Hommage à Édouard Glissant

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Il est des chênes qu’on abat, des irokos qui tombent ; il est aussi des « acomas de plus de cent mille ans » qui finissent par s’effondrer (1). Parmi ces géants de plus haute frondaison, quelques-uns sans doute, davantage détachés de leur cri ou de leur essence, laissent en se dessouchant, non un vide mais une soudaine trouée de lumière.
Mais Édouard Glissant que nous enfermons dans l’écorce d’un de ces arbres innommés (à seule fin de nous inventer sur lui, ne serait-ce que le temps d’un cillement, quelque prise ultime et dérisoire) ne se serait-il pas gaussé de cette métaphore verticale, où hauteur de fût est donnée pour qualité de bois ?
En dépit de ses enseignements, comme il résiste ce trope de l’arbre généalogique que le XVIe siècle nous a légué ! La base de son tronc reste truffée d’ancêtres, biologiques ou intellectuels, et ses rameaux griffent, comme de bien entendu, le ciel radieux de l’avenir. Et la réalité spirituelle de cet arbre-racine-là, nous dit Deleuze, c’est la logique binaire : moi/l’autre ; famille/étrangers ; ancêtres/descendants.
Non, le regain n’aura pas lieu : les disciples d’Édouard Glissant ne feront pas école, n’iront pas de par le monde colportant évangile, et sa pensée toujours éludera le béton du mausolée. Il est, comme le rônier, sans origine ni descendance, et comme lui, projette au loin son ombre.
Ombre et lumière, disions-nous, et voilà clair-obscur, polarités des peaux, oxymores des masques qui subrepticement pointent. Or, s’il fallait louanger en héros Édouard Glissant, et entourer son nom de formules épiques, nous le trompetterions : celui-qui-a-clos-les-désuètes-dialectiques, ou bien encore celui-qui-mène-son-troupeau-d’exigentes-utopies-paître-aux-mille-plateaux-du-nouveau-millénaire. Et si arbre il fut, qu’on le plante aux bayous du Sud américain, drapé d’une mousse espagnole à l’image de cette écriture arachnéenne qu’il avait élue (comme le fit Faulkner) pour dire la complexité de généalogies toujours déjà enchevêtrées, et puis la tragédie de l’avoir l’oublié.
Mais quel culte ici se prépare ? À ma connaissance, il n’était point homme à cultiver l’arbre dans sa singularité, à s’en aller répétant que la fin de l’arbre, oui, est de cacher la forêt. Car il savait, comme nous le rappelle un autre philosophe, Jean-Luc Nancy, qu' »il n’y a de singularité qu’exposée en commun, et de communauté qu’offerte à la limite des singularités » (2). Et c’est de ces renoncements-là – individualisme, communautarisme – qu’est fait le nouvel épique qu’il appelait de ses vœux.
Je connais un arbre singulier qui rouille au milieu des sables : c’est l’arbre du Ténéré. Il y a quelques années encore, il servait de repère aux voyageurs et aux caravaniers. Ô miracle, ô mirage, ô vestige d’un passé plus fécond en plein désert postcolonial ! Mais voici qu’un chauffard, ivre sans doute de dunes et de silence, écrase l’arbre, le seul arbre du Ténéré, si ramassé dans sa profonde solitude qu’il était en lui-même une essence, l’essence des temps quasi mythiques où le désert verdoyait encore. J’ai vu ses pauvres restes dans une jardinière du musée national de Niamey, à côté du squelette ravaudé d’un dinosaure et d’un lion famélique. Au lieu de l’accident, on a planté un arbre de métal qui tremble et hurle sous la poussée de l’harmattan. Qu’il nous serve de repère cet arbre singulier, dressé comme un cauchemar dans l’immensité du désert !
