« La frontière entre l’art et la politique est infime »

Entretien d'Anne Bocandé avec Rost

Print Friendly, PDF & Email

Bien connu pour son rap enragé, Rost s’est révélé avec un livre en 2008 avant de participer à la campagne de François Hollande aux élections présidentielles. En tant que président de l’association Banlieues actives et membre actif du think tank [Altaïr], l’artiste compte bien être un garde-fou implacable pour que l’actuel président tienne ses promesses, notamment concernant le droit de vote des étrangers aux élections locales.

Vous êtes rappeur, producteur d’albums, président de l’association Banlieues actives, membre d’Altaïr, chroniqueur, auteur du livre Enfant des lieux bannis. Comment peut-on vous définir ?
C’est simple, on ne me définit pas. Je suis un artiste engagé mais surtout un citoyen engagé.
Comment passe-t-on d’artiste à président d’association citoyenne et proche du présidentiable François Hollande, jusqu’à soutenir ouvertement sa campagne ?
La frontière entre l’art et la politique est infime. Ce qui change, c’est la méthode pour faire bouger les choses. En 2004, dans mon premier album solo, il y avait un titre qui s’appelait Rev’solution dans lequel je disais : « Attention les jeunes dans les cités sont de plus en plus sous tension. Si les politiques ne changent rien ça va exploser ». Deux jours après être entré en programmation, ce titre a été retiré. Mais casser le thermomètre ne soigne pas la fièvre. Nous, artistes et notamment rappeurs, nous sommes des thermomètres. Nous prenons la température et nous alertons. Or personne ne nous a pris en considération. Je me suis rendu compte que notre art avait des limites.
Quelques mois après, il y a eu les émeutes dans les quartiers. Le traitement médiatique qui en a été fait m’a révolté. Je me suis alors dit qu’on ne pouvait plus laisser les autres parler à notre place, que nous devions nous emparer de l’arme la plus importante dans notre société : les médias. Que ce ne soit plus toujours les mêmes qui portent la parole !
Quand vous dites eux, vous désignez qui exactement ?
Il y a un eux et un nous. Je suis un utopiste pragmatique. Je constate qu’on vit dans la même société mais que nous ne sommes pas dans le même monde que les élites. Nos classes dirigeantes ne sont pas dans la réalité du peuple. N’est-ce d’ailleurs pas Raffarin lui-même qui a parlé de « la France d’en bas » et « la France d’en haut » ?
Que représentent les émeutes populaires de 2005 dans votre parcours ?
En 2005, je suis parti en guerre. Des journalistes m’ont interviewé, parce que j’avais déjà chanté que ça allait exploser. Comme aujourd’hui j’étais sur le terrain. À l’époque, j’étais entre le 95, à Épinay Villetaneuse où habitent mes parents, et dans le XXe arrondissement de Paris. Je travaillais beaucoup avec des associations. J’allais souvent dans les classes, les maisons de quartier. Je disais aux jeunes que ce n’est pas parce qu’on a des handicaps qu’on est handicapé, que ce n’est pas parce qu’on vit dans des quartiers populaires que nous sommes condamnés. Je racontais mon parcours. Dans ces rencontres, les gamins parlaient sans cesse du ras-le-bol.
Est-ce que ce sont les gamins ou leurs parents qui en « avaient ras-le-bol » ?
Les gamins vivaient par procuration le ras-le-bol de leurs parents. Mais ce ne sont pas les parents qui brûlaient les voitures. Les jeunes sont souvent le reflet du quotidien de leurs parents. Après la révolte des quartiers j’ai donc décidé de faire le tour de France pendant un an, comme AC Le feu. Nous avons fait les mêmes choses en parallèle sans le savoir. J’ai été reçu par les candidats à la présidentielle. Nicolas Sarkozy voulait me recevoir seul, sans micro ni camera. Je n’étais pas d’accord. Nous étions cinq. Ce qui nous intéressait était de soumettre de la même manière à tous les candidats un questionnaire de dix questions réalisé à partir des 27 000 doléances que nous avions récupéré dans notre tour de France. À la suite de cela, j’ai participé à plusieurs débats politiques dont celui, particulièrement violent, avec Zemmour.


