L’Absence : une métaphore de l’état de l’Afrique

Entretien d'Olivier Barlet avec Mama Keïta

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Le dernier film de Mama Keïta, en sortie dans les salles françaises le 22 janvier 2014, méritait mieux qu’une sortie discrète orchestrée par le réalisateur lui-même. Il s’agit d’une allégorie d’un état de l’Afrique et de la double absence que subit le continent, dont la portée est décuplée par la maîtrise d’un cinéaste mûr (cf. [critique n°12037]).
Le film est projeté à Paris depuis le 22 janvier 2014 au cinéma La Clef et, fort de son succès, reste tous les jours en séance unique : à partir du 5/02 (même samedi et dimanche) à 14h.
Cet entretien a été réalisé au festival de Cannes en mai 2009.

Avant de parler forme, envisageons ce que nous dit le film. Il est tendu en permanence avec une femme sourde-muette qui appelle au secours, et un homme qui revient d’Europe à qui on reproche d’avoir abandonné sa famille et son pays. Cette tension de la perte et de l’abandon se mue en un sentiment d’être pris au piège dans un territoire, lui-même abandonné. On a l’impression que c’est cette thématique très grave, l’actualité de l’Afrique aujourd’hui, que tu voulais mettre en scène.
Absolument, ce film est une métaphore, une illustration. Cette fille symbolise l’Afrique, dans son mutisme et sa souffrance. J’ai voulu, au départ, raconter une histoire d’amour. Des choses m’échappent au passage. Et c’est cela qui m’intéresse : ce qui m’échappe, ce qui n’est pas prévu, ce qui n’est pas prévisible. Il y a le canevas du scénario, l’idée que j’ai, le préconçu, mon préjugé ; et après, ce qui m’intéresse dans mon métier, c’est d’être surpris, par le jeu des acteurs, les événements, etc., qu’il y ait en tout cas une valeur ajoutée qui soit propre au film. L’idée, au départ, était de raconter à travers cette histoire d’amour et ce deuil inachevé, la situation de l’Afrique. Cette histoire n’a de sens que replongée dans le contexte actuel, cette absence des élites dans tous les domaines, que ce soit dans les arts, dans les sciences, la littérature, le sport… des individus qui ont été détectés comme étant les meilleurs et sur lesquels on a surinvesti, leur famille et leur pays, et qui partent avec le contrat moral ou évident de revenir avec un bagage à réinvestir dans leur pays, pour lui être utile.
Il y a cette première absence douloureuse, mais il y a aussi une autre absence, qui creuse énormément et qui travaille le pays dans ses entrailles mêmes : c’est l’absence à la famille. Car dans la structuration patriarcale des familles en Afrique, c’est souvent sur l’aîné mâle que l’on investit, sur qui l’on reporte tous les espoirs de la famille, en tant que substitut du père, tout simplement. En l’absence du père, c’est lui qui est supposé tenir le gouvernail. Et cette absence dans la famille a des conséquences terribles. Il y a très peu d’études là-dessus d’ailleurs, comment une famille se dévertèbre par l’absence de cette personne-là, qui en est quasiment la clé de voûte. Je connais beaucoup de familles qui sont parties à vau-l’eau, dont les petits frères, les petites sœurs ont dérivé dans leur scolarité, leur conduite, etc., parce que le grand frère n’était pas là. Il se trouve que c’est celui qui incarne la loi. Et elles deviennent souvent des familles sans loi. C’est de tout cela dont j’ai voulu parler. À chaque fois que je fais un film, je le fais dans des conditions tellement difficiles et extrêmes que j’ai l’impression que cela va être mon dernier film, et donc qu’il faut que je dise tout en même temps. Parfois, cela donne une écriture un peu chaotique ; et puis cela donne la vérité de ce film fait dans l’urgence, dans la souffrance, et qui, malgré tout cela, a sa propre force, sa propre vitalité.
