Vincent Lietar : « Ce qui m’intéresse, c’est l’identité, l’ouverture progressive sur le monde à laquelle doivent se confronter les Mahorais. »

Entretien de Christophe Cassiau-Haurie avec Vincent Lietar

Mamoudzou, mai 2009
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Publier de la bande dessinée dans les DOM-TOM relève souvent d’une confrontation avec l’anonymat et le manque de reconnaissance du public métropolitain. À Mayotte, l’architecte Vincent Lietar, dessine chaque semaine depuis près de 25 ans, une planche de son petit personnage Bao dans la presse locale. Totalement inconnu en dehors des frontières de l’île, Bao a progressivement acquis une renommée locale importante. Tee-shirt, couverture de guide, agenda (en particulier un agenda Bao en 2004, absolument superbe), calendrier, cartes de vœux, méthodes d’alphabétisation et de lecture, les supports sur lesquels s’illustre ce personnage malicieux en ont fait une figure emblématique du territoire. Avec son franc-parler teinté de gentillesse, maniant le langage à double niveau de lecture pour les enfants et les adultes, Bao n’épargne pas les décideurs politiques et économiques du pays.

Pouvez-vous revenir sur vos débuts de dessinateur alors que vous vous destiniez à l’architecture ?
Et bien, tout d’abord, il ne s’agit pas d’une carrière de professionnel du dessin mais de bâtisseur ! Je suis devenu architecte car ce métier me permettait de combiner le goût du dessin et mon attirance pour des réalisations concrètes. J’aimais monter des murs et mon métier me permet de mélanger la technique et le dessin. Aujourd’hui encore, je ne pense pas qu’on puisse être architecte sans aimer le dessin. Pendant mes études, je faisais quelques gribouillis, j’avais même produit une BD où je mettais en scène un homme d’aujourd’hui dans un contexte préhistorique, du genre de la famille Pierrafeu (1).
Quand êtes-vous arrivé à Mayotte ?
Je suis arrivé en 1981. J’étais le seul dessinateur. Il y avait une petite communauté de Métropolitains, les liens étaient très resserrés. Dès qu’il y avait un événement, je dessinais alors pour tout le monde : pour des associations, des cartes de vœux, des anniversaires, etc. Puis, j’ai rencontré le rédacteur en chef du Journal de Mayotte qui m’a proposé de me publier. On est parti sur l’idée d’un 46 pages. Je manquais alors d’humilité ! J’ai d’abord fait 19 pages d’une seule traite. Il s’agissait d’une plongée sous-marine et de la découverte d’un coléacanthe géant, ce poisson préhistorique découvert il y a quelques années. Puis, j’ai abandonné l’histoire, un peu découragé mais je me suis resservi de cette idée par la suite dans une planche de Bao.
Comment est né le personnage de Bao ?
J’ai rencontré Bob Gilliet (2) en 1985. Il travaillait sur une méthode de lecture adaptée au contexte mahorais. Il m’a proposé d’en faire les illustrations. C’était le début d’une série qui allait avoir beaucoup d’éditions et qui est encore en vigueur aujourd’hui (3). À cette époque, la scolarisation était en pointillé, il y avait 80 classes à créer. On était confronté à un sous-équipement chronique. C’était pareil dans les manuels scolaires, auparavant tout était importé ! J’avais l’occasion de relier mon travail d’architecte et ma passion du dessin…
D’où vient le nom de Bao ?
Au départ, le personnage s’appelait Ali. Puis, un jour lors d’une de mes tournées, je tombe sur un bang (4) où était écrit « Bao, l’enfant heureux. Et c’est ici que vit Bao, au centre de l’Afrique ». Je trouvais cela assez savoureux de lire ça, en plus à Chirongui ! J’ai donc dit à Gilliet qui n’avait pas encore fait imprimer les manuels de nommer le petit personnage, Bao au lieu de Ali. Et cela s’est appelé La méthode Bao, jusqu’à aujourd’hui. Puis, j’ai rencontré le rédacteur en chef du Journal de Mayotte qui m’a proposé de me publier. On est parti sur l’idée d’une planche par semaine, car je me sentais incapable de faire un 46 pages.
Graphiquement, quelles sont vos influences ?
Je suis un grand admirateur d’Yves Chaland (5). J’étais fasciné par l’humour du jeune Albert (6). Donc mes dessins étaient inspirés par lui, son humour noir, caustique, vindicatif. Dans ma première planche, Bao est en concurrence avec le jeune M’zungu. Ils jouent au jeu du m’ra (7), et à la fin il le frappe. Depuis, ça a changé, heureusement ! Aujourd’hui, je rencontre des cadres qui se souviennent de mes débuts et, en particulier de ces manuels qu’ils ont eus quand ils étaient enfants à l’école. Ils ont appris à lire avec et ont ânonné à voix haute : « Bao va à Saada ». Tout cela me touche, évidemment.
Quand a commencé la publication de vos premières planches ?
J’ai dû démarrer à partir du mois d’août 1986 dans Le journal de Mayotte. J’ai fait environ 300 planches, une par semaine. Elles étaient toutes en noir et blanc. Celui-ci s’est arrêté, alors j’ai repris dans Mayotte Hebdo. Puis, par la suite ce fut Télé bangas où je suis encore (8).
Le choix de ces supports est-il dû aux circonstances locales ?
Le journal est un autre type de support que le Télé bangas. Sa vocation d’information du citoyen me convient. Si j’y retourne, ce serait pour illustrer des évènements, leur donner une version satirique, parler des attitudes, des postures par rapport à la notion de développement, comme, le OUI à la départementalisation voté au référendum d’avril 2009. C’est la voie choisie par la population, mais il faut la nourrir ! Le oui ne suffit pas, il faut des projets dans le développement. Ce n’est pas une solution en soi ! Donc, pour en revenir à votre question, si je devais reprendre dans un journal d’informations comme Mayotte Hebdo, je le ferais à nouveau en noir et blanc, et plutôt vertical qu’horizontal.
Que vous apporte la publication dans Télé bangas et comment se passe votre collaboration ?
Je ne suis pas, au départ, un très bon coloriste. Je suis plus dans le trait et dans les à-plats. Je préférais donc que ce soit quelqu’un d’autre qui s’en occupe. Mais cela m’a beaucoup apporté et puis cela donne une belle vision de Mayotte. Les paysages, les couleurs des vêtements féminins, le bleu de la mer. Je fais la même chose que pour Mayotte hebdo, mais avec des couleurs.
