce ce vécu personnel qui donne au livre cette sincérité qui touche le lecteur ?
Quand j’écris, je suis dans ma bulle. Et là, on n’a pas besoin de mentir, de tricher, on se regarde en face et on ose voir ce qu’on est. Je ne me sens pas obligée de faire du politiquement correct. Je n’ai rien à perdre. Ecrire est ce que j’ai de mieux à faire, ce qui me plaît. Un auteur n’a pas à réfléchir sur les conséquences de son écriture, sinon il devient faux. L’écriture est mon vrai lieu de liberté, et je veux être sincère avec moi-même. On peut mentir aux autres mais pas à soi-même.
Il y a la liberté de ton mais aussi la liberté de la langue dans le roman.
Je trouve que la langue française est très subtile, riche de nuances pour faire des sous-entendus, pour lancer des piques. J’aime beaucoup ce jeu avec le discours écrit, avec la structure du récit. Je prends plaisir à torturer la langue, à la modeler et à la tourner comme j’en ai envie, à regarder les choses un peu du coin de l’œil, à faire des pointillés. J’aime beaucoup Marivaux et Voltaire pour cette légèreté dans l’écriture.
Parlez-nous des noms de vos personnages.
Madické en wolof, c’est celui qui arrive, ce qui caractérise bien ce personnage qui veut à tout prix partir. Salie, je l’ai faite en français, c’est la fille qui est  » salie « . Saly est un nom qui existe au Sénégal mais en l’écrivant à la française, cela permet d’inclure toute l’histoire de ce personnage dans son nom.
Vous décrivez très bien le sentiment d’étrangeté qui habite Salie, une étrangeté que vous semblez vivre aussi. C’est peut-être cette étrangeté, que le personnage porte depuis sa naissance, qui instaure la distance et permet la lucidité du regard.
J’aime bien rectifier les a priori. Les gens pensent que quand on est Africain et qu’on se sent rejeté, c’est parce qu’on est en Europe. C’est faux. L’exclusion n’est pas une denrée rare européenne, la bêtise est une des choses les mieux partagées dans le monde. Les Africains sont tout à fait capables de cette même tare. Ce personnage regarde le racisme dans le prisme de son rejet antérieur. Elle découvre simplement qu’on peut être rejeté pour d’autres choses, comme la couleur de la peau. Cela lui permet aussi de relativiser, de faire la même critique aux deux sociétés, sans a priori.
Le parcours de Salie m’a fait penser aux personnages de Ken Bugul : de jeunes femmes qui ont une énorme soif de liberté.
Ce n’est pas pareil. Ce n’est pas le même style, ni le même parcours. Je n’aime pas me lancer dans ce genre de comparaisons. J’ai énormément lu, que ce soit des Africains ou d’autres. Mais je ne sais pas à qui je ressemble quand j’écris. La première vague d’auteurs africains n’abordait ni le style ni la langue de la même façon qu’aujourd’hui. Ils ne maîtrisaient pas la langue française et je n’ai pas peur de le dire. Ajoutez à cela un complexe linguistique qui consistait à vouloir prouver qu’ils savaient écrire, cela faisait qu’ils ne s’amusaient pas beaucoup avec la langue. Il y a cette espèce de gérontocratie africaine qui fait que toute fleur éclose appartient à telle plante. Nous n’avons pas le même état d’esprit ni la même histoire. Dans ma tête, il y a une fille qui fait des études universitaires mais qui est à moitié enfant de la rue. Cela me donne un côté délinquant intellectuel que je revendique pleinement. J’écris avec l’éducation qui est la mienne, avec mon errance, avec mon côté d’enfant s’assumant tout seul. Je ne peux pas faire du style propre. Je tiens à ma liberté de ton, à être claire avec moi-même.

///Article N° : 3227

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