Une réponse divine au conflit de générations

Entretien d'Olivier Barlet avec Mounir Diawara

SIT Abidjan
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Internet : une chance pour les jeunes face aux anciens. Mais cela suppose en Côte d’Ivoire de nombreuses évolutions, à commencer par l’attitude de l’Etat.

Quelle est votre action dans le domaine de l’internet  ?
Mon entreprise a été créée il y a trois ans en Côte d’Ivoire. C’est une société de services informatiques proposant aux entreprises et administrations, ivoiriennes mais aussi de la sous-région, des solutions internet et intranet, telles que des systèmes de messageries, de groupware complet, sites web, des sites web internes ou publics pour la diffusion d’informations, et tous services intranet en général. Aujourd’hui on commence à parler aussi de commerce électronique et de système de sécurité des réseaux.
Quel est le développement de l’internet en Côte d’Ivoire ?
1999 est un peu l’année du décollage alors que 97 et 98 ont été assez calmes. On a fait beaucoup de sensibilisation et au niveau économique cela n’a pas été fameux pour l’entreprise. Mais en 99, à mi-parcours, on a cinq fois plus de chiffre d’affaires que sur l’ensemble de 98. Beaucoup d’entreprises et d’administrations ont franchi le pas.
Quels problèmes posent le passage à l’internet ?
Il y a des problèmes de mentalité bien sûr. Les gens les plus informés sont rarement les décideurs : la grande hiérarchisation dans les entreprises et les administrations fait obstacle. Les besoins sont difficiles à identifier : notre rôle est aussi de susciter cette réflexion et de proposer des solutions, mais il est très complexe d’arriver à une prise de décision. Pour vendre une solution intranet, on observe un cycle typique de neuf mois à un an à partir du premier contact. Cela demande une organisation en conséquence et beaucoup d’abnégation ! Il faut prendre son temps et constamment expliquer ! Ces techniques sont très jeunes et tout va très vite dans ce domaine, si bien que les décideurs ne veulent pas faire de bêtises. On a eu le même problème dans l’informatique en général il y a une quinzaine d’années lorsque les micros ont commencé à s’imposer. Il y eut beaucoup de mauvais investissements. Pourtant, le besoin est là et les plus hardis ont un avantage compétitif immédiat. Mais il y a aussi des  » chercheurs d’or  » qui vendent n’importe quoi à n’importe qui !
Le développement des télécommunications en Côte d’Ivoire suit-il le mouvement ?
C’est un frein très important. Les choses avancent très vite mais la technologie avance elle aussi très vite : on est toujours demandeur et on se plaindra toujours ! Les coûts des matériels baissant au niveau mondial, ça se ressent ici, mais avec du retard : le parc micro-informatique grandit. Au niveau des télécommunications, la privatisation de l’opérateur a permis que la nouvelle entité, filiale de France Télécom, investisse, ce qui n’était pas le cas lorsqu’elle était détenue par l’Etat. Mais le problème n’est pas au niveau de la téléphonie de base mais dans le fait que c’est encore un monopole pour cinq ans : le développement de l’internet gratuit dans certains pays d’Europe est rendu possible par la compétition entre les opérateurs, sachant que c’est la facture téléphonique qui paye. Il n’est pas possible de lancer de telles initiatives qui seraient une avancée terrible en Côte d’Ivoire. Quant au cadre réglementaire, il est très compliqué alors que de nouveaux services arrivent qui se mélangent les uns aux autres : l’internet sur des réseaux de type voix, la voix sur des réseaux IP… L’ATCI, autorité ivoirienne de régulation est complètement larguée… Les conditions varient selon les pays. En Côte d’Ivoire, pour être fournisseur d’accès, les conditions sont draconiennes : une autorisation et 100 millions de francs CFA de capital (un million FF), alors qu’au Sénégal il n’y a ni autorisation ni même déclaration ! Notre action au niveau associatif est de faire du lobbying pour lever ces freins.
Justement, parlons-en !
