« C’est le dernier Fespaco auquel j’assiste »

Entretien d'Olivier Barlet avec Mahamat-Saleh Haroun

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Nous voici à la fin du Fespaco 2011. Vos déclarations durant cette semaine ont provoqué de multiples réactions. Quel bilan tirez-vous maintenant de cette édition ?
On peut encore une fois regretter l’amateurisme de l’organisation, avec toujours ces problèmes récurrents de chambres d’hôtel. Alors que l’organisation nous avait annoncé qu’on allait être logés à l’hôtel Indépendance, cela n’a pas été le cas. Nous n’étions pas attendus. Il a fallu aller dans un autre hôtel, mais là aussi, pour ce qui me concerne, mon nom ne figurait pas sur la liste. L’équipe chargée de l’hébergement a promis de régler mon cas dans les heures qui suivaient. Un coup de fil devait me dire à quel hôtel je devais loger. Ce coup de fil, je l’attends toujours… Il a donc bien fallu que je me débrouille par mes propres moyens. A ce manque de respect au cinéma et aux cinéastes, s’ajoute la médiocrité de la sélection, avec des films qui n’ont rien à faire là ni dans d’autres festivals, des films qui nous ramènent dans les années 70, selon Souleymane Cissé. On a assisté une fois de plus à une incurie qui fait que des cinéastes invités n’ont pas reçu leur billet. C’est le cas de John Akomfrah, qui devait présider le jury du prix Paul Robeson des films de la diaspora, ou bien des jurés du Prix Fipresci qui ont été, eux aussi, oubliés… Nous avons combattu auprès de la Fédération africaine de la critique depuis une dizaine d’années pour que ce prix existe, qui était d’abord refusé car il n’était pas doté d’un prix en espèces. Et quand finalement on débouche sur un jury, il ne reçoit pas ses billets et ne peut se rendre à Ouaga. Et personne ne s’en émeut, pas plus qu’on ne présente des excuses… Troisième problème : des films, programmés pour la compétition et projetés au jury, sont, in fine, retirés de la compétition sous prétexte qu’ils étaient en copie numérique. On se retrouve dans une répétition des choses, comme une maladie incurable, comme si rien ne pouvait bouger en 41 ans d’existence du festival. Beaucoup de cinéastes le redisent d’année en année mais n’osent pas l’exprimer tout haut. Je l’ai fait dès mardi soir : c’est le dernier Fespaco auquel j’assiste. Dorénavant, mes films ne seront plus en compétition. Si on ne dit pas les choses publiquement, il n’y aura pas de débat. Si je parle, c’est pour qu’on essaie d’améliorer les choses. Je sais qu’aucune œuvre humaine n’est parfaite, mais il y a tout de même une limite au tolérable… On est face à un corps inerte, le Fespaco, qui a besoin d’électrochocs pour se réveiller.
De nombreux palmarès du Fespaco ne nous représentent pas. Nombre de films primés ici n’ont connu aucune reconnaissance internationale. L’Union européenne l’a bien compris : alors que jusqu’à présent, son prix était décerné par le jury officiel, pour cette édition, elle a préféré mettre sur pied son propre jury. En effet, il y a deux ans, son prix avait été attribué à un film dont les qualités étaient plus que douteuses. En 2009, le Fespaco avait cru innover en instituant le prix de la meilleure affiche. Je crois que c’est le seul festival de cinéma au monde qui décerne le prix de la meilleure affiche. Or, Un festival comme le Fespaco est fait pour éclairer le reste du monde sur ce qui se fait d’exigeant dans notre cinéma, et nous aider à exister sur le plan international, mais si le Fespaco se transforme en une sorte de Titanic où l’on s’autocongratule dans la médiocrité, il ne répond plus à mes attentes. Cela fait seize ans que je viens et j’arrête là.
Si la dimension cinéma était mieux prise en charge, les questions d’hôtels ne deviendraient-elles pas plus relatives ?
Absolument. En septembre 1997, nous avions créé la Guilde car nous avions été confrontés à ces mêmes problèmes : nous n’avions pas de chambre et avions passé la nuit autour de la piscine de l’hôtel Indépendance, à discuter jusqu’à six heures du matin. Aujourd’hui, les mêmes choses semblent se répéter !