Zemmour face à Rost by prince_de_conde

C’est alors que vous avez fondé l’association Banlieues actives…
Nous avons lancé officiellement Banlieues actives, le 21 avril 2006, en référence à 2002. Mais nous avions déjà fait le tour de France. Nous avons ensuite activement participé aux débats de la campagne de 2007. Cela n’a d’ailleurs pas toujours été glorieux. Certains ont déformé mes propos. Certains ont même titré dans leurs journaux « Rost votera Le Pen ». À l’époque, à quelques jours de la commémoration de la révolte des quartiers, j’étais à Bondy avec des amis. En deux heures nous nous sommes fait contrôler cinq fois par les mêmes flics. J’ai compris que les policiers provoquaient les gens, dans les quartiers notamment. Car si cela explosait à nouveau, Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur et présidentiable, gagnait forcément des points.
Quelques jours plus tard, sur le plateau de télévision, j’explique à Jean-François Copé que je vois comment les jeunes dans les quartiers sont provoqués pour qu’on reparte sur les thèmes de l’insécurité comme en 2002. Que si c’était le cas, nous allions nous retrouver avec un Sarkozy-Le Pen au deuxième tour. « Alors, quitte à aller au chaos, votons Le Pen et faisons ensuite la Révolution ». Ce propos a été déformé. Le Front national les a repris, la presse aussi. C’était stupide.
Vous avez donc joué un rôle de représentant en quelque sorte ?
Je ne représente personne d’autre que moi-même et ma colère part de ce que je vois et vis. Banlieues actives m’a permis de prendre part au débat, amener une autre vision, que ce ne soit pas toujours les mêmes qui parlent pour nous. Désormais, nous avons des gens qui peuvent parler, des gens qui ont fait des études et plus seulement des sociologues qui viennent nous voir comme dans un zoo et qui font des rapports. C’est terminé ! C’était révoltant ce discours commun de pitié-charité. C’est bien d’avoir de l’empathie mais aujourd’hui nous voulons proposer des solutions concrètes.
Qu’avez-vous fait entre la publication de votre livre en 2008 et 2012, où vous vous êtes fait entendre dans la campagne de François Hollande ?
Je me suis engagé il y a sept ans, dans une démarche de bénévolat pour des raisons personnelles. Quand j’étais adolescent, que je faisais des conneries avec des copains, un monsieur venait parfois nous voir, nous payait le baby-foot de temps en temps. Il nous disait toujours : « au moins quand vous êtes là, je sais que vous ne faites pas des bêtises ». Un jour, cet homme a perdu son travail. Sa femme l’a quitté. Il s’est retrouvé à la rue pendant des années. Il est décédé il y a sept ans sur un trottoir, congelé. Apprendre sa mort a été très violent pour moi. J’aurai aimé le sortir de la rue. Je me suis alors dit : « il a passé sept ans dans la rue, je vais passer sept ans à faire du bénévolat »… J’ai terminé en janvier dernier.
Ça me fait rire ceux qui me disent : « tu peux dire ce que tu veux parce que tu es à l’aise financièrement ». À certaines périodes, je ne savais pas comment j’allais payer mon loyer. Tout ce que je gagnais en faisant des concerts, mon album ou même grâce à mon livre, était reversé à des associations de sans-abri, telle que la Mie de pain et Collectif des morts de la rue. Mon engagement était entier. Je n’en parle pas beaucoup car j’estime que ça ne regarde pas les gens. C’est moi face à mes convictions.
Des convictions que vous développez dans votre livre Enfant des lieux bannis (paru en 2008).
Dans mon livre je voulais montrer un parcours qui n’a pas été simple. J’ai failli mourir plusieurs fois. J’avais deux destins : si j’avais de la chance, je finissais en prison. Si j’avais moins de chance, c’était au cimetière. Voilà la vie qu’on me prédisait en tant que chef de bande. Avec le livre, j’avais envie de dire aux politiques que ce n’est pas de gaieté de cœur que les gamins font parfois des conneries. Il ne s’agit pas d’excuser mais de prendre en considération l’environnement. J’ai commencé le bouquin par cette phrase : « Nul ne naît mauvais, on le devient souvent par la force des choses. L’environnement est important ».
Je ne suis pas sûr que si j’avais atterri dans un autre univers, j’aurai eu le même parcours. Et en même temps, on peut s’en sortir si on le veut vraiment.
Ce livre était tout autant destiné aux élites qu’aux gamins. Un moyen de faire le pont entre ces deux mondes. Le bouquin m’a permis de rencontrer des gens extraordinaires, qui sont dans des univers différents du mien.
Un univers totalement différent de celui du rap…
Beaucoup de gens, qui ne supportaient pas le rap, ont lu le bouquin et se sont alors intéressés aux textes de certains de mes albums. J’ai poursuivi dans cette direction. Mon dernier album est un mélange de rap et de poésie avec des musiciens jazz et classiques. Quand j’ai fait un show case pour la sortie du disque, il y avait tellement de gens différents qui se mélangeaient. J’ai aimé, parce que c’est ça la France !
Vous êtes un média finalement, au sens étymologique du terme : vous cherchez à lier des personnes qui ne se connaissent pas…
Malgré nous, nous vivons parfois chacun dans des mondes parallèles. De chaque côté, il existe du rejet, de l’incompréhension mais aussi une certaine curiosité. Je le dis aux gamins que je croise : « on dirait qu’il vous faut un visa pour traverser le trottoir. Bougez-vous plutôt que de fumer et répéter « la société nous nique ». » J’ai toujours cherché à m’ouvrir aux autres, à m’extirper de mon milieu.
Avec mes potes, nous nous en sommes sortis parce qu’on rencontrait des personnes à l’extérieur de chez nous. J’avoue… les filles nous faisaient sortir de notre quartier. Quand on repérait un lycée avec des jolies filles, nous y allions. C’est peut-être idiot mais cela nous a beaucoup aidés. Nous rencontrions des jeunes filles qui grandissaient dans des milieux opposés aux nôtres. Avec nous, elles découvraient également un autre monde. C’était extraordinaire. C’est important de ne pas rester enfermer dans son quartier. C’est la raison pour laquelle la question des transports en banlieues est essentielle. Être enclavé, comme à Clichy-sous-Bois, pose un vrai problème.
Comment avez-vous rencontré François Hollande, Président de la République ? Vous avez participé à sa campagne présidentielle depuis le début.
Nous nous sommes rencontrés en 2008 quand j’ai publié mon livre, dans lequel je ne suis pas tendre avec le PS sur les questions de diversité. François Hollande et son équipe voulaient en discuter avec moi. Je leur ai dit : organisons un débat public. François a joué le jeu. C’était un moment extraordinaire où il a reconnu que la diversité et les banlieues n’étaient pas suffisamment prises en compte par le Parti socialiste. Et puis en 2011, Faouzi Lamdaoui (1) m’a appelé pour qu’un de mes titres serve à la campagne pour les primaires. Je leur ai donné les droits pour L’Avenir c’est nous.



