Nicolas Saelens hisse la grand-voile du théâtre de Kossi Efoui

Oublie !

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Texte de Kossi Efoui,
Mise en scène de Nicolas Saelens
Avec : Angéline Bouille et Philippe Rodriguez-Jorda
Musique : Karine Dumont
Création lumières : Hervé Recordet
Réalisation Plastique : Norbet Choquet
Costume : Marie Ampe
Conseil artistique : Eric Goulouzelle

Avec le Théâtre inutile, l’écriture de Kossi Efoui a rencontré le laboratoire d’un extraordinaire alchimiste du théâtre, un vrai Merlin qui enchante la scène en faisant apparaître, avec une évidente simplicité – rien dans les mains rien dans les poches – les voix et les ombres qui hantent notre monde à notre insu… et voilà qu’elles se matérialisent dans le carré magique du plateau. Oublie ! le spectacle que présentait la compagnie, à partir d’un matériau poétique de Kossi Efoui, lors du festival d’Avignon 2011, a transporté le public du Off sur le tapis volant de son plateau magique. Nicolas Saelens n’est pas un metteur en scène mais bien un « enchanteur de scène », qui travaille avec un atelier de génies mystérieux œuvrant dans l’ombre à donner vie aux formules ésotériques du poète. Tours de passe-passe grâce à Hervé Recorbet qui invente des apparitions magiques et des escamotages inopinés, tandis que Karine Dumont fait résonner la scène des sons et des souffles des profondeurs aquatiques ou des sous-bois dont on entend la mousse respirer. Matériaux et objets qui occupent le plateau ont une voix, une énergie que Norbert Choquet réveille en travaillant la matière de l’espace, alors que Marie Ampe façonne les matières transitionnelles du corps de l’acteur : laine, plastique, fibres polymères… Tous deux font naître des matières à jouer, costumes ou marionnettes.

La pièce ouvre sur un jeu de dévoilement dans un carré de lumière, ou plutôt de déballage, celui d’un objet qui aurait pu être un écran plasma ou un ordinateur, enveloppé dans une toile d’emballage de plastique blanc couverte de signes géométriques indiquant sens et danger et un morceau de plastique à bulles. Mais sous la bâche s’agite autre chose… est-ce la couverture de fortune d’un sans-abri, la chrysalide d’une créature ou le drap d’un fantôme ? Un enfant qui joue ? Un homme qui s’éveille ?
Cette bâche sous laquelle on devine un corps et des lumignons de couleurs, se lève bientôt comme la voile d’un navire par un jeu d’accastillage avec cordages, poulie et cabestan, et se fait tour à tour carte au trésor, rideau de scène, écran de cinéma, feuillée d’un arbre, toit de la case, montagne et vallée, décor pour petites marionnettes en doigts humains, ectoplasme… et surtout tapis volant qui nous emporte dans l’univers des histoires, vaste toile d’un tissage tissé de toutes les énergies qui traversent le plateau, tendu de tous les désirs qui l’animent et convoquent la vie. La toile se gonfle, frémit, se racornit, se fripe, se froisse, se déploie… tandis que, la voix de La Sauvage, figure de fée, gravite autour du carré magique, apparaît et disparaît dans la nuit du plateau, dessinant peu à peu les contours de l’histoire avec un jeu pétillant et des qualités vocales incroyables qui sont celles d’Angeline Bouille. Enfant qui avait été rejeté par les siens, car ceux-ci ne comprenaient rien à ce qu’il racontait et à son histoire d’homme-zébu, part en quête de l’instrument oublié. Philippe Rodriguez-Jorda prend en charge le personnage avec la force d’un passeur d’histoire, pas d’incarnation, mais un jeu constant d’émerveillement et de doute, un travail de clown aussi et surtout de funambule.
Sur la grande toile de son destin, Enfant joue les sourciers avec le bâton courbe, puis les marins-pêcheurs avec la corde, les businessmen milliardaires vendeurs d’arcs en tout genre, avant de décrocher la lune, la calebasse de l’instrument dont on a perdu la forme et le son.