Les petits problèmes accessoires prennent une dimension énorme quand les choses s’accumulent. Le ministre de la Culture, dans son discours d’ouverture au stade, n’a pas cru bon de parler de cinéma, mais de spécialités culinaires du Burkina, à savoir le poulet bicyclette et le poulet au rabilé. Je sais que le ministre de la Culture est aussi celui du Tourisme, mais le Fespaco est d’abord une fête du cinéma. Ce festival respecte-t-il vraiment le cinéma ou bien est-ce simplement une fête populaire où l’on vient pour le soleil et les millions distribués en prix spéciaux ? Faut-il continuer à accepter cela à cause d’un essentialisme qui nous serait propre ? Il y a là une comédie sociale proprement africaine, ancrée dans notre tradition, où la solidarité entre cinéastes est absente. Et nous cautionnons ce spectacle pas notre seule présence. Il me semble qu’on ne pense plus le cinéma ici, et si on ne pense pas notre cinéma, il est difficile de le porter quelque part et d’échapper au ghetto dans lequel nous sommes enfermés. On devient de purs fabricants d’images. Au Burkina, depuis qu’Idrissa Ouedraogo ne tourne plus, il n’y a plus de cinéma.
La réponse de la Guilde n’était-elle pas de développer la solidarité ?
Oui, mais la solidarité s’arrête où commencent les ego. Il faut dire que dans des cinématographies sans financement, on ne peut être fort individuellement qu’en développant sa singularité. On est face à des guichets qui nous prennent tous de la même façon, comme de pauvres cinéastes à aider. Or, s’il y a quelque chose à sauver, ce n’est pas « le cinéma africain », qui n’existe d’ailleurs pas, mais des visions de l’Afrique par différents auteurs africains. S’il n’y a pas de vision, notre horizon restera le seul Fespaco et on n’en sortira pas, si bien que notre cinéma sera de plus en plus marginalisé puisque sortant d’ici, il cheminera de festival en festival « ethnique », les « festivals de cinéma africain ». On naît marginal, et on termine marginal. Aucun cinéaste qui se respecte ne rêve de cela.
Un festival comme Cannes combine d’une part les paillettes médiatiques entretenant le mythe du cinéma et d’autre part la défense de la qualité de la programmation. Ces deux dimensions sont essentielles pour accompagner le grand public vers un cinéma d’éveil, et le Fespaco joue lui aussi sur ces deux aspects, mais une évolution est sensible, marquée cette année par le thème du marché comme focus de cette 22ème édition, et qui ouvre de plus en plus la sélection à des films dits « populaires », au sens où ils sont susceptibles de toucher un large public.
Oui, mais le problème reste un problème de pensée. On voit des films dans cette sélection où les comédiens sont mal dirigés et où les choses sont caricaturales : veut-on nous dire que le public africain est à ce point crétin qu’il faut descendre au degré zéro du cinéma pour faire des films populaires ? Dans l’histoire du cinéma, le cinéma populaire n’est pas synonyme de médiocrité. Je considère mes films comme populaires dans la mesure où l’art est fait pour élever le niveau et non le rabaisser. On permet à des spectateurs de se poser des questions et le but n’est pas de les ramener au plus bas niveau.
Le thème de cette année était « Cinéma africain et marché ». Existe-t-il vraiment un marché ? La réponse est non,. Alors, de quoi parle-t-on ? C’est aussi cela, cette hypocrisie qui me pousse à dire que je ne vais plus participer à ce qui ressemble de plus en plus à une farce. Cette comédie sociale est malheureusement la réalité de l’Afrique. La parole publique chez nous est devenue essentiellement mensongère. Elle ne questionne plus le réel. On promet aux gens sans même y croire (qu’on va revenir, qu’on va lui téléphoner, etc.). C’est dans le but de calmer, d’apaiser. C’est une parole de lien social mais ce n’est pas une parole crédible. Quand on met en scène cette parole artificielle, on arrive à cette caricature qui fait rigoler le public, comme s’il fallait se mettre à son niveau, supposé bas. Et si on fait un cinéma différent, on nous reproche de le faire pour d’autres. Comme l’a suggéré Sartre, dans Qu‘est-ce que la littérature ?, on fait les oeuvres pour une famille potentielle qui partage la même sensibilité que nous. On ne fait pas un film pour les Noirs ou pour les Mossis, mais parce qu’on est unique par son histoire, sa mémoire, sa sensibilité, ses traumatismes personnels. On ne peut être porteur que de sa vision, qui peut s’adresser à des gens de partout qu’on ne connaît pas. Cela pose la question de la liberté de l’artiste : pouvoir avoir sa voix singulière dans un continent qui se veut communautariste.
Après mes déclarations sur RFI, j’ai reçu des félicitations de partout : une parole libre marque. Ma liberté vient sans doute du fait que je me suis construit tout seul, que j’ai quitté mon pays sans rien dire à mes parents, que je me suis battu pour me débrouiller, ai travaillé de nuit pour payer mes études pour décider de mon avenir sans qu’un adulte ou un grand frère ne le détermine pour moi. Si on n’est pas comme la communauté, comme l’ensemble, on nous traite de Blanc. La communauté pense le monde en opposant les Noirs et les Blancs, ce qui relève d’une méconnaissance des autres civilisations. Si on connaissait les autres univers, les autres philosophies, on ne passerait pas son temps à traiter de Blanc tout individu qui se veut différent. Toute discussion sur le cinéma africain s’inscrit dans cette dualité, un mur contre lequel on se cogne en permanence sans vouloir ou pouvoir en sortir.