Dans cette problématique de l’absence, deux thèmes s’entrechoquent : la question morale de l’engagement des enfants d’un pays pour ce pays ; et puis le fait que s’ils partent, c’est aussi que le pays ne sait pas les retenir. C’est vrai des pays et c’est vrai des familles. Tu situes ton film dans le milieu des malfrats dans un Dakar by night, interlope, assez malsain. Est-ce la volonté de montrer l’état du pays, un pays qui ne peut plus retenir ses élites ?
Le problème fondamental de l’Afrique et de son développement est un problème de démocratie. La nature ayant horreur du vide, l’absence de démocratie ne veut pas dire qu’il n’y a pas un certain ordre. C’est l’ordre de la mafia, l’ordre du plus fort, l’ordre de la jungle, l’ordre de la brutalité.
La mafia est donc allégorique.
Bien sûr, et cette violence-là indique bien qu’il y a une forme de pouvoir qui se structure, qui est là. Ce pouvoir-là est malheureusement régnant en Afrique. J’aime toujours dire « à quelques exceptions près », mais je n’arrive pas à trouver l’exception. À quelques exceptions près, ce ne sont que des structures de pouvoir dictatoriales. Dans le dernier tiers du flm, Adama cherche sa sœur dans tout Dakar avant qu’elle ne tombe dans les griffes de son proxénète. Je me suis retrouvé à décrire ce Dakar nocturne, ce Dakar interlope. C’est la situation d’aujourd’hui : cet afflux de capitaux dont on ignore l’origine exacte, ces constructions, cet urbanisme désordonné, luxueux, cette exposition de richesse qui ne correspond pas au PNB du pays ! Quand je vais chez mes amis, qui sont du peuple, je ne vois pas cela. Il y a l’essor d’une nouvelle bourgeoisie florissante, et à côté de cela, à deux rues à peine, voire la rue d’à côté ou en bas de l’immeuble même, il y a cette Afrique décharnée. Quand mon personnage descend dans la rue, il tombe forcément sur cette violence-là, parce qu’elle est palpable. Le seul fait de voir ces familles qui dorment dans la rue, tout ce secteur informel, tous ces gens qui ne font qu’un seul repas par jour. On voit cette dégradation dans la composition du thiebou diene, le plat national. D’année en année, il se transforme : le poisson est de moins bonne qualité, les légumes sont réduits à portion congrue. On peut y voir l’état social du pays. Dakar devient une ville très dangereuse le soir. Cela me choque, parce que c’est le pays de mon enfance. Donc, mon imaginaire le traduit de cette manière-là.
À un moment, il retrouve un professeur de lycée qui l’attaque violemment en lui disant : « tu t’es tiré ! »
Oui, parce que l’instituteur en Afrique, le prof, c’est comme à l’époque de Jules Ferry, c’est quelqu’un qui incarne la morale. C’est celui qui dit la morale. C’est celui pour lequel il a un profond respect parce qu’il tient le savoir de cet homme-là, et cet homme a été pour lui un père de remplacement pendant l’absence de son père, puisque sa sœur et lui sont devenus orphelins très jeunes de père et de mère, puis élevés par leur grand-mère. Nous ne sommes même pas dans l’ordre de la contradiction. Il sait que son ancien élève, sur lequel il reportait les plus grands espoirs, n’est là que pour très peu de jours, puisque c’est un aller-retour. Je pense qu’il recourt à cette violence qui lui fait mal à lui aussi de manière pédagogique, parce que lorsqu’il répudie cet enfant, quand il le renvoie de chez lui, c’est comme s’il répudiait son propre fils. C’est un électrochoc ; il en vivra plusieurs pendant ces 48 heures. Le professeur participe à cet ouvrage de démolition, mais de démolition pour reconstruire, parce qu’Adama a érigé autour de lui un bunker qui le protège de tout. Il est absent et se construit dans son monde de mathématicien, un monde de chiffres, détaché de la réalité, dans lequel, il se protège. Il protège son cœur, il l’a enserré dans cette gangue pour justement ne pas être trop fragile. Et c’est pour cela qu’à un moment donné, la grand-mère l’alerte sur le fait qu’il saurait envoyer une fusée sur la lune mais qu’il ne saurait même pas comprendre sa sœur qui souffre. Et qu’elle-même, qui a si peu d’éducation, a su être proche de sa petite-fille et apprendre son langage.
