Hiam Abbass est la marraine de la 12ème édition du Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient qui se tient dans sept salles de cinéma, à Paris et en Seine-Saint-Denis du 25 avril au 14 mai. Palestinienne, on la retrouve dans de multiples films arabes ou autres. Elle est ainsi la tenancière d’un hammam à Alger durant les années noires dans A mon âge, je me cache encore pour fumer de Rayhana (cf. article « Quelles fictions face au terrorisme » n°13879), projeté à la soirée d’ouverture, la veille de sa sortie en salles en France le 26 avril. Dans la même logique, et en dehors d’un focus sur Frantz Fanon, une bonne partie des 50 films présentés au festival sont réalisés par des femmes et/ou donnent la parole aux femmes.
« Je n’ai pas trouvé de mots pour exprimer mon désarroi / Je n’ai pas trouvé de chose qui donne un sens à ce qui arrive / Je n’ai pas trouvé d’air qui brise la haine des humains ». (Ma Lkit, chanson interprétée par Emel Mathlouti au début d’Un assiégé comme moi, de Hala Abdalla)
Sur la même époque que Rayhana, Maintenant ils peuvent venir (également abordé dans article n°13879) regroupe Rachida Brakni et Amazigh Kateb pour rappeler les impasses de la décennie noire. Confronté à l’horreur, le cinéma explore, non sans hésitations, les voies d’en parler. La mémoire tient une grande place dans le focus sur la vitalité de la création cinématographique algérienne, comme un essai de comprendre comment le pays en est arrivé là, condition nécessaire pour aller de l’avant sur des bases renouvelées.
Comment le pays en est arrivé là ? C’est une question qui ne semble venir qu’à la fin de Le fils étranger d’Abdallah Badis. Et pourtant… Tout au long de ce retour au pays natal, se profilent des questions sans réponse… Il évoque son enfance en France : « Dedans j’étais en Algérie, dehors j’étais en France, et c’était simple. » Mais il ajoute : « J’avais 18 ans quand mes parents sont partis avec mes frères et sœurs en Algérie, et c’est un peu comme si l’Algérie était partie avec eux. » Cette Algérie, il la connaît mal mais la reconnaît comme sienne. Comme dans Le Chemin noir (2009, cf article n°9671), il va à sa recherche pour des retrouvailles intimes avec une famille depuis longtemps lointaine. La mémoire est un long geste de réparation. Après s’être rapproché des vieux ouvriers algériens des foyers dans Le Chemin noir, il se rend ici dès le début du film dans son village natal, à la recherche des tombes de ses proches, de sa mère qu’il ne put accompagner en terre, dans ces lieux d’enfance dont il n’a que des souvenirs lointains. Quelques images d’archives historiques mais surtout des plans sur la nature ancrent sa démarche. Il marche dans la montagne, préférant le contact de la terre et les rencontres. En parallèle, il reconstitue en noir et blanc, d’un point de vue décalé, ce qu’a vécu sa sœur, qui a grandi en France avec lui et l’attend au pays pour faire revivre le passé. Ce récit le guide, en contrepoint de la contemplation. Le film, d’une belle plastique sur les notes d’Archie Shepp, prend le temps, celui de la réintégration, de la reconnaissance. Mais face aux rochers des deux frères de Ghazaouet, port d’où est parti l’Emir Abdelkader après 16 ans de résistance, le présent de l’Algérie s’exprime à travers ses jeunes qui manquent d’air et leurs tentatives de s’échapper : « l’Algérie me déprime ». Ainsi, lorsqu’au rituel final qui convoque les cavaliers et leurs fusils, sont honorées les photos des morts, c’est aux vivants qu’on pense, dans la mémoire de ceux qui ne sont plus mais qui ont tant vécu.
« Ce que j’ai fait, beaucoup d’autres l’ont fait », dit Eveline Lavalette dans Tes cheveux démêlés cachent une guerre de sept ans, de Fatima Sissani. On pense effectivement à 10949 femmes de Nassima Guessoum (cf. article n°12843), dont le titre fait référence au nombre de combattantes répertoriées par le FLN durant la guerre d’Algérie. Après le décès d’Eveline Lavalette en 2014, Fatima Sissani rencontre en caméra fixe ses amies qui sortent elles aussi de leur silence. En alternance avec des archives d’époque, journalistiques et personnelles, ces femmes françaises ou algériennes racontent leur réaction face à la répression, leur engagement auprès de l’UJEMA et du FLN, leurs arrestations, et par bribes leur torture, notamment Zoulikha Bekaddour. Elles décrivent la société coloniale, aux populations séparées, à l’éduction inadaptée, ignorant l’histoire et la géographie algériennes. Enfermée en psychiatrie, Eveline Lavalette parle des électrochocs imposés par le Dr. Sutter (qui continuera après la guerre sa carrière à Marseille), la camisole de force. « Je me suis tu, je ne me sentais pas autorisée à parler », dit Alice Cherki bien qu’elle soit psychanalyste de ce racisme psychiatrique. Puis, ce sera l’indépendance et les trahisons politiques et l’enfermement identitaire. Peu à peu, et pas seulement à la faveur de quelques délicates notes de piano, une émotion s’installe, par l’écoute, le respect de la parole de ces femmes, par la détermination qui fut celle de leur vie (« les regrets, ce n’est pas mon tempérament », lâche Eveline Lavalette). Plutôt que les glorifier, Fatima Sissani montre leur paix et leur beauté.
