Césaire/Glissant : Une distinction inattendue

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Ce propos vise à esquisser une comparaison succincte de la démarche littéraire et philosophique d’Aimé Césaire et d’Édouard Glissant. Le point de départ est que le second prolonge et enrichit la démarche du premier, mais en usant d’une rhétorique qui recherche la distinction d’avec cette figure tutélaire depuis les années quarante.
Crise nationale, réseaux littéraires et ères des indépendances
En effet, la crise nationale provoquée par le vichysme développe une rhétorique qui pointe la responsabilité présumée des « mauvais maîtres » dans la défaite française des années quarante. L’enjeu est alors de reconstituer des contre-figures à ces « mauvais maîtres » en faisant la promotion du travailleur de la terre (le paysan). Pour ce faire, Céline et Péguy sont récupérés et vantés, parce qu’ils représenteraient l’esprit français. Cette réappropriation du patrimoine culturel se retrouve aussi dans l’espace antillais où Aimé Césaire et son réseau d’amis officient en tant qu’enseignants. Césaire se lance aussi dans la bataille du patrimoine culturel par la relecture critique de la figure notamment de Charles Péguy.
Aimé Césaire fait partie de ces nouveaux intellectuels qui déplacent les enjeux en fonction de leur disposition et degré de proximité ou pas avec la forme du débat en cours. D’où sa réaction contre l’imposition de Vichy, ce qui l’amène à entreprendre la recherche d’une voie propre pour une autre esthétique éloignée du doudouisme ou de l’assimilationnisme littéraire. L’option de « l’authenticité » que l’on retrouve aussi dans la littérature prolétarienne et oralisée est en quelque sorte privilégiée. Dès lors, il tente de se réinventer une modernité littéraire au moyen de la construction et de l’évocation de figures de proximité censées bien l’incarner et ce jusqu’à la Libération
La domination sartrienne qui impose l’injonction de l’engagement est alors remise en question notamment par Aimé Césaire qui, en même temps, doit faire face à la pression de nouveaux intellectuels comme Édouard Glissant. Ceux-ci bénéficient d’une restructuration du réseau littéraire grâce notamment à l’apparition, puis à la consolidation de la position de Présence Africaine, et ce, dans l’ambiance générale des indépendances. Dès lors, Césaire comme Glissant différemment, se rapproche des luttes pour l’autodétermination des peuples. Ce rapprochement se retraduit littérairement par la relecture des grandes figures de l’histoire des Antilles, à travers lesquels les deux écrivains martiniquais pensent leur rapport au monde. Outre ces luttes pour l’autodétermination, les forces en présence du champ, à savoir les tenants de l’engagement (Sartre, Les Temps modernes…), ceux du Nouveau roman (Robbe-Grillet, Ricardou, Sarraute…) et ceux des marges (littérature de la Shoah, de la diaspora afro-antillaise…) tentent de faire de leur conception artistique et littéraire un horizon de référence incontournable. En même temps, le champ intellectuel se voit irrigué par le structuralisme qui tente de supplanter le paradigme existentialiste. Pour ce faire, le structuralisme, alors basé sur le modèle linguistique de Roman Jakobson, interroge la diversité, en parallèle à ce que font Césaire et Glissant, pour remettre en cause la conception sartrienne de l’humanisme. Ces changements correspondent en même temps à la volonté qu’à chaque groupe de redistribuer les règles du jeu, en l’occurrence par la valorisation de la pensée des marges, ce que l’on retrouve chez Édouard Glissant au moins depuis les années cinquante.
Postmodernité et déconstruction : la Relation
Dans les années cinquante et soixante, l’auteur de La Lézarde faisait partie de la nouvelle génération d’intellectuels des marges née entre 1920 et 1930. Cette génération conteste les principes émis par l’existentialisme et le structuralisme, on l’a vu. De plus, comme Glissant, elle se méfie de l’idée de système, alors associée à la « négritude » d’un Césaire qui donnerait trop dans « l’être fondamental », même si, estime l’auteur de l’Intention poétique, la référence à l’être fondamental se justifiait par une certaine réalité qui n’est plus, à savoir la quête de la liberté.
