La Traversée d’Elizabeth Leuvrey

Le troisième monde de l'entre-deux

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Un bateau : le huis clos du paquebot-ferry L’Ile de beauté qui relie Marseille à Alger. C’est dans cet entre-deux qu’Elizabeth Leuvrey, née en Algérie, recueille la parole de ceux qui font ce voyage, pour la plupart algériens. Une vingtaine de traversées pour en saisir les meilleurs moments mais aussi un dvd et un livre à venir pour en transmettre la richesse qui dépasse le temps de ce film. Car ce moment au milieu des eaux est favorable aux discussions, aux échanges, aux souvenirs, aux confidences…
La parole ne vaut que par son écoute, ce qui suppose un espace et une intimité. Ceux qui voyagent savent combien ces entre-deux sont propices à l’échange. Ce bateau matérialise la dualité culturelle que vivent les travailleurs de l’immigration, personnages de cette grande fiction à la fois historique, économique et humaine, en suspension entre « la France qui donne à manger et l’Algérie qui fait grandir ». Vécus, soucis, réflexions s’entremêlent par la grâce d’un montage en écho au puzzle d’impressions que transmettent des plans fixes métonymiques ponctuant le film, et notamment son début qui, avec les sons de tous styles qui accompagnent le chargement des voitures et la préparation des bagages, met en place une polyphonie sonnant comme un programme.
Ce programme est bien sûr de rendre un visage et des sensations à ces migrants que l’on enferme dans les idées reçues, en écho au travail du sociologue Abdelmalek Sayad (1933-1998) auquel le film est dédié, qui s’était opposé aux visions déshumanisantes de l’immigré et avait privilégié un regard humain en décrivant dans La Double absence l’illusion puis la souffrance de l’immigré, doublement absent puisque oublié dans son pays d’origine et contraint au mutisme dans le pays d’accueil. « On est partout chez nous », entend-on sur le bateau, mais ces confidences disent le contraire, parlent d’un exil des deux côtés, ces gens qui traversent étant eux-mêmes traversés par deux cultures, deux modes de vie. Dans ce paquebot où le seul horizon est la mer et qui vibre en permanence des machines, c’est un espace mental qui se livre à travers la seule parole.
Un enjeu se dégage, qu’exprime clairement Ben, un des protagonistes : « faire de deux mondes un troisième monde ». Ce nouveau territoire, il n’est qu’en perspective mais il est bien là, dans le désir de dépasser le tiraillement, dans la délicate négociation culturelle entre son origine et le pays où l’on vit, mais aussi dans cette certitude que le voyage vaut le coup, en dépit de la souffrance. La souffrance, les immigrés la connaissent, dans la dureté du travail certes, mais surtout dans le rejet par le pays d’accueil. C’est là que ce film émeut : ce sont des hommes déçus, en mal d’amour, qui s’expriment ; des hommes qui auraient voulu s’intégrer mais à qui on refuse la dignité d’être égal. Ces souffrances se conjuguent en un mal de vivre mais elles sont emportées par les flots : l’énergie est là, l’humour n’est pas loin, la danse fédère et ravit jusque tard dans la nuit. Un troisième monde se construit, où la place de ces voyageurs n’est plus ici ou là-bas mais dans cet entre-deux qui finalement peut être une place aussi.

///Article N° : 11458

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