La violence est très présente dans le film.
Oui. Excuse-moi de le dire, mais même quand il frappe sa sœur d’une manière aussi brutale et aussi sauvage, ce n’est pas cette violence-là qui meurtrit le plus sa soeur. Je dirais même que, paradoxalement, il frappe sa sœur mais il la réintroduit comme sujet de préoccupation, alors que jusqu’à présent, il l’avait toujours exclue. Elle n’existait pas. Et d’être frappée par lui, crée ce contact charnel, physique. D’un seul coup, il prête attention à elle. Ce dont elle a le plus souffert, c’est d’avoir été ignorée par ce frère ; que par ce silence, il ait fait peser sur elle la culpabilité de la mort de leur mère, pendant tant d’années. Je pense que cette souffrance émotionnelle est intensément plus douloureuse que la souffrance physique. Et le fait pour Adama d’être répudié par son professeur, c’est une violence de cet ordre-là. Quand Adama se confronte à la promise de sa jeunesse, son premier amour, qu’il va croiser par hasard dans un télécentre, et qui lui dit « délivre-moi de cette promesse dans laquelle tu m’as enterrée. », on voit aussi que l’absence d’un seul individu ne crée pas de dégâts collatéraux uniquement dans le cercle familial, mais aussi dans des cercles concentriques et affectifs plus larges. Et c’est la réalité de tous ces gens qui partent. Quand ils ne reviennent pas, ce n’est pas un individu qui est atteint, ni deux, ni trois, mais tout un groupe d’individus. Et malheureusement, c’est la réalité de l’Afrique d’aujourd’hui.
Que proposes-tu au jeune qui regarde le film aujourd’hui pour qu’il reste ?
Je côtoie beaucoup de personnes venant d’Afrique noire ou du Maghreb. Il y a toujours cet écartèlement. Ce sont toujours des individus morcelés. Il y a quelque chose d’une nostalgie irrésolue et d’une culpabilité d’être parti. Il y a moins de retour sur investissement dans l’émigration intellectuelle que dans l’émigration économique. Ceux qui partent, et qui viennent des villages les plus reculés, analphabètes, s’investissent dans leur pays pour construire des puits dans les villages, des écoles, etc… Souvent, cette émigration du savoir s’allie avec une femme ou un homme du pays d’accueil. Ces alliances – que je ne réprouve pas, je suis moi-même métis ! – vont les éloigner un peu plus, parce qu’ils s’enracinent ailleurs. Et cet ailleurs-là va les détourner de leur promesse. Il n’y a pas de jugement moral de ma part sur ces personnes qui partent et ne reviennent pas. Une multitude de raisons peuvent expliquer l’absence. Dans le cas du film, ce qui m’intéresse, c’est la faille des personnages, la faiblesse humaine, et non le super-héros.
Je suis toujours l’avocat des faiblesses humaines, mais je ne suis pas complaisant au point de dire : « mais ce n’est pas grave. » Par ailleurs, je fais aussi la description de l’état du pays ; c’est-à-dire que l’absence de ces élites conforte le système de délitement de ces sociétés : la dictature, l’absence de démocratie… Moi, si j’étais un dictateur, je donnerais des bourses à gogo à tous les étudiants un peu remuants, car il y a neuf chances sur dix qu’ils ne reviennent pas perturber. Les dictatures n’aiment rien tant que les situations d’analphabétisme, évidemment, parce qu’il est plus facile de s’imposer à un peuple sans ressort, sans conscience, sans capacité de se mobiliser et de coaguler leur mécontentement. Dans chacun des pays, si tous les diplômés revenaient d’un seul coup, il est évident que la situation changerait. Ils perturberaient l’ordre des choses. Ils sont comptables de l’état de l’Afrique, et ils le savent. Ce sont souvent des conversations qu’ils fuient, mais au fond d’eux-mêmes, à un moment donné, il y a un écho parce qu’ils ne peuvent pas échapper aux informations, aux journaux, aux images…
Est-ce que ce n’est pas leur mettre quand même un gros coup sur la patate de leur attribuer une défaillance morale alors que l’état du pays ne leur donne aucune occasion de revenir ?