Le tirage hebdomadaire de Télé bangas qui s’élève à 1500 exemplaires me permet de toucher pas mal de monde. Au départ, je me suis servi de ce nouveau support pour essayer de nouvelles choses. Un journal, plus axé sur le programme télévisé, impliquait un nouveau type de lecture. Alors, j’ai essayé de changer en y introduisant un esprit proche du carnet de voyage. J’ai fait de grands dessins avec des commentaires ou des bulles, de grandes cases. Je dessinais des brûlis, des pirogues, des bateaux de pirates avec le nom écrit à l’envers pour qu’on puisse lire le reflet dans la mer. Bref, je faisais des digressions. Mais les lecteurs voulaient de la BD, alors, j’ai repris mes aventures en plusieurs cases.
Quels sont vos thèmes de prédilection ?
J’essaie de tirer par la manche les notables. Je m’attaque aux attitudes un peu commandées de l’ère post-coloniale que nous sommes censés vivre. Ici, les relations sont assez bonnes entre Métropolitains et Mahorais, mais elles restent un peu tangentes et ne relèvent pas du mélange. Une sorte de cohabitation s’est installée, avec des stéréotypes de part et d’autre. Je traite donc l’attitude à la fois très violente et lénifiante des m’zungus (9) qui ont parfois des discours racistes, anti-noirs. De la même façon, l’attitude des noirs avec les blancs, c’est un peu trop : « Oui, chef ! ». Je ne supporte pas ces rapports trop construits entre Métros et locaux. Avec Bao, je fais de la « m’zungologie« , les jugements de valeur sont inversés. C’est lui qui observe l’attitude des blancs. J’ai en tête une planche où je décris Bao dans son banga, situé sur une route à construire. Malgré les demandes réitérées, les suppliques, les propositions de paraboles, de banga tout neuf, etc. Il ne voit pas pourquoi il devrait bouger puisqu’il est là, ils n’ont qu’à construire la route à côté !
Vous traitez également du frottement de la population à la civilisation occidentale, en quelque sorte…
Oui, il y a un peu de ça. Ce qui m’intéresse, c’est l’identité, l’ouverture progressive sur le monde à laquelle doivent se confronter les Mahorais. Je me rappelle d’une planche où Bao entend qu’il neige en Métropole, alors il sort son anorak comme si cela le concernait… Cela fait un couple, un peu « français de France mais mahorais ». J’aime aborder la confrontation entre les traits de caractère locaux – qui forment une identité insulaire, musulmane, mahoraise – et le rouleau compresseur occidental symbolisé par la société de consommation. Et puis, au passage, j’évoque aussi le manque de culture et d’intelligence des m’zungus face à tout ça. Bien sûr, je le fais gentiment car j’en suis un. Je ne suis Mahorais que depuis 28 ans et j’apprécie aussi la Métropole. J’évoque aussi les formes de résistance au progrès « donné » et le discours européen ambiant qui est : « ne vous occupez de rien, on s’occupe de votre bonheur ! ». Mais encore une fois, j’essaie de le faire avec humour. Et puis, j’aime aussi traiter du progrès que l’on doit organiser pour pouvoir vivre ensemble. C’est ce que je fais dans mon métier d’ailleurs. On a adapté nos bâtiments (18 000 logements depuis que je suis arrivé) au contexte mahorais en allant voir les gens et en leur demandant leur avis. C’est une question qui me préoccupe et me motive.
Vous avez des têtes de turc, des types de gens en particulier auxquels vous vous attaquez à travers Bao…
Je me suis rendu compte que je stigmatisais beaucoup les enseignants avec leurs poncifs éculés et leurs a priori. Mais, c’est un peu facile, je l’admets. D’autant qu’il y a de plus en plus d’intelligence et que l’attitude coloniale s’évapore comme j’ai pu également le constater au cours de mes déplacements dans certains pays africains. Mai, loin de tout angélisme, je tape aussi sur les Mahorais ! En particulier sur l’arrivisme de la bourgeoisie naissante à Mayotte, celle qui s’est enrichie grâce aux opérations immobilières et dont la fortune n’est pas liée au travail ni ou aux compétences.
N’avez-vous jamais eu de problèmes ?
Non, jamais, cela reste gentil. Je reste dans l’esprit mahorais qui n’attaque jamais frontalement : tu ne dis jamais à l’autre que c’est un c…. Par exemple, je ne dis jamais que les clandestins se font exploiter par des marchands de soleil, je fais un gag qui le dit indirectement. Je parie plus sur le commentaire que sur le didactique en quelque sorte. Je dessine pour mon plaisir, sans but lucratif et je parie sur l’intelligence des gens. Vingt-trois années de publication, cela représente tout de même près de 1200 planches, alors les sujets n’ont pas manqué.
Après 20 ans de pratique, y aurait-il des choses que vous souhaiteriez améliorer ?
J’aimerais faire comme Bernard Berger (10) en Nouvelle Calédonie et arriver à dessiner des personnages plus emblématiques. J’ai des personnages qui reviennent mais je ne les ai pas assez travaillés et identifiés : le commerçant indien, le père chauffeur de taxis avec sa 4L… Mais tout cela n’est pas assez identifiable, hormis le personnage de Bao, récurrent…
Pourquoi n’avoir publié qu’un seul album ?
Au départ, le principe était assez simple. Je travaillais gratuitement mais on sélectionnait les meilleures planches pour éditer des albums régulièrement. On ne l’a fait qu’une seule fois puis on a laissé traîner l’idée (11). C’est également de ma faute, il est vrai, je ne suis pas très pressant à ce niveau-là. Ce n’est pas non plus mon métier ! Mais je commence à y réfléchir sérieusement. C’est prévu avec les éditions Le Baobab. On a sélectionné 90 planches issues de Télé bangas. À la fin de l’ouvrage, ces planches seront reproduites en miniature, avec des commentaires, afin de resituer les évènements concernés. C’est Jan François Hory qui fera le texte (12). Ce sera un moyen de raconter une tranche de vie à Mayotte. On va jouer sur un écho dessin / texte. Le Baobab est en attente d’une subvention… Bah, ça finira bien par sortir un jour…