Rendre compte de la résistance des femmes, et mettre en exergue la scandaleuse absence de sa reconnaissance, tel est le programme de nombre de films qui documentent dans le documentaire ou la fiction le silence, la solitude et l’abnégation des femmes face au patriarcat. Encore ne faut-il pas plomber la démonstration au point de désespérer. Le premier film de l’Egyptien Mohammed Hammad, Withered Green (Akhdar Yabes) est à cet égard particulièrement âpre. Sa belle épure et son austérité le rendent cependant troublant et saisissant. Iman, une femme de 35 ans, s’occupe de sa sœur Noha depuis la mort de leurs parents. Pour que Noha puisse se marier, la tradition veut qu’un homme de la famille rencontre le marié et sa famille, mais tous se défilent. La solitaire et triste Iman, de son côté, a un retard de règles et fait des examens à l’hôpital. Elle est, image récurrente, comme une tortue sur le dos, qui essaye de se redresser. Les cactus de la terrasse achèvent de connoter la sécheresse de sa vie. Etait-elle proche de son cousin Ahmed ? Cette relation pourrait-elle reprendre ? Le film ne délivre ses informations qu’au goutte-à-goutte, laissant planer le mystère, préférant des scènes documentaires à l’extérieur et austères en lumières naturelles à l’intérieur, ce qui rend paradoxalement le personnage d’Iman assez familier : une femme qui se débat sans sourciller dans une société où l’on ne s’épanche guère sur son intimité. Il reste cependant fort sombre. Ce cinéma du désenchantement parle de ces innombrables femmes qui se battent dans la grisaille du quotidien.
Sonar, de Jean-Philippe Martin pose en subtilité et avec une belle maîtrise la question de la véracité de la parole, de ce qu’écouter veut dire. Cela commence par un enregistrement radio : « Il faut se battre maintenant ». Et la réponse : « Je ne suis pas un guerrier, tu sais ». Thomas est preneur de son, c’est lui qui aurait pu répondre cela. Et lorsqu’Amina, une immigrée marocaine clandestine, c’est elle qui aurait pu lui lancer ça. Entière et sans freins, elle bouscule sa vie, s’introduit dans son monde désenchanté en clair-obscur de lumières crépusculaires. Elle finit par se livrer en de beaux moments de silence et lui à s’accrocher à elle. Il voudrait poursuivre son portrait sonore, mais elle lui échappe, trop à fleur de peau, trop libre pour lui. Elle est l’étrangère qui ne se laisse pas capter. Cependant, même partie, elle est en lui, intruse trompant son immunité. En écoutant ses enregistrements, il s’aperçoit qu’elle lui a menti. Son portrait devient enquête. Il se rend en banlieue puis au Maroc, côtoie ses proches. Et en cherchant la vraie Amina, c’est lui qui s’apaise et réapprend à écouter. Mais auparavant, durant tout le film, il est décalé. Le son, sa spécialité, et l’image se cherchent, même dans le noir. Il faut un filtre, un tiers pour communiquer : le micro, les autres. C’est par l’écart de la prise de son, et en l’occurrence pour nous du cinéma, qu’au-delà du tangible, Thomas peut appréhender la complexité d’Amina. Cela n’est possible qu’en acceptant le voyage, la perte de ses marques, l’ouverture radicale à l’autre, en envoyant des ondes, comme un sonar, pour écouter leur écho.
Amina serait à mettre en perspective avec Samia, elle aussi immigrée clandestine déterminée dans Corps étranger de Raja Amari (cf. critique n°14053), également projeté au Panorama, avec Hiam Abbass. Là aussi la question du corps est déterminante. Là aussi, une étrangère qui force sa présence sans y être invitée. Le corps féminin, c’est aussi le sujet de Le Verrou de Leïla Chaïbi et Hélène Poté (cf. article n°13906), rituel magique pour fermer le corps des femmes. Des femmes bravent la discrétion de rigueur pour y raconter leur vécu.
