Le rappeur Médine « entre les lignes »

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Depuis plus de 10 ans, Médine arpente la scène du rap conscient. Franco-algérien, musulman, issu d’un quartier populaire, il brandit ses multiples identités pour contrer les stigmatisations. Avec son dernier album Protest Song et un livre Don’t Panik, le rappeur havrais en appelle au dialogue et à l’inter-connaissance. Rencontre.

Afriscope : Vous définissez vous comme un rappeur engagé ?
Médine : Dire rappeur-engagé, rappeur-politisé, rappeur-écrivain, ce sont des pléonasmes pour moi.
Vous avez publié l’an dernier un livre d’entretiens, Don’t Panik, avec le géopolitologue Pascal Boniface. Pourquoi ?
Je sais que certaines personnes sont rebutées par la forme du rap parce que ça correspond à une culture, à des codes. Pourtant il y a des sujets qui mériteraient d’être entendus et qui peuvent contribuer à dénouer certains phénomènes sociaux.
Le titre du livre reprend un de vos morceaux. À quoi fait-il référence ?
C’est une invitation à comprendre les attentes et les réalités des musulmans, des jeunes de quartier mais aussi des personnes issues de l’immigration. Venez découvrir, n’ayez pas peur ! Don’t panik ne concerne pas que les musulmans ; cela concerne ceux qui seraient artisans de la peur en France à leur détriment.
2001 est une année charnière dans l’histoire internationale. Cet événement a aussi nourri vos textes, puisque votre premier album s’intitule 11 septembre, récit du 11e jour.
J’étais au lycée quand les attentats ont eu lieu. Je voyais un tas d’accusations dans les médias concernant mes identités ; issu de l’immigration, musulman, des quartiers. Or je n’avais pas de projet de destruction pour la France ! Je me suis conscientisé artistiquement et socialement, à partir de 2001. C’est une date charnière pour moi, mais aussi pour la lutte contre les discriminations.
Dans votre travail artistique, vous parlez beaucoup des périodes peu connues de l’Histoire de France (1).
Je pars de mon ignorance. Je suis franco-algérien et j’ai dû bricoler cette histoire. Tantôt j’étais tiré vers le côté très idéaliste de ma famille concernant l’Algérie, ou diabolisateur qui faisait du Français l’ennemi par excellence. Et de l’autre côté, j’avais la France qui essayait de se justifier, qu’on pouvait retenir des choses positives de la colonisation. J’avais deux sons de cloche. J’ai dû faire le tri moi-même à 30 ans, me rendre en Algérie, faire un travail de lectures, de rencontres. Un travail que l’Éducation nationale aurait dû faire pour éviter que nous soyons dans des postures schizophrènes aujourd’hui. Mes morceaux parlent simplement de quelqu’un qui est français, qui a grandi et vit en France, qui a des origines d’ailleurs et qui souhaite les concilier sans en choisir une. C’est le cas de milliers de Français aujourd’hui.
Vous faites souvent des parallèles avec les luttes afro-américaines. Pourquoi ?
Je ne peux pas m’empêcher de faire le parallèle entre ces jeunes à qui on interdit d’entrer à l’école parce qu’elles portent un voile et les Afro-Américaines qui ne pouvaient pas accéder à l’école parce qu’elles étaient noires. Dans les années soixante aux États-Unis, on faisait tout pour évincer cette partie de la population en la diabolisant, en lui rappelant qu’elle n’était pas compatible avec la société.
Les icônes, notamment dans le rap, sont davantage afro-américaines que françaises. Pourquoi ?
C’est aussi culturel. Le rap puise son inspiration dans la black music où il y a énormément de références aux leaders afro-américains. Et l’histoire afro-américaine est plus connue, plus documentée. Et donc en étudiant le rap afro-américain, je me suis rendu compte qu’il y avait des similitudes avec ce que vivaient les personnes issues de l’immigration en France. À part peut-être la « Marche des Beurs », je vois difficilement d’autres moments en France qui ont pesé dans ces questions de discriminations.