La particularité de l’écrivain nègre a tenu en ceci : qu’il a d’abord pris conscience de ce qu’entre lui et cet autre lui-même on maintenait par force des barrières.
Alors qu’on comprend l’importance d’une telle volonté de liberté, on peut être moins ouvert à cette autre nécessité, d’une sorte de libération de l’être fondamental. On contestera la valeur de la replongée aux forces obscures, on niera qu’il faille ici une identification postulée avec la terre et l’arbre ; on imposera, même au niveau du poétique, une absolue clarté des raisons – bref, on s’indignera de l’abandon et réclamera la retenue exercée : c’est en quoi se dessine une perfection dans les premiers ouvrages de Césaire
 (1).
C’est aussi dans ces premiers ouvrages qu’Aimé Césaire introduisit la question de l’universel à travers la Négritude ; c’est-à-dire qu’à travers elle, il tenta de faire confondre l’homme Noir avec l’universel, tout comme Senghor dans un tout autre contexte avec sa notion de « civilisation de l’universel » que travaillera in fine Glissant par le rejet de cette notion au profit de celle de la Relation. Cet héritage, Glissant le remet en cause, car il le considère comme un moment nécessaire dans la pensée des intellectuels afro-antillais, mais un moment à dépasser.
Cette volonté de transcender Césaire prend source dans la prise de conscience qu’à Glissant et dans sa volonté d’assumer clairement sa position dans la marge, position à partir de laquelle il tient discours. Progressivement, il aboutit à une conscience politique qui l’amène à défendre l’autonomie des Antilles, ce qui correspond à sa position philosophique dont l’une des tâches est d’étudier les conditions qui ont présidé à faire tomber le Martiniquais dans un abîme. Pour s’en sortir, Césaire prenait l’Afrique comme horizon de référence positive, alors qu’il s’agit précisément, pour Glissant, d’une autre manifestation de l’assimilation et du détournement de l’horizon antillais, nourri par l’illusion du retour en Afrique. Or, l’Antillais serait dans une région qui n’est ni l’Afrique ni la France, ce qui pour Glissant l’exclut du monde, puisque l’être antillais est encore prisonnier de l’extériorité. Mais pour venir au monde, l’Antillais doit prendre en considération sa spécificité en tant que Caribéen. C’est ainsi qu’il pourra se faire connaître au monde ; ceci implique donc de se dégager de la pensée de l’Un (l’assimilation française ou africaine). Elle part d’une racine unique qui nie le divers (la Relation) ; dans cette optique, Césaire serait encore prisonnier de l’Un tel que le définit l’auteur de l’Intention poétique.
Cette remise en cause de la pensée idéologique vise à instaurer une autre pensée fondée sur la Relation et non sur la Négritude. La Relation impliquerait de partir de racines multiples pour parvenir au Divers. Ce dernier résulte de la rencontre de différences qui produisent de l’inattendu, c’est-à-dire plus que du simple métissage. Ce mouvement du monde qui impliquerait le Divers (donc la complexité) en reliant plusieurs identités, c’est alors ce qui est le « chaos-monde » ou ce que Glissant appelle encore une « nouvelle région du monde ». Dans cette philosophie, le Tout-Monde/chaos-monde a besoin de l’ensemble des différences culturelles, des identités pour être précisément cette nouvelle région du monde. Autrement dit, il s’agit d’un espace en cohérence avec une temporalité relativisée où les différences sont déterminantes. La poésie est, pour Glissant, le seul récit du monde qui permet de relier les diversités :
La poésie est le seul récit du monde et elle discerne ces présences et elle rajoute aux paysages et elle révèle et relie les diversités et elle devine et nomme ces différences et elle ouvre tellement longuement sur nos consciences et elle ravive nos intuitions. Au long de ce temps qui nous concerne et passe pour nous, elle désigne et elle accomplit cette quantité (des différences) qui se réalise et qui fournit au mouvement et donne vie à l’infinissable et à l’inattendu. (2)
C’est cet inattendu qui se trouve au cœur même de la Relation et qui donne l’occasion de se différencier de Césaire chez lequel c’est encore un impensé.