C’est complexe. Qui de l’œuf ou de la poule est arrivé le premier ? Il y a des raisons au fait qu’ils ne rentrent pas. De prime abord, l’argument est : de toute façon, avec le diplôme que j’ai, je ne trouverai pas à m’insérer là-bas, sinon, à me dévaluer. Ce à quoi le professeur lui répond : « ne seriez-vous qu’un ventre ? » Voilà : tu as été faire tes études et ce n’est que ton estomac qui parle, ce n’est pas le cerveau ni la conscience. Il y a cet argument-là, et il y a aussi le contre argument qui est de dire : si tout le monde se dit cela, tout le monde s’en va et l’Afrique se vide. Donc, il faut assumer les choses. On se barre tous et on assume que le pays crève. On assume que le pays de nos pères disparaisse, ainsi que tous les espoirs que l’on a pu fonder et les rêves que l’on a pu avoir. On est dans cette contradiction terrible : oui, il est difficile de revenir, oui on se heurte même à ceux qui sont du pays. J’ai vu plus d’une personne repartir dégoûtée. On leur dit : « vous avez eu la belle vie, nous on a souffert ici. Et vous voulez venir et prendre nos places ? », etc. Car il y a aussi ceux qui reviennent avec les poches pleines et qui se comportent en nouveaux riches insupportables. C’est insoluble, mais ce n’est pas parce que cela l’est qu’il ne faut pas chercher à trouver la solution. À l’heure actuelle, le pouvoir en place en France parle de l’émigration choisie : on théorise véritablement le kidnapping de ces intelligences. C’est-à-dire qu’on ne prendra que ceux dont la société ou le capitalisme français a besoin pour se régénérer.
C’est le côté sangsue du Nord.
Voilà, s’il faut prendre 150 ou 200 000 techniciens on les pompera ; d’ailleurs c’est ce qu’ils font à l’heure actuelle. Si je me laisse aller à regarder l’Afrique telle qu’elle est, je suis désespéré. Mais je n’ai pas le droit de l’être. Sans cesse, je remets l’ouvrage sur l’établi, je n’ai pas le droit d’être désespéré.
Le film est sombre : il se termine mal…
Oui, cela se résout assez dramatiquement parce que l’Afrique va mal aujourd’hui.
On ne peut pas faire de happy end aujourd’hui ?
Non, je ne peux pas en faire. Cela va très mal. Mais une petite lueur d’espoir : dans le troisième tiers du film, l’homme change et il a 48 heures. C’est phénoménal de changer comme cela en si peu de temps. Il est dans une forme de rédemption et quand il est à la recherche de sa sœur, il redevient un être humain de partage,. C’est un chemin de croix pour le personnage principal, major de Polytechnique. On peut être major de Polytechnique et être totalement immature affectivement et même intellectuellement, je dirais. Et c’est le cas. Lorsqu’il revient, lorsqu’il est en quête pour sauver sa sœur, il est certes trop tard, mais il en a pris le chemin.
Il est redevable et responsable de sa famille.
Voilà. D’un seul coup, il prend conscience que c’est son absence qui a été le facteur décisif de ces maux-là. Et j’aime à penser qu’après cette fin tragique, cet électrochoc, il se réveillera d’un long sommeil, et que le Adama de la fin n’est plus le même que le Adama qui a débarqué 48 heures avant ; et que probablement, certains êtres se bonifient, deviennent meilleurs, par la culpabilité. Ce n’est pas un engagement de samaritain qui fait que l’on est exemplaire. Je pense qu’il deviendra un individu exemplaire, un individu brillant dans le sens humain par le sacrifice de sa sœur. Je pense que comme dans les tragédies antiques, la mort de sa sœur est l’apogée de cette tragédie-là. D’une mort peut naître quelque chose de vivant et je pense que le Adama de la fin ne repartira pas. Je ne pense pas.