Cette dualité fut cependant au départ imposée par le Nord.
Oui, mais on peut en sortir par la connaissance profonde de sa culture et la volonté d’élargir son horizon. Quand on se rend compte de ce piège, on devrait se battre pour y échapper et refuser de s’y laisser enfermer. Si on s’y complaît, c’est qu’il y a un problème.
Je pense à « Afrique sur Seine » de Paulin Soumanou Vieyra, considéré comme le premier film d’Afrique noire, qui défend une égalité possible entre Noirs et Blancs. Cette revendication d’avoir sa place dans le monde à égalité avec l’Autre est très présente dans les premiers films. La volonté de se revaloriser par des actes qui paraissent souvent bien dérisoires ne participe-t-elle pas d’un désir d’arriver à cette position ?
Oui, absolument, mais tout le problème est justement de partir de ce désir d’être égal à l’Autre car cela relève d’un complexe. On prend le point de vue de l’Autre et on cherche à lui démontrer que l’on est son égal. Ce complexe est fondateur d’un certain type de cinéma qui se perd dans ses intentions au lieu de nous raconter le monde d’un point de vue original qui nous touche et nous émeut.
Pour ma part, je refuse d’entrer dans cette dialectique. Je veux être moi-même et assumer mon histoire, en tant que fils de colonisés. Cette histoire ne peut pas être un frein mais doit être une richesse, une force.
Effectivement, c’est rare, surtout dans la sélection 2011 du Fespaco.
Oui, c’est rare et c’est bien dommage. Ceux qui se dépêchent de tourner en numérique en vitesse six mois avant le Fespaco pour y être présent ne rendent pas compte d’un désir de cinéma. C’est un cinéma alimentaire… Alors qu’il existe des festivals importants pour l’Asie et l’Amérique latine en France, il n’y a jamais eu un festival de cinéma africain digne de ce nom. Pourtant, c’est la France qui finance en grande partie ce cinéma. Comment expliquer cela ? Il a fallu que Dominique Wallon consacre sa retraite à faire à Apt le plus important festival de cinéma africain, avec un regard subjectif assumé, et cela ne dure que depuis huit ans. Il est étonnant de constater que dans le pays qui a financé le cinéma africain, il n’existe pas une manifestation où les cinéphiles peuvent en voir les œuvres essentielles. C’est un fait. Ce cinéma se marginalise de façon structurelle. Ce n’est pas le cas de la musique africaine qui se débrouille mieux, sans doute parce qu’elle n’est pas sous perfusion.
L’exemple de la musique est intéressant : la worldmusic se métisse pour parvenir à passer les frontières tandis que la musique traditionnelle ne les passe que pour des rares initiés. Au niveau du cinéma, faut-il parler de repli géographique et identitaire ?
Oui, on s’enferme car on se sent incompris, et cela car on n’est pas au diapason de ce qui se fait. Si on allait au cinéma voir les œuvres venant d’autres parties du monde, si on s’ouvrait au monde sans peur et sans complexe, on sortirait sans doute de cette médiocrité. On se replie sur le biberon tété dès l’enfance en pensant que c’est toujours la responsabilité des autres. On ressort l’esclavage et la colonisation en pensant qu’on est haïs tels qu’on est, alors que ce sont des discours qui sont faits à seule fin de souder la communauté mais ils cachent en réalité de grandes défaillances. Notre cinéma n’aime pas trop les auteurs singuliers. On reproche à ceux qui ont sorti la tête de l’eau d’avoir une accointance avec l’Occident : ils seraient traîtres à leur cause et ne seraient plus de vrais Africains.
Le discours officiel s’appuie souvent sur ces idées pour s’affirmer, ce qui pose la question au niveau du Fespaco qui est directement géré par le ministère de la Culture et l’Etat burkinabé.