Donc, Édouard Glissant sut – travail herculéen s’il en est – nous arracher à nos singularités pour nous ramener aux lieux communs, aux lieux qui nous sont communs, et d’abord à la forêt, là où, au creux d’une verte opacité, l’identité humaine jaillit de ce qu’elle n’était plus ; là où elle vient par la résistance se réinventer, lorsque l’oppression, armée d’ordres et d’éclairs, menace ; là où racines et ramées se confondent, car comme le rhizome, la forêt est une « antigénéalogie » (3).
Dans la forêt du sens, on ne rencontre Édouard Glissant qu’au crépuscule, après avoir beaucoup lu et beaucoup erré. Je l’ai donc rencontré sur le tard, lasse de me débattre dans les rets du binaire et des synthèses faciles, au terme d’un parcours que Fanon a fameusement décrit dans son Peau noire, masques blancs ; lasse de me croire d’emblée exclue de certaines communautés de lecture ; lasse d’avoir pris, parfois, militantisme pour poésie.
Et j’aurais pu pleurer de reconnaissance, à lire de lui cette phrase : « La damnation de ce mot : métissage, [nous]l’inscrivions énorme sur la page. » (4) Car alors que le vent tournait – le structuralisme ayant révélé ses pouvoirs et ses limite – et que le tiers, le métis et l’hybride devenaient des lieux communs, des concepts fédérateurs et célébratoires, que faire de ce que l’anglais appelle « mon expérience » ? Fallait-il oublier les violences symboliques infligées à mes parents, seul couple mixte (pour employer la terminologie de l’époque) de la cité ? Mettre en litotes celles que j’avais endurées, moi qui n’étais pourtant pas la plus défavorisée parmi ces enfants qui poussaient timorés, évanescents, culpabilisés par leur propre existence dans un contexte historique de rupture – celui des Indépendances – où ils incarnaient pour tous l’indésirable lien colonial ?
Tandis qu’avec cette phrase, Édouard Glissant validait mes enfers, avec le reste de ses écrits il m’invitait à ne pas rouiller en plein désert, à passer d’une situation singulière de métissage au lieu commun qu’est la créolisation. Et bien que j’aie choisi de ne pas accomplir cette anabase, comme je lui sais gré de cette clairière dans ma vie, et plus généralement dans l’épistémè postcoloniale ! Car il ose, ce « haut feuillu » qui vaticine « en tant de langues », il ose cette réponse aux Antillais de France qui s’avouent laminés, déboussolés par leur situation d’entre-deux : « Foutez-vous en ! Vous êtes au-delà de tout cela, vous êtes en avant de tout cela, vous êtes l’avenir du monde… Mettez en œuvre votre poétique de la Relation… » (5). Ainsi (prop)osera-t-il quelques années plus tard le Tout-Monde contre les identités nationales monolithiques et les bastions qui les inventent et les protègent.
Série de tangences que ma relation avec Édouard Glissant. En 1998, il participa à la conférence que j’avais organisée à la New York University autour du métissage, avec un exposé qu’il fit sur cultures ataviques et cultures composites (6).
L’année suivante, je lui soumis, et avec quel trac, le manuscrit de mon premier texte de fiction, Lagon, lagunes, une prose poétique dont il me dit un jour, laconique : « Il n’a pas une sottise là-dedans. » Ce jour, je l’ai marqué d’une pierre blanche. De plus, il se fit selon l’expression de Julia Waters, « le champion de mon travail » (7) en acceptant d’écrire un texte d’accompagnement qu’avec sa caractéristique modestie, il voulut postface. La seule condition par lui posée, c’était que je continue ce qu’il avait appelé « mes méditations autour des hauts palabreurs du rêve » (8).
À deux reprises, j’ai eu l’occasion, non de le remplacer – comment l’aurais-je pu ? – mais d’assurer au Graduate Center de la City University of New York un cours que son état de santé ne lui permettait pas d’enseigner. Intermédiaire entre lui et ses étudiants, je peux témoigner de la sollicitude qu’il avait à leur endroit, des lectures exigeantes qu’il attendait d’eux, mettant en conversation des textes jusqu’alors sans affinité particulière mais qu’il ouvrait, par cette créolisation critique, à d’inédits questionnements. Je peux encore témoigner de la grande ferveur avec laquelle cette jeunesse accueillait sa parole, et l’a préservée en anecdotes et citations.
