La BD congolaise, fille aînée de la BD belge ?

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La république démocratique du Congo est le plus grand vivier du 9e art en Afrique. Plus de la moitié des auteurs de BD du continent sont issus de ce pays. Cette situation reste une énigme pour beaucoup d’observateurs et de spécialistes. Notre collaborateur, Christophe Cassiau-Haurie, tente d’expliquer ce phénomène.

La tentation est grande de voir dans la puissance tutélaire belge (pays phare de la bande dessinée) la source de l’extraordinaire réservoir de talents graphiques congolais. Il est vrai que les autorités du Congo belge ont manifesté très tôt un soutien réel au développement des arts plastiques dans la colonie. L’histoire commence en 1926, année où Lubaki se met à peindre dans le Bas-Congo, encouragé par un jeune fonctionnaire de la territoriale. Ses aquarelles sont exposées en 1929 à Bruxelles. C’est la première exposition de l’art moderne congolais. En 1935, se crée la Commission de protection des Arts et Métiers indigènes et l’association des amis de l’art indigène. Un autre artiste se fait remarquer par son travail. Il s’agit de Djilatembo, sculpteur reconverti en peintre qui excellait dans la décoration aux figures géométriques simples. Ce dernier et Lubaki furent mis à contribution en 1931 pour illustrer le premier ouvrage écrit par un congolais, un recueil de contes luba L’éléphant qui marche sur les œufs de Badibanga. Leurs aquarelles furent tour à tour exposées à Genève en 1930 puis dans plusieurs villes d’Europe en 1936. Dans les années quarante, fleurissent des ateliers-écoles parrainés par des mécènes étrangers. « Parmi ceux-ci l’atelier de rénovation du travail de l’ivoire, initié par Van den Bossche, conservateur au musée de la Vie Indigène, un atelier de céramique où l’on initiait aux techniques modernes autour du céramiste Jacques Laloux ; l’atelier de Laurent Moonens qui, travaillant au bord du fleuve, donna naissance à l’école de Stanley Pool, célèbre pour ses vues du fleuve… »(1)
L’académie des Beaux-Arts est fondée à Gombé-Matadi, dans le Bas-Congo, en 1943 par le frère Marc Wallenda. L’établissement s’appelait alors Saint-Luc, en référence à sa prestigieuse homologue de Belgique. Winengwané en est le premier lauréat et sera suivi de quelques autres parmi lesquels Chenge Kanuto qui deviendra sculpteur et batteur et formera plusieurs auteurs de BD dans son atelier de Lubumbashi par la suite. Transférée en 1949 à Kinshasa, elle ouvre une section de peinture en 1950 qui comptera parmi ses élèves Chenge Baruti, frère du précédent. En 1957, elle abandonne le nom de Saint Luc et devient la première Académie des Beaux – Arts d’Afrique Centrale. À Elisabethville, actuelle Lubumbashi, l’Académie d’Art Populaire Indigène (futur Institut des Beaux – Arts de Lubumbashi) appelée aussi « hangar » est créée en 1946 par le français Pierre-Romain Desfossés, artiste peintre épris de voyage, qui encourage une grande liberté d’expression hors de toute contrainte des canons d’art occidental. Il avait créé l’année précédente, l’Union Africaine des Arts et des lettres. Pili Pili Mulongoy fut son premier élève. L’école de Lubumbashi connaît un succès retentissant. À la mort de Pierre-Romain Desfossés en 1954, son atelier est intégré à l’Académie des beaux-arts et métiers d’arts de Lubumbashi créée par Laurent Moonens. Cette précocité en matière de formation artistique a sans doute eu une influence sur le développement de certains arts (peinture, sculpture, etc.) dont, bien sûr, la bande dessinée.

