« Il nous faut tout repenser ! »

Entretien d'Olivier Barlet avec Erez Pery à propos de Sderot, Last Exit

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Rencontre avec Erez Pery, directeur artistique du Festival des cinémas du Sud, organisé chaque année à la cinémathèque de Sderot (Israël) par le département cinéma et télévision du Sappir College (8000 étudiants) où il enseigne (School of Sound and Screen Arts). La réalisatrice camerounaise Osvalde Lewat y a tourné Sderot, last exit (cf [critique n°11913]): occasion d’un libre échange sur le film mais aussi sur cette école de cinéma hors-norme, située à la frontière avec Gaza, où se côtoient étudiants israéliens et palestiniens.

Que pensez-vous du film d’Osvalde Lewat ?
Bon, c’est la question à mille francs ! J’ai été surpris par le point de vue d’Osvalde sur l’école et mon enseignement, ainsi que ma position dans la structure. C’est ce qui est merveilleux au cinéma !
Le film sert-il l’école ou bien est-ce le contraire ?
Il la sert au sens où davantage de monde pourra découvrir ce que nous faisons ici, au sud d’Israël. Le festival est déjà assez connu dans les cercles européens. Il est d’ailleurs amusant de constater que des Parisiens savent mieux que des gens de Tel Aviv ce qui se passe ici.
Auriez-vous adopté le même point de vue ?
L’école, c’est comme ma famille : je ne ferais pas un film dessus ; elle est trop proche, trop intime.
Mais bon nombre de documentaristes impliquent leur famille…
Oui, mais je n’aime pas ça. Je ne peux l’envisager que lorsque la sphère privée et la sphère publique sont en connexion, quand votre vie privée capture en quelque sorte le Zeitgeist, l’esprit des temps de la société. J’étais étonné quand Osvalde est venue me voir avec le projet de faire un film sur l’école. Le festival avait été le déclic : j’avais vu Une affaire de nègres en France et l’avais appelée pour l’inviter à venir présenter son film. Elle était totalement surprise. Elle n’avait jamais été en Israël auparavant. Elle est venue au festival, et a ressenti un choc. Je crois que cela a été pour elle une de ces expériences qui changent la vie.
Le fait qu’Osvalde est une femme africaine change-t-il quelque chose pour vous ?
Le Festival est ouvert à trois continents : Amérique latine, Asie et Afrique. Il n’est pas facile de trouver de bons films venant d’Afrique actuellement. On trouve à Sderot des Juifs d’Afrique : Algérie, Maroc, Ethiopie…
Les étudiants de l’école prennent-ils ces questions identitaires pour sujet ?
Oui, parce qu’Israël est une nation d’immigrés qui ont dû modifier leur propre identité pour devenir Israéliens. Maintenant, nous revenons à notre identité d’origine, nos racines, la langue que nous n’avons jamais parlée, pour savoir qui nous sommes vraiment. C’est ce genre de films qu’on fait ici. Des films de gens hybrides, mi-Israéliens et moitié quelque chose d’autre. Ce que Freud appelait : « le retour du réprimé ».
Quand vous présentez l’école à l’extérieur, sur quoi insistez-vous ?
Nous sommes avant tout une alternative au centre hégémonique, pas seulement dans les sujets mais aussi dans l’esthétique. Etant à la périphérie, très près de la frontière avec Gaza, nous pouvons avoir notre petit laboratoire : nous pouvons faire de la recherche. Nous n’avons pas peur des sujets difficiles et d’ouvrir de vieilles blessures. C’est surtout cela que nous faisons ici, à la différence de ce qui se passe dans le reste du pays. Les gens du centre pensent que c’est une sorte de faiblesse que de laisser tomber le prestige d’une esthétique conventionnelle et les grands festivals…
Vous dites dans le film que ce qui est important est de montrer la douleur des gens pour les faire penser. Est-ce votre façon d’aborder le réel ?
Oui, parce que le principal problème d’Israël aujourd’hui, comme me le disait un ami proche, c’est que les gens pensent qu’ils pensent. En fait, nous ne pensons pas vraiment. Nous ne prenons aucun risque. Si nous voulions faire rupture avec nos vieilles habitudes, avec les vieux politiciens, il nous faudrait explorer de nouvelles voies. Au cinéma, il y a quelque chose pour cela : le montage interdit. (1)
C’est une expression d’André Bazin. Est-ce là votre référence ?
Oui. Mais le concept de Bazin a évolué avec le temps, en passant par le montage obligé de Serge Daney, jusqu’à récemment où il a pris forme dans le travail du cinéaste israélien Eyal Sivan. Pour moi, le montage interdit signifie associer des choses comme jamais auparavant et voir si nous pouvons comprendre quelque chose de l’Histoire, de la politique, et ne pas laisser la mauvaise part de l’Histoire se répéter. Cette façon de penser par le biais des images et des formes est l’idéal que peut faire une école : toujours être en recherche. Si nous ne sommes pas en recherche, l’école n’a pas de raison d’exister. Nous n’en connaissons pas le résultat ; nous ne savons à quoi doivent ressembler nos films. Nous essayons juste très fort de l’imaginer, à chaque fois un peu plus.
Enseignez-vous le cinéma d’une manière particulière ?
Cela peut étonner, mais nous sommes très libres. Nous avons une grande variété de professeurs, de ceux qui représentent la pensée dominante à l’avant-garde. L’idée est que les étudiants doivent trouver l’esthétique qu’ils pensent adaptée à leur sujet. Dans les autres écoles, il y a une certaine façon d’y arriver, une façon de faire. Ici, ils deviennent responsables, et c’est parfois un échec, mais alors c’est une bonne leçon. Nous n’avons pas peur de faire des fautes. Cela fait partie du cinéma comme cela fait partie de la vie. C’est la plus grande différence avec les autres méthodes d’enseignement en Israël.