Le 3 décembre, on commémore les 30 ans de cette Marche pour l’égalité et contre le racisme. Cette période est peu connue. Un des chapitres de votre livre s’intitule De la marche des Beurs à la marche des peurs. Pourquoi ?
Si c’est peu connu, c’est malheureusement, je pense, à cause de la récupération politique, comme SOS Racisme. Pourtant il y avait des ambitions nobles au départ. C’est pour ça qu’en 2013, j’appelle cela la Marche des peurs. Entre-temps, le problème s’est déplacé : il ne concerne plus les Arabes et les Noirs qui habitent dans les quartiers et qui auraient du mal à s’intégrer, le problème est désormais sur le plan religieux. Et certaines personnes surfent sur ces peurs.
Pour vous, il s’agit donc d’un échec des revendications d’égalité de 1983 ?
Le simple fait de vouloir réitérer l’action est déjà un échec. Mais je serais curieux d’entendre les Malek Boutih, Harlem Désir, et ceux qui étaient là en 83 et surtout 84 (ndrl : naissance de SOS Racisme), sur leur manière d’aborder par exemple la question musulmane aujourd’hui. Est-ce qu’ils ne vont pas la rejeter en disant que ce sont des questions qu’il ne faut pas se poser, que peut-être l’islam n’est pas compatible avec les valeurs de la France ? J’ai peur d’entendre ça dans la bouche de ces personnes. S’il y a une marche à refaire en 2013, ce serait une Marche des peurs. Ce n’est pas un mauvais jeu de mots : il s’agit de fédérer toutes les personnes qui représentent les peurs exacerbées en France et en majorité les musulmans malheureusement.
Vous écrivez dans votre livre : « L’islamophobie et le racisme gagnent peu à peu nos institutions ».
Cette montée de la peur s’explique par une espèce d’accaparement de ces phénomènes par la classe médiatique et politique à des fins électoralistes ou commerciales. Des personnes utilisent l’islam, l’intégrisme, la montée de la peur pour manipuler les masses, pour grappiller des voix chez les extrêmes. Et cela s’institutionnalise : au travail par exemple, on légifère alors que ça pourrait se régler au cas par cas et avec les bons interlocuteurs. Or la classe politique n’en a pas. Elle va chercher des imams comme Hassen Chalghoumi d’un côté ou s’adresser au pire des salafistes qui déteste le monde occidental. On n’a pas d’entre-deux, de personnes qui vivent sereinement et acceptent les lois de la République.
Certains remettent en cause l’utilisation même du terme « islamophobie ».
Certains disent que le mot islamophobie n’aurait pas lieu d’exister car il viendrait de l’époque Khomeiny (2). C’est la même chose que de dire : « Je n’utilise pas les autoroutes parce que ça vient du IIIe Reich et de Hitler. » Ça me fait sourire tous ces intellectuels qui s’agitent pour savoir si l’islam est compatible avec la République alors que la majorité des musulmans vivent sereinement en France depuis des générations. On préfère s’attarder sur les trains qui arrivent en retard.
Dans vos textes, vous critiquez les médias français dans le traitement qu’ils font des musulmans.
Je me rends compte qu’on utilise des termes comme « islamiste » et que ça ne choque personne. Les médias, depuis les attentats du 11 septembre, ont véhiculé des mots et des idées, qui sont désormais utilisées couramment. Prenons l’exemple de l’affaire Merah : la Une du Figaro parlait de « terroristes islamistes ». Lorsqu’ils ont fait leur couverture sur Breivitch, ils n’ont pas fait mention de son appartenance alors que ses motivations étaient aussi religieuses. Il ne fallait pas mettre l’appartenance religieuse de Breivitch, il fallait enlever celle de Merah. Cela fait partie des dérives qui me gênent profondément.
Ce que vous appelez un « terrorisme intellectuel » ?