Littérature et histoire
À partir de cette position philosophique, Glissant forgera sa position littéraire en poussant la démarche césairienne plus loin. Il s’agit alors d’explorer via la littérature le rapport aux Antilles en l’autonomisant du référent africain et français, qu’il estime encore trop dominant dans la production de Césaire tel qu’elle est relue. Certes Glissant va modifier le rapport aux Antilles en en louant le paysage, en en explorant l’histoire, grâce à la médiation de figures de proximité comme celle de Toussaint Louverture. Ce dernier demeure permanent dans la variation de ses manifestations, aussi bien chez Césaire que chez Glissant. Ainsi tour à tour, il figure une conscience nationale, un stratège politique, la souffrance humaine qui souvent est liée à la mer. C’est le cas par exemple de Toussaint Louverture, « jeté à la mer blanche du Jura » (3).
Et Toussaint ! qui tenait lyre de flammes et d’entrailles,
lui,
Fut jeté à la mer blanche du Jura ; où attisé de neige, de
sarcasme,
De faim, il put mourir, si roide, en son fauteuil.
Ceux-là savaient la mer, peu ou beaucoup, et leur saumure
non égale les unit.
Les Indes sont éternité
 (4).
Il représente aussi l’archétype de la proximité avec soi et le monde. L’invocation notamment de cette figure historique et de bien d’autres permet à Glissant d’entretenir une mémoire du passé et de donner à voir la force persistante de la colonialité du pouvoir (5), c’est-à-dire d’une forme d’aliénation de soi.
In fine
Cette différence entre Glissant et Césaire trouve aussi explication dans l’écart générationnel qui les sépare. Malgré cet écart, il y a une homologie structurale qui permet de comprendre qu’en vérité, ils occupent des positions parallèles dans le monde intellectuel sans être des concurrents directs, ils apparaissent plutôt comme des alliés objectifs, malgré la critique glissantienne de la négritude. C’est-à-dire qu’Édouard Glissant essaie, non pas de s’opposer à Aimé Césaire, mais de s’en démarquer en le complétant. De plus, il est contraint de s’adapter à l’espace des possibles offert par le champ culturel et idéologique ; autrement dit, la démarche d’Édouard Glissant est médiatisée par les catégories de l’entendement philosophique et littéraire du microcosme intellectuel et de son héritage historique dans l’éclairage de ce que l’on nomme improprement la question noire. Pour le dire d’une autre manière encore, Édouard Glissant essaie de résoudre le problème de l’identité antillaise à partir de laquelle il souhaite appréhender la complexité du monde. Et pour ce faire, il déploie la littérature et la philosophie dans leur point de rencontre.

1. Édouard Glissant, L’Intention poétique, Paris, Seuil, 1969, p. 43.
2. Édouard Glissant, Une nouvelle région du monde. Esthétique I, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 2006, p. 99.
3. Édouard Glissant, « Les Indes », dans Poèmes complets. Le Sang rivé – Un champ d’îles – La Terre inquiète – Les Indes – Le Sel noir – Boises – Pays rêvé, pays réel – Fastes – Les Grands chaos, Paris, Gallimard, coll. NRF, 1994, p. 115.
4. Idem.
5. Voir Buata B. Malela, Aimé Césaire. Le fil et la trame : critique et figuration de la colonialité du pouvoir, Paris, Anibwe, 2009.
Cet article fait partie du dossier consacré à Édouard Glissant, publié dans Africultures n° 87. Nous remercions Jean-Luc de Laguarigue dont les photographies, extraites de l’exposition Le Pays des imaginés, ont illustré ce numéro.
Cette exposition est visible sur le site [http://gensdepays.blogspot.fr/2011/07/pays-des-imagines-exposition-permanente.html]///Article N° : 10674

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