Dans le film, une féministe palestinienne dit que le cinéma est une arme. Est-ce également votre opinion ?
Oui, absolument. Comme le disait Glauber Rocha. Maintenant encore plus qu’avant. Nous sommes dans un monde d’images et nous nous parlons les uns les autres avec des images. Nous devrions lutter avec des images. Le cinéma a un énorme impact sur la conscience. C’est une arme, une sacrément bonne !
A la fin du film, Avner dit que le dialogue que l’école essaye d’instaurer est une utopie. Par le cinéma, des gens qui ne parlent pas en d’autres lieux commencent à interagir. Ce dialogue n’est-il pas contradictoire avec la violence que sous-entend la conception du film comme une arme ? Ou bien, en d’autres mots, une certaine violence est-elle nécessaire pour démarrer un dialogue ?
Nous proposons aux étudiants de se connaître eux-mêmes avant de passer à la caméra et la table de montage. Il vous faut un point de vue pour faire un film. Israël est une société très monolithique. Pour casser cela, il faut des marteaux. Les étudiants arrivent à l’école après trois ans dans l’armée, laquelle opère un puissant lavage de cerveau. Il faut briser ce bouclier. Il ne s’agit pas de modeler leur point de vue mais de les aider à trouver le leur. Je me fous que ce soit un radical de gauche ou de droite. Cela ne me concerne pas. Il leur faut acquérir les connaissances nécessaires pour se forger une opinion qui leur permettra de dire des histoires. Vous comprenez que ce processus est très violent. En bout de course, il y a le montage interdit. Si par exemple je parlais du procès de Nuremberg et que je le justaposais avec la guerre d’Algérie, le Vietnam et l’occupation. Cela commence à devenir confus pour eux, mais ils se mettent à penser. Le cinéma brise les tabous et vous fait penser. Nous faisons venir aussi différents cinéastes. Imaginez un dialogue entre un cinéaste conventionnel et un cinéaste avant-gardiste devant une école entière. Il arrive parfois qu’ils s’engueulent très fort, mais c’est à propos de cinéma et aussi de politique. Nous sommes sur un volcan, à attendre son éruption.
Ma question venait du fait que nombre de films aujourd’hui tentent de bâtir du dialogue, par exemple par la musique, avec un orchestre regroupant des Juifs et des Palestiniens… Une sorte d’essentialisme de la réconciliation. La paix sans la confrontation…
Oui, cela ne vaut rien. Un jour, nous ferons peut-être ces films. Mais seulement après avoir passé beaucoup de temps à comprendre l’histoire et l’identité des autres, et à avoir écouté les douleurs des autres. Ce n’est qu’alors qu’on pourra se réconcilier. Mais maintenant, c’est comme de combattre le cancer avec des antidouleurs. C’est trop facile.
A la fin du film, il est dit que l’école est une utopie pour une Israël différente. Comment faut-il le comprendre ?
Comme nous l’avons déjà dit, ce qui se passe dans cette école est à l’opposé de ce qui se passe en Israël. Ce qu’on apprend dans les écoles de Tel Aviv, d’Haïfa ou de Jérusalem se ressemble, au sens le plus profond du terme. La loi du capitalisme règne : chacun veut avoir du succès et faire beaucoup d’argent. Nous oublions qu’Israël est mal noté dans le monde occidental pour l’écart entre les riches et les pauvres, et pour l’étendue de la pauvreté. La solidarité entre les gens se disloque, alors qu’on nous enseigne dans les écoles que la solidarité devrait être maintenue. La solution habituelle des politiciens est de repartir régulièrement en guerre. Ce que nous enseignons ici est à l’opposé de cela. Il nous faut trouver des fictions différentes et reprendre tout à zéro. La jeune génération doit trouver comment faire l’unité de cette société fragmentée. Ce n’est pas aisé.
Le cinéma israélien va changer très vite. Actuellement, les fonds manquent car ils sont complètement contrôlés par l’Etat. Ils donnent l’argent aux films qui servent la logique hégémonique. Mais si nous cassons cette dépendance financière, vous verrez des films développant des perspectives nouvelles sur la société. La vieille génération perd en importance.
Le commentaire du film dit que seulement 15 % des films produits dans l’école traitent de questions politiques. Est-ce frustrant pour vous ?
Tout doit être considéré dans le contexte du pays dans sa globalité. Ce chiffre augmente et nous changeons aussi pour être plus précis sur ce que nous cherchons. Ces changements sont en cours. Nous avons déjà beaucoup changé depuis que le film a été tourné. Nos objectifs se précisent. Cette école fait partie d’un grand centre culturel que nous construisons ici dans le sud d’Israël, à la frontière avec Gaza. J’espère qu’un jour nous aurons aussi une antenne à Gaza.
Entretenez-vous des relations suivies avec des cinéastes africains ?
La principale connexion se fait via l’Europe : des amis qui savent très bien ce qui se passe ici. J’aimerais aller au Fespaco, mais j’ai d’abord besoin de travailler mon français ! J’aimerais inviter Alain Gomis cette année, pour montrer son oeuvre et parler avec les étudiants. Lui aussi est un individu hybride, comme nous tous en Israël !

1. Pour le critique André Bazin, pour être un art, le cinéma doit s’astreindre à des règles et s’interdire des facilités. Le plan séquence et la profondeur de champ doivent être privilégiés par rapport au montage, d’où le mot d’ordre « montage interdit » qui indique que le montage doit être réduit au minimum.Traduction : Olivier Barlet///Article N° : 11915

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Erez Pery





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