Ce titre est un portrait de la France dans toute sa diversité. Nous avions tourné le clip dans une dizaine de villes, dans des cités avec des jeunes, vieux, bébés. Etc. Puis j’ai eu un rendez-vous avec François où je lui ai dit que je m’engageais à ses côtés à condition que la question des quartiers populaires, de diversité soit traitée pour les prochaines législatives.
Concernant les préoccupations des quartiers populaires, François Hollande, dans son programme, soutenait les récépissés délivrés lors des contrôles d’identité. Or Manuel Valls a exprimé son scepticisme à ce sujet, provoquant la colère des associations. Ne craignez-vous pas que François Hollande ne tienne pas ses promesses sur ces questions ?
François Hollande a été élu sur les questions de diversité. Nous nous sommes battus pour cela. Il a assuré une diversité de façade, notamment au gouvernement. Mais dans les cabinets il n’y a pas de diversité. Ce ne sont que des énarques qui se cooptent. Or ils n’ont pas une vision de terrain de la société, ou en tout cas elle est biaisée.
Craignez-vous que le nouveau président recule sur sa promesse d’ouvrir le droit de vote aux étrangers non-communautaires pour les élections locales, sous condition de résidence ?
Pour le droit de vote des étrangers cela fait des décennies que la gauche nous en parle sans le mettre en œuvre. Cette fois, je crains qu’ils se cachent derrière la nécessité d’un vote au 3/5e du Parlement. Car même au sein du PS, certains sont frileux. Ils ont peur du fait que les gens prennent part à 100 % aux décisions au niveau local. Car cela change la donne. On ne peut plus faire la politique de la même manière.
Est-ce que, selon vous, les personnes concernées affirment ce droit comme un besoin ?
Pour les manifestations de sans-papiers, la moitié des gens qui y sont ne sont pas sans papiers mais c’est parce que c’est une question de justice à un moment donné. C’est une question de justice. Et quand on parle de justice, cela transcende tous les clivages. On parle de dignité humaine, de la valeur humaine. C’est la raison pour laquelle les personnes qui n’ont pas le droit de vote et d’éligibilité ne sont pas nécessairement celles qu’on entend le plus revendiquer ce droit.
Quel lien faites-vous entre nationalité et citoyenneté ?
La question de nation est dépassée. Nous sommes dans l’Europe. Les nations n’existent plus réellement, les frontières non plus en tant que telles.
Les détracteurs brandissent le risque communautariste. Qu’en pensez-vous ?
C’est toujours ce qui est brandi pour ne pas faire bouger les choses. Je ne suis pas communautariste. Par contre je pense que chaque communauté a besoin d’avoir une structure pour garantir le respect des droits de chacun de ses membres. La communauté juive, par exemple, est organisée. Dès qu’il y a le moindre incident, ils sont tous dans la rue. Tout le monde doit être respecté… les Noirs et les Arabes aussi. Peut-être que le droit de vote des étrangers non-communautaire va faire évoluer les choses. Que le maire sache qu’il ne peut plus exclure une partie de la population parce qu’elle aura son mot à dire au moment opportun, représente un réel renouveau de la démocratie.
En 2005, pour défendre ce droit, vous revendiquiez de ne pas avoir la nationalité française. L’avez-vous actuellement ?
J’ai voulu entamer les démarches pour mes trois enfants, qui sont nés ici. Ma vie est ici. Je connais bien la France. Je l’ai parcouru de long en large. Je me suis engagé dans de nombreux combats associatifs et politiques. J’estime contribuer à faire bouger les choses. Faire la démarche d’être Français sur le papier est aussi une manière de montrer que même avec la nationalité, je reste le même. Je continue à faire bouger le destin commun.