(1) Les Pierrafeu (The Flintstones) est une série télévisée américaine en 166 épisodes de 25 minutes, diffusée entre 1960 et 1966. C’est une version fantaisiste de la préhistoire où des hommes des cavernes emploient une technologie équivalente à celle du XXè siècle en se servant surtout de divers animaux comme outils.
(2) Pédagogue métropolitain, en charge du développement de l’apprentissage du français à Mayotte dans les années 80.
(3) J’apprends à lire avec Bao. CP, J’apprends à lire avec Bao. CP, exercices, Je lis avec Bao. CE1, Je lis avec Bao. CE1, Exercices, J’aime lire en français, Bao, CE2, Apprendre le français à Mayotte, Apprendre à lire à Mayotte. Tous chez Hatier.
(4) Les bangas sont des maisons traditionnelles mahoraises construites par les jeunes garçons à la puberté. Avoir son banga est considéré comme un rite de passage à l’âge adulte.
(5) Auteur mythique de BD des années 80 qui a révolutionné la ligne claire de Hergé. Il est décédé en 1990, à 33 ans d’un accident de la circulation. Un site officiel lui est consacré : [http://www.yveschaland.com/index.php]
(6) Avec « Freddy Lombard », Le jeune Albert (apparu en 1985) est une des séries mythiques de Chaland.
(7) Jeu traditionnel des Îles Comores, dérivé de l’Awalé qui se joue sur un plateau avec 12 cases.
(8) Le parcours de Bao, c’est de 1986 à 1994 : Le Journal de Mayotte puis de 1997 à 2000 : Mayotte hebdo et enfin, depuis 2002, toutes les semaines, une planche en couleurs dans Télé bangas
(9) « M’zungu » (ou muzungu) est un terme swahili pour désigner l’étranger. S’utilise de nos jours pour parler des Européens dans tous les pays swahiliphones d’Afrique.
(10) Auteur de La brousse en folie, série mythique calédonienne. 23 albums publiés.
(11) Lietar Vincent, Bao, l’Enfant heureux, des hauts et des bas, ADCCM Éditions, 1991
(12) Avocat, grand bibliophile, ancien député et président du Mouvement radical de gauche (MRG) dans les années 90. Hory est également l’auteur de plusieurs livres sur l’histoire de Mayotte.
Depuis mai 2009 :
Vincent Liétar continue à publier une planche par semaine dans Télé bangas.
En attendant le département, son second recueil de planches de Bao, est sorti aux éditions du Baobab en mars 2011.///Article N° : 10196

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