Oui, c’est aussi un phénomène de prophétie auto réalisatrice où l’on prétend combattre quelque chose et en fait on lui prépare un terrain fertile. Certains politiques prétendent combattre le communautarisme en le rappelant sans cesse dans leur programme et déclarations. Ils créent finalement un terrain fertile à ce phénomène allant jusqu’à légiférer. Mettre en place des lois contre le voile intégral ne le combat pas. Il y a une espèce de marasme intellectuel qui ne sert qu’à alimenter la peur chez le Français moyen. La loi sur le voile est arrivée dans un contexte de crise économique. Dans certaines villes, il n’y avait probablement jamais eu d’histoires de voile. Pourtant on avait l’impression que ça devenait l’affaire nationale, dont on devait se préoccuper tous pour le droit de la femme. Alors qu’il y avait des questions de précarité, de logement etc. À chaque situation économique difficile, on agite des épouvantails qui viennent soit de la communauté musulmane, soit des banlieusards, soit des gens de l’Est.
Dans votre livre vous craignez d’être taxé de communautariste. Comment gérez-vous cela ?
J’ai déjà été taxé de communautariste. C’est toujours pour disqualifier mon discours. On s’arrête au titre d’un de mes albums Arabian Panther. La plupart du temps, je ne fais que me réidentifier, et cela apparaît comme une sur-identification. C’est peut-être une erreur de ma part. Mais c’était pour se galvaniser, pour se redonner de la fierté dans un contexte qui évince toute appartenance à la communauté musulmane, aux personnes issues de l’immigration, à des origines ethniques qui viennent d’Afrique subsaharienne ou du Maghreb. On est ici pour proposer, pour construire, pas pour piller. Certains l’ont vu comme une dérive radicale qui segmenterait les gens. J’ai été taxé de communautariste par des directeurs de radio, par des artistes etc. Et en même temps, je dois me battre pour refuser le communautarisme à proprement parler parce qu’il existe au sein de ma communauté, et dans les quartiers dans lesquels je vis.
Vous avez réalisé un clip, avec Youssoupha, relativement violent, pour dénoncer ce communautarisme, Blokkk identitaire.
Ce n’est pas plus violent que le zapping de l’actualité à la télévision. Le but n’est pas de jeter de l’huile sur le feu mais de s’auto-critiquer et de déconstruire la rhétorique qui pullule sur la blogosphère portée par des mouvements comme F. de souche, Bloc identitaire. Une manière de dire : « On a assez de recul pour se critiquer nous-mêmes et vous critiquer en même temps. Regardez où on va arriver si on continue à véhiculer des idées identitaires radicales« . Il y a plusieurs fronts racistes aujourd’hui, que l’on montre dans Blokkk identitaire. Les angles d’attaque sont certes politiques, certes médiatiques, certes de la part des groupuscules radicaux nationalistes mais ils sont aussi dans notre communauté. Et c’est là où je dérange. Or je crois qu’on ne pourra être crédible dans la lutte contre les discriminations que lorsqu’on aura un vrai retour sur ces discriminations qui existent dans les quartiers populaires.
Êtes-vous confiant vis-à-vis de l’avenir sur ces questions de discriminations ?
Je suis serein. Je me refuse à céder à la panique et c’est ce qui fait la différence. Certains de mes confrères ont clairement sombré dans le populisme en disant que de toute façon la France ne nous aime pas. Mais personnellement je m’y refuse. Je crois qu’il faut parler droit dans les yeux avec les personnes les plus radicales. Il ne faut pas baisser les bras, en se disant que tout est perdu, qu’il faut quitter la France. C’est un discours qui existe. Je suis de ceux qui pensent mourir en France et donc clairement continuer à mener ce combat.

1. En exemple, le titre 17 octobre 1961 extrait de l’album Table d’écoute évoque le massacre de manifestants algériens à Paris. Les paroles du titre figurent dans les manuels scolaires de la collection Nathan.
2. Personnalité religieuse et politique en Iran, Khomeiny fut à l’origine de la révolution islamique de 1979. Il installa une république islamique qu’il gouverna jusqu’à son décès.
///Article N° : 11878

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