C’est effectivement le problème du Fespaco. Il faudrait passer à autre chose. Ce festival d’Etat est un paquebot qui ne bougera pas, car les fonctionnaires n’ont pas le cinéma comme préoccupation immédiate. La rupture que je souhaite ne pourra plus être portée par la Guilde qui a implosé, si bien que je doute qu’une vingtaine de cinéastes conscients se lèvent pour refuser en 2013 de participer à cette mascarade et dénoncer l’incurie dans laquelle travaille ce festival depuis de longues années. Une vingtaine de cinéastes marquants suffiraient pour que le festival n’ait pas lieu mais pour cela il faut vingt consciences. Je ne suis pas convaincu qu’il y ait vingt consciences qui soient prêtes à renoncer aux prix attribués. Ce festival d’Etat joue avec la misère des cinéastes. Quand on vend sa propre misère, on perd sa dignité. Or, la dignité est à la source de mon travail de cinéaste. C’est la dignité que je filme dans toute mon œuvre. Si on la perd, on ne peut mener les combats qui se profilent. Sinon, on peut passer sa vie à s’asseoir sur des bancs à boire du thé comme l’a montré Abderrahmane Sissako dans La Vie sur terre, en bougeant de place en fonction de l’ombre portée. Le Fespaco devient de plus en plus déprimant : il n’y a pas d’espoir que les choses bougent puisque c’est ailleurs qu’on découvre les travaux importants. Il n’est plus un lieu de choc cinématographique. Je vais dans les festivals pour prendre des claques mais on ne peut plus l’espérer ici. Pourquoi parader dans cette vanité ? Cela part d’un profond sentiment humilité et du désir d’apprendre et de découvrir.
Cette rupture, radicale s’il en est, la Guilde n’avait-elle pas essayé de la mener, de façon plus positive, en instaurant un lieu de projections et en développant les débats au sein même du Fespaco ? Etait-ce en contact avec l’institution ?
Oui, les contacts existaient et on apportait un peu d’air frais. C’était un endroit où on programmait des films importants, pas seulement africains, car ils posaient la question du cinéma. On a eu une bonne écoute de la part du Fespaco. Quand nous avions fait cette proposition, cela avait plu car cela apportait une nouveauté, mais nous n’avions pas tous la même vision de la Guilde. Les frustrations des uns, les petites intrigues des autres ont fini par vaincre notre volonté de faire quelque chose. Nous avions même pensé trouver un terrain et construire une salle à l’instar de celle de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes pour avoir une salle digne de ce nom qui puisse fonctionner toute l’année. Mais pour mener à bien un tel projet, il nous fallait partager des convictions solides, et nous étions très différents. Les membres de la Guilde étaient disparates aussi bien dans leur cinéma que dans leurs discours et cela ne conduisait pas vers un objectif commun. Cela dit, tout projet de renouvellement est limité par la structure même du Fespaco. Ce côté fonctionnaire fait qu’on gère plutôt que d’aller chercher les films. On se déplace dans de grands festivals mais on ne demande pas leurs films aux cinéastes : on attend qu’ils viennent d’eux-mêmes. On ignore le désir de montrer ce qui se fait de bien, d’exigeant. Sinon, comment expliquer l’absence à cette édition d’un film comme Viva Riva du Congolais Djo Munga ?
L’entretien que m’avait accordé en 2009 Michel Ouedraogo, délégué général du Fespaco, portait notamment sur son souhait de développer l’autonomie du festival vis-à-vis de l’Etat. On comprenait dès lors que toutes les critiques concourraient finalement à renforcer cette revendication, mais les choses ne semblent pas avoir évolué sensiblement.
Non, pas du tout. A la tête d’une telle organisation et ancien journaliste, il pourrait développer une campagne de communication pour redonner au Fespaco un nouveau souffle. Le risque est que des alternatives se développent, plus convaincantes car le cinéma sera au centre et non des intérêts touristiques ou politiques puisqu’en définitive, au Fespaco, on célèbre d’abord l’Etat organisateur.
La sphère anglophone, du Nigeria à l’Afrique du Sud, ne rêve-t-elle pas de telles alternatives ?
Effectivement. Cela fait longtemps qu’on demande, par exemple, le sous-titrage électronique qui permettrait aux Anglophones de suivre les films francophones. Personne ne s’en soucie. On investit dans le siège du Fespaco mais on oublie de rénover les salles. Cela correspond plus à la politique des sapeurs congolais : le costard-cravate ou le grand boubou pour la parade. Alors qu’il serait urgent de former les projectionnistes et lutter contre ce qu’il faut bien finir par appeler une incompétence généralisée.
N’y a-t-il pas des perspectives à développer, des points d’action qui capitalisent ce que porte le Fespaco avec son passé ? Il y a quand même ici un profond fait historique.
Oui, on ne peut le nier. Mais on se complaît dans une vision qui ne remet jamais en cause les œuvres des pionniers. Sembène est placé au sommet de notre cinématographie dans une sorte de tradition qui fait qu’on ne questionne pas l’aîné comme s’il était un cinéaste parfait… Il faut revisiter et questionner ce passé, avec toute la subjectivité nécessaire pour avancer. Sans prétention, il n’y a pas d’art majeur. Sans ambition, il n’y a pas de grandeur envisageable.

Ouagadougou, le 5 mars 2011///Article N° : 10002

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