Nous voulons créer une association ayant le rôle d’observatoire pour proposer des orientations et accompagner les secteurs concernés : l’Etat, la société civile, les ONG – sensibilisation et formation. Comme à titre personnel je fais partie du réseau Anaïs avec d’autres personnes et que nous n’avons rien formalisé sur la Côte d’Ivoire, cette action s’intègre dans celle du réseau. Nous sommes moins avancés qu’au Sénégal par exemple : l’internet est plus jeune et la société civile me semble moins organisée.
Quelle logique de lobbying suivez-vous ?
Des initiatives, notamment dans les administrations, manquent complètement de coordination. Au niveau des infrastructures, des mises en commun pourraient dégager des ressources pour avancer. Les volets de la formation et de l’appropriation sont complètement occultés et cela donne encore des investissements improductifs. Et puis sur les télécommunications, que ce soit au niveau de la réglementation ou des acteurs privés, il y a du lobbying à faire qui ne se faisait qu’individuellement. Il a fallu, non sans difficultés, identifier les personnes concernées. Notre rôle sera aussi de faire le lien avec les initiatives dans l’enseignement supérieur, les projets similaires, les expériences. Notre association comprend des techniciens comme moi, des journalistes, des fonctionnaires précurseurs.
Comment s’orientent l’associatif et le privé ?
En Côte d’Ivoire, l’internet a suscité beaucoup d’engouement et on a vu surgir une Internet Society, une Association des Professionnels de l’internet etc mais tout ça a capoté avec les tentatives de récupérations personnelles ou mercantiles. Au bout d’un an, le soufflet est retombé parce que personne n’était dupe. Ce serait le moment de relancer les choses car on arrive mieux à cerner le marché, les besoins, et à séparer le privé de l’associatif. Le réseau Anaïs me permet de voir ce qui se prépare au Sénégal, au Burkina, au Bénin où l’entreprise privée à moins de poids sur la vie qu’ici où on dit souvent qu’après la Grande-Bretagne, la Côte d’Ivoire est le pays le plus capitaliste au monde !
Bien sûr, l’ambiguïté est de mise ! Comment faites-vous personnellement ?
C’est une problématique constante. Mon entreprise ne vend pas de matériel ; nous ne sommes ni opérateur de télécommunication ni ISP. Nous sommes une société de service : conseil, développement, donc sans concurrents direct et nous travaillons avec eux plutôt en sous-traitance. Nous organisons une exposition annuelle gratuite et ouverte au public, et y avons invité les ISP, les principaux revendeurs de matériel et les principaux intégrateurs, les principales marques et fournisseurs d’accès. Chaque séminaire à été confié à une de ces entreprises invitées, ce qui a créé un climat de confiance entre les professionnels. Tous ont intérêt à ce que le gâteau devienne plus gros plutôt que de tenter d’avoir la plus grosse part d’un petit gâteau !
Vous est-il possible d’investir à long terme sans avoir de rentabilité immédiate ?
Des démarches sous-régionale auront toujours plus de chance d’être viables économiquement. Les réglementations sont un grand frein mais c’est faisable : les  » gros  » de l’informatique sont tous au niveau continental ou régional. Ce sont toujours les gros qui survivent… France Télécom a les moyens de le faire en étant opérateur dans différents pays… Microsoft est très présent… Le coût encore prohibitif d’internet est lié aux opérateurs de télécom. Pour l’instant, cela représente moins de 1% de leur chiffre d’affaire et ils ne font aucun effort, ce que le manque de compétition n’arrange pas. Mais quand cela sera ouvert… Pour la téléphonie mobile, l’Etat avait accordé trois licences et tout le monde a dit que ce n’était pas viable. La réussite est complète et ils font trois fois leurs prévisions. L’internet est fondamental : il n’y a pas de bibliothèques, il est très difficile de communiquer avec le reste du monde, on a soif d’information de tout type ! Il manque en Côte d’Ivoire des accès communautaires, cybercentres etc. alors qu’il y a une vrai demande de la part de la jeunesse ! Les universités sont toutes connectées. De vraies initiatives professionnelles vont certainement voir le jour, avec des débits suffisants, de bonnes machines. Cela demande des investissements mais on arrive vraiment à un tournant.
Le culturel demande une intervention étatique ou bien des solutions alternatives du style communautaire pour se partager les coûts. Quelles sont les perspectives ?