Cependant, les congolais de cette époque ont très peu de contacts avec le milieu des auteurs de bandes dessinées franco-belges. Tout d’abord, la multiplication des obstacles administratifs (délivrance d’un passeport) et financiers (versement d’une caution importante) mis en place par l’administration coloniale empêche les voyages en Europe. De fait, au début des années cinquante, le nombre de congolais présents en Belgique n’excède pas la centaine de personnes. Au Congo, le fossé qui sépare la communauté européenne (114 000 personnes dont 89 000 Belges dans les dernières années de la colonie) de la population autochtone (un peu plus de 12 millions d’habitants) ne pousse pas non plus à des échanges très enrichissants. Jusqu’à la fin des années, un « colour bar » quasi infranchissable existait au Congo belge, sinon dans les textes en tout cas dans les pratiques sociales. L’étude des fonds des bibliothèques coloniales démontre également une absence totale de bandes dessinées (comme c’est souvent le cas en Europe à cette époque, il est vrai). L’influence qu’auraient pu exercer d’éventuels auteurs belges séjournant au Congo sur des dessinateurs locaux apparaît très faible. On le sait, Hergé n’a jamais mis les pieds dans la seule colonie belge d’Afrique (2). Même ceux qui y ont vécu n’ont guère pu montrer leurs talents dans ce domaine. Très connu pour ses récits pour la jeunesse, Alexis Peclers s’installe au Congo en 1948 où il crée un journal Tam Tam qui devient par la suite Congo soir. Mais ce journal ne comporte aucune planche de bandes dessinées. Par la suite, avec l’indépendance, Peclers quitte le pays pour l’Espagne où il devient gérant d’hôtel (3). Fernand Dineur, créateur du fameux duo Tif et Tondu, a également travaillé au Congo belge comme agent territorial. Ce passage sur le territoire congolais est très visible dans sa production à venir (4). Dans ses ouvrages se déroulant en Afrique, Dineur sait de quoi il parle. S’il est nostalgique, il reste réservé sur les « bienfaits » de la colonisation. Son séjour sur place s’étant effectué avant qu’il ne commence à produire des bandes dessinées, Dineur n’y fait donc pas école.
De même, André Paul Duchâteau a vécu à Léopoldville de 1955 à 1958 où il a côtoyé un certain Mobutu, alors jeune journaliste (5). Bien qu’ayant déjà commencé ses premiers scénarios (en particulier les prémisses de la série Ric Hochet), il se cantonne à des activités de journaliste pour l’édition congolaise de Pourquoi pas ? et ne rencontre aucun dessinateur local. Il faudra attendre… 2006 pour que Duchâteau travaille avec un congolais, en l’occurrence Thembo Kash pour la série Vanity.
Le père jésuite Pierre Defoux qui a dessiné Xavier raconté par le ménestrel pour le journal Spirou en 1953, superbe histoire très influencée par la « ligne claire » et reprise en album en 1990 chez coccinelle (en deux volumes, toujours diffusés), a également vécu en ex-Zaïre à l’époque coloniale. Mais il était enseignant de français et ne forme personne en dessin (6).