Nicolas Saelens travaille à sublimer les matériaux, les plus ordinaires, les matériaux de récupération, bâche d’emballage, plastique à bulles, mais aussi toile de sac « Barbès », matériaux dans lesquels la costumière taille des vêtements, ici un gilet à bulles qui pètent, là une redingote à carreaux bleus qui crisse. Mais aussi pagne recomposé qui se fait castelet, toile de fond de scène et explose de couleurs sous les confettis. Et le premier matériau du spectacle, le premier bout de toile, premier tissage, filet du pêcheur d’histoire, est le petit conte qui tient dans un carré de papier ou une tablette de cire, conte dont il reste quelques traces, quelques poussières pour réensemencer notre imaginaire et entendre à nouveau la musique du monde :
L’esprit des choses, s’étant fait homme, se mit à parler une langue étrange, remplie de fleurs et d’images. On ne le comprit pas, mais le prenant pour un fou, on le jeta à la mer. Un poisson l’avala. Un pêcheur ayant pris le poisson et en ayant mangé, parla à son tour une langue mystérieuse. Il fut lapidé et enterré profondément. Lentement, le vent du désert découvrit la fosse, et un jour de simoun, quelques débris de son corps tombèrent dans le couscous d’un chasseur. Aussitôt, celui-ci de conter en paroles mystiques des choses inconnues. Il fut exterminé. Son corps, réduit en poudre aussi fine que la poussière du désert, fut lancé dans l’espace. Un homme dont le métier consistait à tirer d’une corde tendue sur une calebasse des harmonies cosmiques, en respira quelques grains, et aussitôt, comme la corde que ses doigts faisaient vibrer, il se mit à chanter. Et ce qui s’envola de ses lèvres fut tel que le monde se mit à pleurer. Et on le laissa vivre.

« Parce que c’est ton histoire, Enfant… l’histoire de l’homme qui n’était ni berger, ni pécheur, ni chasseur et qui fit venir au monde le chant qui a suspendu la mort, c’est ton histoire. » (1) L’œuvre qui se joue n’est pas un simple spectacle. Il s’agit de réinventer le geste archaïque de la création, ce geste primitif qui puise dans l’enfance et explore toutes les sensations de l’être pour réinventer le tissage du monde et faire entendre à nouveau l’esprit des choses. Le petit conte au creux duquel se love l’aventure du personnage n’est que la première petite matrice des boîtes gigognes de notre pouvoir créateur.

Le Théâtre inutile
La compagnie Théâtre inutile existe depuis 1994. Installée à la Maison du Théâtre à Amiens depuis 1997, elle se développe alors au gré de ses rencontres et de ses errances. Le travail de la Cie s’inscrit sur différents territoires : théâtre, milieu carcéral, milieu scolaire, structures culturelles ou associatives… Depuis 2006, avec la création du Corps liquide de Kossi Efoui, le travail de Théâtre inutile est basé sur un dialogue permanent entre un auteur, Kossi Efoui, et un metteur en scène, Nicolas Saelens. Théâtre inutile travaille les créations dans un esprit de co-inspiration, en cherchant à ce que chaque élément d’un spectacle soit travaillé sans hiérarchie présupposée et qu’il puisse se penser dans le tissage d’un ensemble. La Cie réfléchit à la manière de faire exister, aujourd’hui, un théâtre proposant un divertissement clair de la pensée, s’adressant à toutes les générations confondues, dans un esprit de partage et d’échange sur l’expérience vécue. La diffusion de leurs spectacles s’accompagne systématiquement de rencontres avec les publics. La marionnette est un médium omniprésent dans leurs créations qui interrogent l’objet tant dans sa forme que dans les images qu’il véhicule. C’est également un support de réflexion sur les corps ainsi que sur les mots et les espaces circonscrits dans lesquels on a l’habitude d’inscrire leurs images. La marionnette permet de déconstruire les définitions figées et de tendre en permanence vers un dépassement de la matière et du matériau. Les outils manipulés tracent l’espace de partage que construit Théâtre inutile à travers ses nombreuses créations en compagnonnage avec Kossi Efoui. En 2008 la Cie a créé Happy End, préambule à Concessions crée quelques mois plus tard. En 2009 Théâtre inutile crée Enfant, je n’inventais pas d’histoires… au Centre culturel français Georges Méliès de Ouagadougou (Burkina Faso), et Oublie ! en 2010 au Palace à Montataire (France). Les prochaines créations continuent d’explorer les différents champs de l’écriture scénique : En guise de divertissement autour de la question des traitements des corps dans l’espace public ; Compagnie au pied du lit, projet franco-argentin de castelets pour lits d’hôpitaux ; un projet d’installation avec Rites ; et enfin La Ballade des voisins anonymes, une création pour cages d’escaliers.

1. Kossi Efoui, Oublie !, Carnières, Lansman, 2011.///Article N° : 10402

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