Justement, tu viens de parler de tragédie. Il y a quelque chose qui me frappe dans ton cinéma en général, mais dans ce film en particulier : c’est une tendance vers le théâtre ou vers le coup de théâtre, pas dans le jeu des acteurs mais dans la construction du scénario, le fait de ramasser le film sur un temps court et d’avoir cette progression par énigmes qui provoque une tension en permanence. Un personnage change à toute vitesse, sous le coup de chocs répétés qui sont proprement initiatiques.
Du fait que je fais des films dans l’urgence, et du fait que j’ai toujours l’impression de ne pas y arriver, de ne pas pouvoir le boucler, et que si le film dure un peu plus longtemps il va m’échapper, j’ai cette hantise de ne pas pouvoir finir un film ; donc il faut que je le fasse au triple galop. C’est vrai que ce module-là est parfait : je concentre tout en 48 heures. Si j’avais pu faire le film en 48 heures, je l’aurais fait ! Je voulais réaliser Le Sourire du Serpent en une nuit, le temps que dure la situation. Cela appartient à mon biorythme. Sans doute que quand cela dure longtemps, je m’ennuie et je me ramollis !
Voilà pourquoi considérer tout le film dans un segment aussi court. Je suis beaucoup plus doué pour le sprint que pour la course de fond, même biologiquement d’ailleurs. Il y a forcément quelque chose d’organique dans ma manière de faire. Et puis il est vrai que j’ai toujours aimé l’ambiance du polar, parce que le polar, c’est souvent les bas-fonds et dans les bas-fonds, ce sont les sentiments humains qui sont mis à nus. À un moment donné, il n’y a plus de filtre, c’est la crudité même. Tout cela m’intéresse aussi, c’est pour cela qu’il y a toujours cet aspect dans ce que j’écris. Encore une fois, c’est après-coup que je comprends cela, c’est aussi grâce aux différentes rencontres que j’arrive à relire cela. Mais quand j’écris, comme c’est organique, c’est quelque chose de naturel. Je n’arrive pas à faire des films sur une très longue durée, je n’arrive pas à faire des films de deux, trois heures. Celui-ci a une durée de 81 minutes, c’est dire à quel point tout est ramassé, parce que j’utilise le principe de l’accélérateur de particules : je crains que si la caméra a le temps de se poser tout risque de devenir un peu mou. En utilisant cet accélérateur de particules, cela va tellement vite qu’il faut résoudre l’enjeu du film au terme d’une durée courte.
Puisqu’on est dans le rythme, il y a un gros travail de montage. J’ai été frappé par des cuts très secs dans ce film. Très souvent, on passe d’un coup à l’action suivante, on est emporté dans un rythme permanent. Comment cela se passe-t-il ? As-tu beaucoup de temps sur le montage ?
J’ai eu très peu de temps sur le tournage puisque c’est un tournage qui s’est fait en cinq semaines. La préparation a été courte, elle a duré trois semaines, ce qui est dommageable, parce que c’est aussi là que le film prend son assise. Je filme à deux caméras, toujours dans cette urgence-là, dans cette inquiétude de ne pas être saisi par la lassitude du champ/contre-champ, je fais donc le champ et le contre-champ en même temps, et ainsi de suite. Cela oblige aussi tous les gens qui participent au film à être dans un état de tension, techniciens comme acteurs. L’ingénieur du son, je pense à lui, devait trouver l’angle de perche sans se retrouver pris en sandwich par l’une des deux, voire les deux caméras ; il s’arrachait les cheveux. Ce ne fut pas un tournage tranquille. On était en situation de guerre. Évidemment, le montage s’en ressent aussi, parce que c’est la même personne qui le dirige.
