« Un écrivain a toujours besoin d’un maître »

Entretien de Carole Dieterich avec Insa Sané

à propos de Tu seras partout chez toi
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Dans son dernier livre, Tu seras partout chez toi, Insa Sané offre aux lecteurs un conte philosophique. L’écrivain avait habitué son public à des histoires ancrées entre Sarcelles et le Sénégal. Tu seras partout chez toi se veut universel et rompt ainsi avec l’image de l’auteur de banlieue que s’était forgée Insa Sané.

Votre dernier livre raconte l’histoire de Sény, un petit garçon forcé à l’exil. Votre texte joue beaucoup avec les mots et reproduit le phrasé d’un enfant de 9 ans. Comment avez-vous réussi à vous mettre dans la peau d’un enfant ?
J’ai beaucoup de modèles. D’abord Le Petit Prince (1), que j’ai eu du mal a arrêté de lire, ou encore Allah n’est pas obligé (2). De nombreuses histoires d’enfants ont été écrites par des adultes. L’important est de savoir ce que l’on a envie de raconter, la grande difficulté étant de trouver les mots pour le faire.
Par ailleurs, je suis toujours au contact d’enfants. En plus des livres et des chansons que j’écris, je fais énormément de rencontres en milieu scolaire. Je discute beaucoup avec les enfants et j’essaye d’être toujours à l’écoute de leur construction grammaticale. J’ai moi-même deux enfants et qu’est-ce j’apprends d’eux ! Je me souviens un jour avoir emmené ma petite sœur dans une ferme et un de ses camarades a dit : « Maîtresse, maîtresse ! Pas vrai que c’est la vache qui fait le lait ? ». Là, une petite-fille l’interrompt : « Ben oui, parce que c’est le taureau qui fait le café ! ». Cela ne s’invente pas ! Une fois que l’on a entendu ça, il faut s’en saisir et essayer de se l’approprier. D’une certaine manière, il faut être capable de laisser son « costume de sérieux » de côté pour pouvoir parler de choses profondes. Peut-être aussi suis-je un grand enfant…
Dire des choses d’adultes avec « des yeux d’enfants », cela vous donne-t-il une plus grande liberté ?
Oui, cela me donne plus de liberté. Déjà, on a l’impression que les événements sont moins lourds, moins dramatiques, moins pesants. Cela offre la possibilité d’aborder les questions en profondeur, sans en avoir honte, sans jeter un voile sur des vérités qui peuvent parfois être plus difficiles à aborder entre adultes. La question de l’endroit où l’on souhaite vivre, la question de la guerre, la question de la séparation, etc. Dans la bouche des adultes, ces questions deviennent très lourdes, alors que le regard d’un enfant offre une naïveté, une légèreté. Raconter des choses atroces qui sont à la fois drôles parce qu’on ne comprend pas tout.
J’avais envie d’écrire un livre qui se lit et qui se relit. À différents âges, on peut comprendre différentes choses. Cette histoire est d’abord destinée aux adultes mais les enfants peuvent se régaler malgré tout parce qu’ils vont retrouver tous les symboles et toutes les références aux contes et aux mythes. Cela m’a permis de mettre de la distance par rapport au thème sérieux qui me tenait à cœur.
Pourquoi ce thème de l’exil vous tenait tant à cœur ?
Les questions que je soulève dans mon livre sont des questions que je me pose personnellement. Cela fait un moment que je me demande où est ma place. J’ai longtemps cru que ma place était en France. Or, avec ce que je vis en France, je me dis que peut-être ma place est ailleurs. Peut-être que ce pays que j’aime ne me correspond pas, ne correspond pas à ce que j’ai envie de partager avec les gens. Cette question m’est venue à ce moment de ma vie parce que je vois mes enfants grandir. Ils sont nés en France, mais sont-ils Français ? C’est une question que se posent les adultes et que se posent les politiques sur mes enfants. Et la réponse des politiques est que mes enfants ne sont pas Français. S’ils ne sont pas Français et qu’ils ne sont pas nés ailleurs, ils sont quoi ? Ils vont vivre où ? C’est une vraie question. Où vais-je vivre ? Où vais-je pouvoir être heureux ? Ce roman est un début de réponse, en tout cas, c’est ma proposition : partout.
Tu seras partout chez toi est construit comme une chanson ou encore un slam…
J’adore mélanger les genres, je ne sais pas écrire dans un seul format, dans un seul style.
Quand j’écris, je veux montrer tout ce que j’ai pu lire, entendre, goûter. En général, je commence toujours par écrire une chanson que le lecteur retrouvera dans l’œuvre. Certains lecteurs arrivent à voir cette chanson, d’autres non. L’histoire et les personnages se créent autour de cette chanson. À côté de ça, comme j’adore le cinéma, j’introduis des scènes plus cinématographiques, le théâtre aussi. Je suis friand de tous ces médias et j’ai donc envie de les partager avec le public.
Victor Hugo, Antoine de Saint-Exupéry, etc. Vous faites de nombreuses références dans votre texte. Ses auteurs vous ont-ils inspiré ?
Je n’arrive pas en sortir, j’ai essayé de divorcer mais ce n’est pas possible. Je suis très sensible à Victor Hugo, à ses poèmes et à son style. J’aime m’en imprégner. Dès que j’ai un doute, c’est simple, je retourne aux fondamentaux. Cela me permet de redécoller.
On a toujours besoin d’un maître. Je ne comprends pas les auteurs qui prétendent être nés d’eux-mêmes. Quand j’ai découvert Le Petit Prince, j’ai eu envie d’écrire. Toute la difficulté est de se détacher d’un livre qui nous a marqués. Si on devait les comparer, mon livre serait la suite du Petit Prince. Un petit prince d’aujourd’hui, avec des problèmes d’aujourd’hui.
Vos précédents livres étaient ancrés dans un territoire, ce n’est pas le cas de celui-ci. Est-ce une volonté de rendre cette histoire universelle ?
Exactement, c’est pour en faire une histoire universelle et pour casser avec cette étiquette que l’on me colle d’écrivain de banlieue, d’écrivain urbain etc. Je suis avant tout un écrivain populaire. Quoi de plus populaire que le conte et les mythes ? Ce livre est un lieu de questionnement avec une morale mais libre à chacun d’y voir la sienne. Maintenant que livre est paru, il ne m’appartient plus. Je ne suis qu’un lecteur parmi d’autres.
Je tiens à vous féliciter parce que vous n’avez pas parlé de l’origine du personnage principal. Je suis contente que vous ne l’ayez pas fait parce que justement, il n’a pas d’origines. La plupart des adultes voient un enfant africain qui vient en France parce que dans son pays il y a la guerre. Mais il n’y a pas si longtemps que ça, il y eut des guerres en France et l’Europe de l’Est a connu des exodes.
Cela nous renvoie à notre imaginaire, c’est une manière de se questionner : pourquoi je pense que cet enfant est noir, pourquoi je n’arrive pas à l’imaginer blanc. C’est une grande question. En tant qu’adulte, pour comprendre ses choses, il faut pouvoir se remettre en question et ne pas tout voir en noir et blanc.

1. Le Petit Prince. Antoine de Saint-Exupéry
2. Allah n’est pas obligé. Ahmadou Kourouma.
///Article N° : 11217

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