Il faut que chacun joue son rôle. Aujourd’hui, le ticket d’entrée est tellement cher pour de petits entrants que même des initiatives communautaires auraient difficilement les moyens de mettre en place leurs propres infrastructures si elles sont hors d’Abidjan. Il faudrait que l’Etat joue son rôle en se retirant de ce qui ne le regarde pas et en mettant le bon cadre réglementaire en place.
Quel est le fond du problème ?
Ce qui est fou est de voir un message envoyé à un voisin transiter par Boston, New York ou Paris. Cela ne me pose pas de problème philosophique mais si on avait constitué l’infrastructure comme il le fallait dans notre pays… Une partie de la bande passante est utilisée par des messages qui reviennent… Ce que je crains avec les nouvelles technologies ou même la télévision, c’est que pour nous Africains, ce soit comme une grande maison où tout le monde se met à la fenêtre pour regarder dehors. Si nous construisions les infrastructures qui nous permettent de garder la valeur ajoutée, vu que chaque fois que mon message passe par l’extérieur, je laisse quelques centimes sur la route ? Aussi y a-t-il des besoins de communication vers l’extérieur, pour les diasporas sénégalaise et malienne par exemple en Côte d’Ivoire.
Vous croyez que les nouvelles technologies peuvent beaucoup changer de choses ?
Elles représentent une chance inouïe pour nous les jeunes en Afrique. Je me suis souvent demandé que faire après mes études car tout était verrouillé, tout était pris par les anciens qui contrôlent tous les secteurs d’activités, les industries. Les nouvelles technologies sont comme une réponse divine ! Nous, on peut les prendre en main et eux n’y comprennent rien !
Mais ils freinent des quatre fers ! C’est vrai pour l’Afrique en général. C’est une vraie révolution qui est en cours. On a loupé la révolution industrielle : tant mieux ! N’essayons pas une industrialisation coûteuse pour l’environnement et source de conflits entre les couches sociales. Le problème n’est pas de monter les ordinateurs ici ou ailleurs, mais d’être présents dans les services. L’Inde, le Sénégal s’y sont mis. Nous avons de très bons ingénieurs qui coûtent cinq fois moins cher en salaire que dans les pays du Nord où il y a pénurie : c’est là qu’il faut se positionner. On dit que le succès de la Côte d’Ivoire, ça a été l’agriculture. Ce n’est pas vrai : c’est le réseau routier qui a permis aux productions les plus reculées d’être acheminées et vendues. Il faut en faire de même pour le réseau de l’information !
C’est une proposition à l’asiatique que vous faite, mais le succès des  » dragons  » était basé sur une capitalisation de départ.
C’est tout à fait imaginable. On ne va pas tout refaire pareil mais cela peut se faire par la capitalisation en Côte d’Ivoire et dans des pays comme le Mali ou le Burkina Faso qui sont les  » chouchous  » des bailleurs de fonds, ce seront des dons extérieurs. Et il faudrait compter avec les pays anglophones. Au départ de la Côte d’Ivoire, la minute de télécommunication coûte 500 francs CFA pour le Sénégal, le Gabon ou le Mali, 1000 francs pour la France mais aussi 1000 francs pour le Ghana qui est frontalier ! C’est une aberration totale.
A vous écouter, on a l’impression d’un conflit de générations, les anciens faisant barrage par les réglementations et la capitalisation ?
Effectivement, c’est aussi un conflit de générations.
Si on essaye de faire un état des lieux, tout est concentré sur Abidjan ?
Un fournisseur d’accès a ouvert un point d’accès à Bouaké, il vient d’en ouvrir un à San Pedro. Côte d’Ivoire Télécom à lancé un service de fourniture d’accès. On avait espéré qu’ils allaient casser les prix mais ils se sont aligné. Les principales villes sont connectées, mais toutes ne le sont pas encore en communications locales.
Quelle rapidité de chargement ?