Mais j’ai arrêté la démarche. Je n’accepte pas d’être humilié comme nous le sommes quand nous sommes étrangers en France et qu’on a affaire aux services de la préfecture. Il faut aussi réformer l’administration française.
Vous souhaitez donc désormais être un garde-fou politique…
C’est important. Nous allons surveiller tout ce qui est fait et surtout ce qui n’est pas fait. S’ils font volte-face sur le droit de vote des étrangers, nous allons réagir. Ce serait la pire des trahisons. Nous rentrerons dans une opposition absolue. Aux prochaines élections on se battra pour les faire partir quitte à remettre la droite au pouvoir. Tant qu’il y a des perspectives, les gens y croient. Par contre, s’ils nous ferment la porte au nez, on se structurera, notamment pour peser lors des prochaines élections municipales. 2013 réserve son lot de surprises. Nous n’acceptons plus de nous faire biaiser. La gauche a déçu nos parents. La gauche a dégoûté nos grands frères. Nous ne nous laisserons pas faire.
Quels sont vos projets dans les mois à venir ?
J’ai un film en préparation. Et j’aimerais aussi monter une structure audiovisuelle car une petite minorité de personnes s’octroie toutes les subventions. Je ne vais plus au cinéma quand il n’y a pas de diversité dans les films.
Vous soutenez donc un projet comme celui de [l’École de la cité] de Luc Besson à Saint-Denis ? Au-delà du financement de projets cinématographiques issus des quartiers populaires, il ouvre en septembre, une école de cinéma gratuite sans condition de diplôme.
Il en faut des Besson. Certains diront qu’il fait son argent sur notre dos. S’il gagne de l’argent tant mieux. Cela veut surtout dire qu’il y a un marché ! Tant mieux. Mais quand je vois un film à l’affiche comme celui des Petits Mouchoirs de Guillaume Canet, je ne veux même pas aller le voir. Guillaume Canet affirme avoir fait un film avec tous ses amis. Donc, cela signifie qu’il n’a aucun ami noir ou arabe. Dans quel monde vit-il ? Et à qui parle-t-il ? S’il n’y a pas de diversité dans un film je ne donne plus mon argent. Et si tout le monde réagissait pareil, ils reverraient leur manière de faire.
Certains diront que je suis extrême mais à un moment donné il faut prendre des positions. On ne peut accepter qu’une partie de la population soit exclue, sous prétexte qu’elle n’est pas née au bon endroit, ou qu’elle n’a pas le bon patronyme. Le monde a évolué, la France a évolué. Il faut que ce qui est proposé sur le plan artistique, culturel, représente la population, la réalité du terrain.
Vous saisissez vos engagements au gré des opportunités ?
Non, parce que les opportunités je les crée en fonction de mes objectifs. J’ai toujours provoqué les choses, j’ai toujours été au front. Je me suis toujours battu, quand bien même certains pensaient que c’était une utopie. Les utopies font avancer le monde.
Quels sont les rêves de Rost après une carrière artistique bien remplie et des engagements politiques en cours ?
La vie serait triste si on n’avait qu’un seul rêve. J’aimerais que les gens prennent conscience que ce sont eux qui décident vraiment. Les politiques sont là que parce que le peuple le veut bien. Que les gens prennent en main leur destin. On a le devoir de prendre en main notre destin, de se battre pour nos enfants, nos petits frères.
Quelles seraient les trois mesures concrètes indispensables et prioritaires pour vous ?
Le droit de vote, c’est non négociable. Ce n’est qu’un préalable. Ensuite la représentativité dans toutes les sphères de la société. Et enfin, la question de l’éducation. L’éducation est la base du changement.

1. Actuel conseiller à l’égalité et à la diversité de François Hollande, Président de la République///Article N° : 10951

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Les images de l'article
Rost, artiste et citoyen engagé © Anglade Amédée





Laisser un commentaire