La brutalité de l’écriture me vient aussi de ce que je ressens comme brutalité quand je suis en Afrique. Je la ressens. C’est sensoriel, c’est palpable pour moi cette violence-là. Quand je me promène dans les rues de Dakar, le Dakar d’aujourd’hui, son urbanisme qui détruit totalement la beauté de cette petite ville coloniale. Tout est démantelé et le paysage que je connaissais, de mes vagabondages avec mes amis, est complètement bouleversé. Je retrouve des grues partout, une anarchie, et ça, c’est de la violence. Les familles entières qui vivent dans les rues de mendicité, c’est très violent, Quand je vais chez mes amis et que je vois qu’il n’y a qu’une personne sur six qui travaille, c’est de la violence pour moi. Quand je suis avec des amis et qu’ils ne sont même pas en mesure de se payer un verre, qu’ils doivent mendier pour un taxi ou une cigarette, oui, c’est violent pour moi. Comment avec un ressenti aussi violent, de l’écriture jusqu’au montage, faire un film qui ne traduise pas cet état ?
Quand tu démarres le film, es-tu très au clair de ce que tu veux exprimer ou est-ce que cela se fait au fur et à mesure ? Les choses changent, évoluent ?
Cela se fait peu à peu. De la même manière, tu as vu le documentaire que j’ai fait Sur la route du fleuve, comment j’incorpore toute une série de choses que je rencontre. Je n’arrive pas à évoluer dans quelque chose d’extrêmement structuré. D’ailleurs, sur mes tournages, il n’est pas rare que la script m’interpelle, car il m’arrive souvent d’oublier le scénario au profit de l’inattendu. Je suis totalement ouvert à toute une série d’événements autour de moi destinés à nourrir le récit. Le scénario n’est qu’un cadavre à exhumer, à revitaliser. Je ne saurais pas prendre un scénario et l’illustrer. C’est pour cela que je reviens si épuisé de mes tournages : parce que c’est sans cesse du recyclage de choses que je vois, que j’entends autour de moi. Par exemple, il y a une séquence où le personnage fait visiter à son ami tous ces nouveaux quartiers. Tu as été à Dakar, il se trouve que ce sont ceux qu’on emprunte quand on vient de l’aéroport. Je viens en moyenne deux fois par an à Dakar, et je suis sans cesse stupéfait de voir autant de somptueuses demeures, alors que je connais la réalité du pays. Toutes ces impressions-là sont dans le scénario. Il y a une foultitude de choses qui sont de la réécriture : c’est-à-dire que le scénario n’est qu’un canevas de départ, un prétexte, et que ce prétexte-là se nourrit de plein de choses. Je prends la mesure de mon film, je ne le comprends véritablement qu’au montage. Je ne savais pas qu’il était aussi violent. J’ai découvert cela au montage Et pourtant ce film est une sécrétion de moi. Il y a comme une forme d’inconscience au moment de l’écriture et du tournage, suivie d’un réveil conscient au moment du montage.
Il y a une osmose avec le milieu.
Voilà. J’avance par tâtonnements. Je ne sais pas, et je n’ai pas envie de tout savoir. Je vais à la rencontre de quelque chose, mais je ne sais pas de quoi et un miracle surgit parfois. Il faut qu’il y ait une interpénétration entre le milieu dans lequel j’évolue et moi. Je n’arrive pas avec mon préconçu et dis « voilà, c’est comme cela que je vois les choses. » En tout cas, je ne saurais pas le faire.
Ton rapport à Dakar est-il historique ?
C’est l’enfance. Je suis né à Dakar et d’ailleurs, j’y ai fait deux films successifs, ce que me reprochent mes amis guinéens en me disant : « ça va avec le Sénégal, c’est bon. » Mais c’est vrai que c’est le lieu de mon enfance, le lieu des premières sensations, des premiers émois, des premières solidarités, des premières fraternités, des amitiés, et j’ai toujours les mêmes amis depuis une quarantaine d’années ; ils sont toujours là pour moi. C’est aussi le pays de l’éveil au cinéma, puisque c’est là que j’ai rencontré le cinéma indien de Bollywood et le cinéma égyptien et le western spaghetti ; c’est tout cela. Je ne suis rien d’autre que l’enfant de Dakar. Et quand je reviens filmer, c’est à chaque fois une ode à ce pays. Et je ne m’en remettrai jamais. Je suis un enfant de Dakar. Même si je ne ressemble pas au profil du boy Dakar classique, je suis un boy Dakar.