Il y a en effet dans ces prises de parole par le verbe et le corps une lutte pour l’émancipation. C’est dans cette perspective que se battent les femmes kurdes contre Daesh dans les montagnes et le désert du Kurdistan, un combat que documente remarquablement Zaynê Akyol dans Gulîstan, terre de roses (86′). « Une cicatrice m’embellirait », dit une combattante face caméra. « Toute femme mariée est vouée à l’esclavagisme », dit une autre. On a là les deux paradigmes des combattantes. Sport, slogans, hiérarchie, lecture des propos des dirigeants, soin des armes, désir de se battre et de tuer… C’est le lot des guérillas révolutionnaires à l’entraînement. Zaynê Akyol partage leur quotidien, privilégie les plans rapprochés sur les visages pour refléter les émotions, réalise des « journaux vidéo » où elles s’expriment face caméra, qui rendent palpable leur force humaine. De l’ordre de 35 millions de Kurdes sont écartelés entre quatre pays et constituent ainsi le plus grand peuple apatride au monde. Le PKK a pris les armes en 1984, il y a plus de 30 ans. Les combattantes kurdes contre Daesh préfèrent se suicider que de tomber entre les mains des combattants de Daesh qui les violent et les revendent en Arabie saoudite ou au Qatar. Dans sa deuxième partie, les combattantes se rapprochent de la zone de combat. Priment dès lors les engagements et les blessés, mais aussi l’attente. Et se pose la question de la mort, abordée frontalement. Alors que la lutte contre Daesh reste une nébuleuse médiatique, ce film nous rend présent le courage des femmes.
Un tel film pose la question de l’articulation entre le discours officiel et le discours intime en présence de la caméra. Même question pour La Pêche et l’olive, d’Abdelatif Belhaj et Lolita Bourdet, où l’on sent bien que les réactions de jeunes Palestiniennes dans une salle de classe intègrent leur part de slogans. Mais le dispositif d’échange entre deux pays, le quotidien de la rencontre et la liberté de ton des adolescents l’emporte. Le groupe d’adolescents de Montreuil se rend à Beit Sira en Palestine où ils rencontrent leurs homologues. Le contact est d’abord convivial et culturel : langue, danses, jeux, barbecue, échanges dans les classes. S’imposent ensuite la différence entre l’intérieur et l’extérieur des maisons, la générosité, la problématique politique, les contrôles, barrières et miradors. Mais aussi le fait que les jeunes de Montreuil sont tous issus de l’immigration, et ne vivent pas leur présence en France comme un déplacement. La question identitaire devient dès lors une interrogation : attachement à la terre et refus du départ côté Palestinien (face à la caméra), valorisation de la liberté côté Français. Mais aussi la non-mixité des écoles, l’importance de la religion. Lorsque les Palestiniens viennent en France, ils apprécient la propreté, le calme, mais s’étonnent du vol, du harcèlement des femmes, de la proximité entre filles et garçons… Les films qui accompagnent des échanges scolaires sont foison mais toujours intéressants quand ils restituent comme celui-ci la spontanéité des réactions et la chaleur des échanges.
En choisissant pour sujet l’éditeur syrien Farouk Mardam Bey, réfugié en France depuis longtemps, pour son documentaire Un assiégé comme moi, Hala Alabdalla dresse le portrait d’un passeur de culture entre l’Europe et le Moyen-Orient. « Comment rester en lien avec son pays d’origine tout en gardant une relation profonde avec le pays où l’on vit ? » se demande-t-il ? « Je suis un Syrien qui vit en France à 100 % », répond-il, non sans ajouter cette belle définition du patriotisme : « Ce n’est pas l’amour de la terre. Pour moi, c’est l’amour des gens qui vivent dans un pays, de leurs mœurs, de ce qui les lie les uns aux autres, leur langue, leurs accents. » Comme le montrent les recettes de cuisine, sa passion, « rien n’appartient exclusivement à un seul pays ». Il en va de même pour les auteurs qu’il publie, qui rendent compte de la diversité syrienne. Farouk Mardam Bey appartient à une génération formée par la littérature égyptienne, surtout celle des années 60. Sans doute en tire-t-il cette force intellectuelle et cette humilité face à son rôle et au cours de l’Histoire : « A l’échelle collective, tout ce qu’on a vécu n’est que déception », dit-il, mais il ajoute : « Il est impossible que l’Histoire s’arrête à notre horrible temps présent ». La révolution ? « Si la révolution a eu lieu, c’est qu’elle devait avoir lieu ». Lors de ces entretiens tournés entre 2013 et 2015, ainsi que durant un repas regroupant tout un gotha intellectuel arabe, ce sont les débats de l’heure qui sont éclairés, non sans confirmer, comme l’indique Leïla Shahid, le rôle des arts et de la littérature pour que les Européens comprennent les combats menés, notamment celui des Palestiniens. Rien d’étonnant à ce qu’Hala Alabdalla mette en exergue du film le poème de Mahmoud Darwich : « Là-bas, au bout du long tunnel / Un assiégé, comme moi / Allumera de sa plaie une bougie / Pour que tu le voies secouer les ténèbres de sa cape ».