Si influence il y a eu, elle se situe peut-être dans Tintin au Congo. En effet, cette œuvre, aussi tendancieuse qu’elle puisse être à divers égards (7), a eu un impact très fort chez les congolais. L’accueil qu’a reçu Tintin au Congo dans le pays fait toujours l’objet de nombreux commentaires et analyses ainsi que de polémiques récurrentes sur l’image des congolais que cette œuvre renvoie. Ce n’est pas l’objet de cet article de traiter des positions des uns et des autres. Rappelons cependant que Hergé a reconnu de son vivant que cette œuvre pouvait blesser les consciences. En particulier lors d’une interview donnée à Numa Sadoul (8), il déclare : « j‘étais nourri des préjugés du milieu bourgeois dans lequel je vivais. En fait, les soviets et le Congo sont des erreurs de jeunesse […] si j’avais à les refaire, je les referais tout autrement, c’est sûr. » Cependant, premier auteur majeur à s’être intéressé au pays, Hergé connaît une réelle popularité auprès des jeunes lecteurs mais aussi des dessinateurs dont beaucoup lui empruntent la fameuse « ligne claire ». Un sondage auprès des différents auteurs de bande dessinée de RDC sur leurs séries préférées montrerait une forte présence de Tintin dans les citations les plus fréquentes. Les exemples de sa popularité abondent, et pas uniquement dans les statistiques de prêt des bibliothèques des centres culturels français et belges. Par exemple, afin de « faire plaisir à ces milliers de lecteurs et à leurs enfants (9) », l’hebdomadaire congolais Zaïre a édité l’histoire en épisodes en 1969-1970, la faisant ressortir de son placard (10). De façon tout aussi emblématique, les figurines de Tintin au Congo reproduisant divers passages de l’ouvrage sont toujours vendues aux voyageurs de passage à Kinshasa dans les rues de la commune de la Gombé, à proximité de l’hôtel Memling et du « marché aux voleurs ». Mais cette explication est sans doute partielle et insuffisante.
Peut-être peut-on trouver une influence belge dans la thématique des premières séries de bandes dessinées. C’est le cas avec les séries Mata Mata et Pili Pili dessinées avec brio par Mongo Sisé dans les années soixante-dix. À l’époque coloniale, Mata Mata et Pili Pili étaient des courts-métrages comiques muets réalisés par le père Van Haelst et produits par les studios Luluafilm. Mata Mata était un balourd à la tête dure et légèrement prétentieux, mais extrêmement sympathique. Quelques titres rappellent les films de Laurel et Hardy : Mata Mata policier, Mata Mata à l’école, Sois poli Mata Mata, Mata Mata s’engage (11). Cependant, comme le précise Antoine Tshitungu Kongolo parlant de Sisé : « il n’y a guère de connivence entre lui et Van Haelst : ni idéologique, ni esthétique, ni politique, ni éthique. De fait, Mongo inverse totalement le paradigme car il ne reprend guère à son compte les visées de la mission civilisatrice (12) » et fait de ce couple, les héros d’une série picaresque et hilarante, glissant ça et là des critiques de la société zaïroise de l’époque (13).
Mais sans doute, toutes ces recherches sont-elles vaines. Si la BD est aussi populaire en RDC, elle le doit sans doute au génie de ce peuple créatif et imaginatif et aux liens qu’elle entretient avec la peinture populaire dont elle est le pendant éditorial dans bien des cas.

1. Isidore Ndaywel é Nziem, Histoire générale du Congo, Afrique Edition, 2003, p. 490.
2. Le Rwanda-Urundi, intégré comme septième province du Congo à compter de 1925, était administré en vertu d’un mandat de la Société des Nations puis des Nations unies et ne constituaient pas une colonie en tant que telle.
3. Alexis Peclers a fait l’objet d’un dossier dans le n°33 du collectionneur de bandes dessinées, par Dany Evrard et Michel Roland.
4. Il sera notamment l’auteur d’un Tif et Tondu au Congo belge (1939) toujours disponible de nos jours aux éditions Taupinembour, ainsi que des Souvenirs d’Afrique exécuté de façon réaliste.
5. Cf. Patrick Gaumer, Duchâteau, gentleman conteur, Dargaud, 2005.
6. La période congolaise de Pierre Defoux a été de deux fois deux ans : de 1949 à 1951, il a été professeur de 6e latine au collège Albert Ier de Léopoldville ; puis de 1956 à 1958, il a été préfet des préparatoires dans le même collège. Il n’y a jamais enseigné le dessin.
7. Mais Hergé est loin d’avoir été le seul, on peut se référer à Images noires de Frédrik Strömberg, paru chez PLG en 2010, qui étudie magistralement comment l’africain était perçu dans bien des séries BD occidentale.
8. Numa Sadoul, Tintin et moi, entretiens avec Hergé, Flammarion, 2000.
9. Éditorial : Tintin revient au Congo, Zaïre, 29 décembre 1969, p. 3.
10. Alors que les autorités coloniales avaient interdit la diffusion de l’album dans les années 50 afin de ne pas heurter les sensibilités…. Il est vrai que Le Petit Vingtième a également circulé dans la colonie.
11. On peut lire sur les débuts du cinéma au Congo une interview du père Van Den Heuvel par Pierre Haffner dans Afriques 50, Paris, 2005, L’Harmattan.
12. La BD au cœur des enjeux : pôles, genres et styles in Congo strip, 2009.
13. L’influence de Tintin est cependant très visible dans l’autre grande série de Mongo Sisé, celle de Bingo.
///Article N° : 10413

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