Le travail sur la musique vient à quel moment ?
Pareil. Cela se fait petit à petit. D’un seul coup, ma monteuse, qui elle, écoute beaucoup de musique, va me dire : « là, je sens bien telle musique. »
Une fois le film terminé ?
Pas forcément.
Ou tourné ?
Même pendant. Pendant que je suis à Dakar, je pense à des choses. Cela se fait tout le temps mais je n’ai pas de science. Je connais des metteurs en scène qui disent « telle musique va. » Je n’écoute pas tant de musique que cela. Il y a toujours la pensée magique qui fonctionne chez moi. Je suis vraiment le môme qui articule cela de cette manière-là. Je me dis « ça viendra. » à chaque fois que je suis dans l’état de création Mais c’est extrêmement risqué parce que l’angoisse c’est : et le jour où rien ne vient ? Mais je suis toujours dans cette construction magique : avance, cela viendra. J’avance, et pour l’instant, de temps en temps, cela vient. Il faut prier toutes les grâces pour cela.
Dirais-tu que l’enjeu, aujourd’hui, est de trouver la forme qui correspond à cette symbiose avec le milieu ? C’est-à-dire de pouvoir arriver à exprimer l’état des choses et les enjeux dont on parlait, à travers de comment un film se construit sur le terrain sans trop l’avoir pensé clairement au départ, mais se laisser imprégner et se laisser guider ?
Il faut vraiment être une éponge pour retraduire les choses. Mon rêve absolu serait, et je pense que je le ferai un jour, de partir avec une caméra, d’avoir juste un canevas, une petite idée, partir avec quelques acteurs, comme dans une vie de troupe, et écrire l’histoire au fur et à mesure. J’ai beaucoup de mal avec l’écriture, parce que c’est quelque chose de douloureux : j’ai toujours été à reculons vers ma table de travail.
Pourtant, tu es dramaturge.
Oui, mais c’est laborieux pour moi, c’est douloureux. À tel point, que j’ai maintenant trouvé une technique : je prends des notes longtemps à l’avance sur des sujets, et lorsque la contradiction est telle qu’il faut que je me mette à écrire, tout un travail est déjà fait. C’est une habitude de cancre, de paresseux. Mon prochain film, que je commence à écrire, j’ai en fait déjà commencé à l’écrire il y a cinq ans. C’est trop brutal pour moi de me mettre tout de suite devant une page blanche, comme tout le monde d’ailleurs ; pour certains plus que d’autres. J’imagine que tu écris assez facilement…
Oui, on me dit toujours cela… C’est pourtant toujours un grand travail !
C’est marrant que l’on dise souvent cela des gens : « toi tu écris beaucoup. » Alors que non.
J’écris beaucoup, donc on se dit que c’est facile.
C’est laborieux, et j’écris vite pour m’en débarrasser. Peut-être que certains pourraient dire : « si tu travaillais un peu plus, tes films seraient meilleurs ! » Peut-être aussi.
Ma question était aussi sur l’enjeu du cinéma aujourd’hui : quel film faire ? Parce que c’est vrai qu’au FESPACO, j’ai intitulé mon article L’inquiétude, parce que l’on a peu de films qui nous parlent véritablement, avec une forme et un fond qui soient en corrélation. C’est le cas de l’Absence. Toute la question est de savoir quel est l’enjeu de cinéma au niveau de la forme pour arriver à exprimer tout ce que l’on vient de dire ?
Je suis encore en train de chercher la réponse. Parce que je sens que tous les films que j’ai faits jusqu’à présent sont seulement des esquisses, des croquis qui préparent à quelque chose, du fait de leur précarité financière et du fait que je suis toujours un apprenti. Et à chaque fois je crois que le prochain film sera le bon, et non. Peut-être que tous les films sont des croquis, mais je ne l’ai pas tout à fait compris encore. J’ai vu Fish Tank d’Andrea Arnold hier, et ce que j’aime dans les films sociaux anglais, c’est cette sécheresse. Je suis admiratif de cela.
Ken Loach, c’est le même topo.