L’été dernier, j’ai envoyé à Édouard Glissant le manuscrit de mon second texte de fiction, La Quête infinie de l’autre rive. Je sais qu’il l’a emporté en Allemagne dans un de ses derniers voyages, et dans la peine que m’a causée sa disparition, il me plaît qu’il ait su que je n’avais pas failli à ma promesse. Que ce texte soit une épopée est un autre point de tangence dans nos itinéraires que les villes – Paris, New York – ont peu rapprochés. Déjà dans Le Discours Antillais, Édouard Glissant évoquait l’épopée africaine (et le Chaka de Thomas Mofolo, plus précisément) qui, pour lui, n’avait pas pour objet de rassurer une communauté sur sa légitimité au monde, mais s’attachait bien plutôt à dire le défi de l’imminente mise en relation de cette communauté avec l’Occident. Il y voyait encore l’illustration d’une poétique de la durée – pratique d’écriture et de lecture rendue caduque en Europe par la scission entre une poésie diseuse d’indicibles instants et un roman mis en demeure d’explorer la durée (9). Les Entretiens de Bâton Rouge avec Alexandre Leupin éclairent le parallèle implicite entre cette Afrique-à-venir dont l’épopée de Mofolo est grosse et la naissance du Tout-Monde qu’un nouvel epos doit chanter : « Notre communauté commençante et combien menacée, dit Édouard Glissant, est ce qui est et sera le Tout-Monde. L’épique moderne en dit la conscience et la parole chahutée. » (10)
Il est des cultures chahutées où, en dépit de tout, le nom reste héritage et le but de l’existence est défini par la capacité individuelle à « augmenter le nom ». Avec le concept du Tout-Monde, désormais inscrit dans notre vocabulaire, c’est notre nom collectif qu’Édouard Glissant a augmenté.
Qu’il en soit remercié.
Que la terre lui soit légère.

1. Patrick Chamoiseau « L’arbre du voyageur commence à me parler » http://mondesfrancophones.com/espaces/creolisations/larbre-du-voyageur-commence-a-me-parler-hommage-de-patrick-chamoiseau-a-edouard-glissant/
2. Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgeois, 1986.
3. Deleuze & Guattari, « Rhizome » in Mille plateaux http://www.meetopia.net/ccc/10-11-eletronic_remediation/pdf/rhizome.pdf
4. Édouard Glissant, L’Intention poétique, Paris, Seuil, 1969, p. 219.
5. Édouard Glissant « Métissage et créolisation », in Discours sur le métissage, identités métisses. E en quête d’Ariel, sous la direction de Sylvie Kandé, Paris, L’harmattan, 1999, p. 53.
6. op. cit. p. 47-53.
7. Julia Waters « Packaging the Francophone’African’ Novel: a New Exoticism? » Tales, Tellers and Tale-Making. Critical Studies on Literary Stylistics and Narrative Styles in Contemporary African Literature. Sous la direction de J. K. S. Makokah et al. VDM Verlag, 2010, p. 33.
8. Édouard Glissant, Aux orées des archipels, Lagon, lagunes, p. 76.
9. Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Seuil, 1981, p. 246-248
10. Édouard Glissant avec Alexandre Leupin, Les Entretiens de Bâton Rouge, Paris, Gallimard, 2008, p. 78
Cet article fait partie du dossier consacré à Édouard Glissant, publié dans Africultures n° 87. Nous remercions Jean-Luc Laguarigue dont les photographies, extraites de l’exposition Le Pays des imaginés, ont illustré ce numéro.
L’exposition est visible sur le site [http://gensdepays.blogspot.fr/2011/07/pays-des-imagines-exposition-permanente.html]///Article N° : 10672

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