Pour les accès modem, Côte d’Ivoire Télécom (filiale de France Télécom) avec son service Aviso proposent 56 000 Kbps (V90) théoriques mais à l’usage sur le réseau téléphonique, on arrive à 46 000 ou 48 000 ; les autres sont à 33 600. La connectivité internationale sur le noeud national où résident tous les ISP (noeud Leland offert par les USA) est à 256 Kb/s. Côte d’Ivoire Télécom a sa propre liaison sur la France à 512 Kb qui vient de passer à 1Mb/s. Un autre ISP, GlobeAccess, dispose aussi de ses propres capacités, à 256 Kbps qui va évoluer très vite à 512 Kbps. Donc, la bande passante est en constante évolution en fonction des besoins. L’arrivée de Côte d’Ivoire Télécom est un bien dans le sens où ils font les choses dans les normes, mais pour les ISP locaux, c’est le gros qui arrive avec ses gros sabots. Mais le consommateur devrait être gagnant.
Le prix de la connexion ?
Illimitée c’est entre 28 et 32 000 FCFA selon l’ISP mais il y a des formules horaires entre 2 et 4 000 selon la consommation, d’autres avec 15 heures à 15 000 franc par exemple et il ne faut pas négliger la facture téléphonique : 58 francs les 5 minutes (100 FCFA = 1 FF).
Le nombre de connectés sur la Côte d’Ivoire ?
Cela doit tourner entre 4 000 et 5 000 mais les ISP ne donnent pas leurs chiffres. Bon, il ne faut pas négliger la piraterie, c’est-à-dire les comptes utilisés par 15 ou 20 personnes, les connections par modem partagé avec 10 ou 15 ordinateurs… Peu de cybercafés, une vingtaine d’entreprises en liaisons spécialisées… Cela donnerait entre 8 et 10 000 utilisateurs d’internet en Côte d’Ivoire.
Des budgets publicitaires ?
Le principal site visité par la diaspora et les locaux est celui d’AfricaOnline, le premier fournisseur d’accès, qui héberge aussi les principaux quotidiens nationaux. Il y a des bandeaux publicitaires. C’est une partie non-négligeable de leur revenus, ainsi que la création de sites web – et de moins en moins la vente d’abonnements. Le bandeau en première page est à 500 000 francs CFA/mois. Chez Globe-Access, avec un bandeau tournant toutes les 5 ou 10 secondes, c’est de l’ordre de 90 000 francs CFA/mois pour 10 secondes d’exposition. De son siège à Boston, Africa Online vend des sites web aux entreprises, et lance le premier site marchand ivoirien, proposant aux entreprises d’avoir des boutiques etc.
Avec une soixantaine de langues, y a-t-il un débat sur le multilinguisme en Côte d’Ivoire ?
Ici, c’est le cadet des soucis de tout le monde, alors qu’au Mali, il y a des résultats très concrets sur l’alphabétisation en langue nationale. Ici, cela devient très politique de décider quelles langues vont être promues. Le taux d’alphabétisation en français est également plus élevé. Bien sûr, les gens apprennent plus vite dans leur langue maternelle et il vaut mieux parler dans la langue où on réfléchit, mais pour nous, le problème est surtout que les gens soient alphabétisés. En plus, en ce moment, la langue la plus parlée, le dioula, est souvent considérée comme étrangère…
Faut-il avoir peur de la globalisation, de l’hégémonie culturelle ?
Je ne suis peut-être pas le meilleur exemple : j’ai des origines très multiples et la technologie, étant de famille aisée, je suis tombé dedans quand j’étais petit ! Je crois qu’il faut y aller franco pour qu’on puisse dire quelque chose : si on attend, on va subir ! Et ce sera comme pour la télé, le cinéma, les journaux, etc. Par contre, je me méfie des aides qui souvent n’en sont pas ! Mieux vaut commencer entre nous : tout ce qu’on fait est transfusé, vient d’ailleurs ! Il nous faut choisir ce qu’on veut recevoir, sans se fermer à l’extérieur. Notre chance, c’est la démographie et la jeunesse ; bien sûr, c’est aussi notre plus grand poids car, sans trop exagérer, chez nous il doit y avoir 20% des gens qui travaillent pour nourrir les 80% restants mais il y a quelque chose à faire, sans croire au miracle !


[email protected]///Article N° : 1107

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