Voilà. J’aimerais tendre vers cela, enlever tout le gras, tout le superflu, toutes les facilités que je me connais et qui ne m’aident pas à accoucher. Cela dit, je sais bien que je ne pourrai pas continuer indéfiniment à faire des films de cette manière-là. C’est pour cela que Cannes est intéressant. Ce grand marché est intéressant. Je comprends que tout ce continent-là ne peut pas être ignoré de cette manière. Il faut que nous trouvions la manière pour le cross-over. Il faut que nous passions de l’autre côté. Et c’est ce à quoi je réfléchis aujourd’hui : comment ne pas être englué dans ce ghetto et comment appartenir à la famille du cinéma, tout simplement. D’habitude on parle de pays, d’une culture, mais là, c’est un continent entier qui est totalement oublié. D’abandon en abandon, d’effacement en effacement, d’oubli en oubli, étonnez-vous que des hommes crèvent au Soudan sans que personne ne s’en soucie. Je pense que notre absence participe aussi de cela ; qu’à un moment donné, il faut faire quelque chose, au prix de certaines concessions avec le système. Quand je dis « au prix même de certaines concessions avec le système », c’est le système des vedettes, d’une star, qui est aussi un passeur.
Faire aboutir le « work in progress ».
Bien sûr. Parce que le temps avance, parce qu’on vieillit, parce qu’on s’épuise. Les forces que j’avais il y a 15-20 ans en disant « merde » à tout le monde s’amenuisent aujourd’hui. Je suis maintenant obligé de rassembler toutes mes forces, de les mobiliser. On ne peut pas indéfiniment bricoler avec les trois sous que nous concèdent les institutions françaises ou européennes. Ce n’est plus possible. Et d’avoir cru que l’on pouvait se satisfaire de cela nous a menés dans l’impasse dans laquelle on est, dans laquelle on nous a amenés aussi, parce que je ne pense pas que nous y sommes allés tous seuls.
C’est main dans la main.
Main dans la main avec nos tourmenteurs. Et dans « tourmenteurs », il y a « menteurs ». C’est vrai que ce n’est pas possible. Dans cette génération (parce que nouvelle génération, ça fait un peu vieux maintenant!), on est tous en train de chercher quelque chose et je sens que l’on n’est pas si loin que cela. Parce que je vois comment, sans se consulter, de Newton Aduaka à Alain Gomis, Zeka Laplaine, Balufu Bakupa-Kanyinda et d’autres dont je suis moins proche et moi-même arrivons au même point. Je ne désespère pas. Jamais. Je ne lâche pas le morceau.
Il y a quelque chose qui se passe au niveau du documentaire aussi.
Oui, énormément de choses.
Le rapport au réel est en train de se modifier.
Je pense aussi à Jihan El-Tahri, à Nadia El Fani, je pense à tout ce qui se passe dans le Maghreb à l’heure actuelle. Comme Nadia le dit et le répète souvent, et j’aime qu’elle le fasse : « N’oubliez pas, le Maghreb fait partie de l’Afrique. » C’est tout un mouvement continental qui est en train de se faire. Je te le dis souvent : le prochain cinéma à venir viendra de ce continent-là, parce qu’il est absent jusqu’à présent, tout simplement. C’est le seul qui peut surprendre, parce qu’il est jusqu’à présent absent des écrans internationaux.
La modification de ce rapport au réel relève aussi de l’analyse et de l’acte politique. Lorsque le CCM (Centre cinématographique marocain), sous l’impulsion de son directeur général Nour-Eddine Sail, met à contribution ses structures pour prêter main forte aux cinématographies sub-sahariennes plus faibles, il proclame par cet acte solidaire que nous avons en tant qu’Africains un destin commun et qu’il est illusoire de prétendre s’en sortir seul au milieu d’un environnement en ruine, à l’ère des entités continentales. Mon film et bien d’autres en sont les témoignages vivants.

entretien réalisé au festival de Cannes en mai 2009///Article N° : 12034

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© Véro Martin (au festival d'Apt, 2009)
© Véro Martin (au festival d'Apt, 2009)





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