Le cinéma au Burkina Faso (5)

Entretien de Léo Lochmann avec Idrissa Ouedraogo, réalisateur

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Idrissa Ouedraogo est l’un des principaux réalisateurs burkinabés. Formé à l’Inafec, puis à l’Idhec, il a réalisé une dizaine de longs métrages dont plusieurs ont été récompensés dans des festivals internationaux. Un homme qui ne mâche pas ses mots…

Est-ce que vous avez l’impression qu’il existe au Burkina Faso un cinéma émergent qui se différencie à la fois de ce qui s’est fait au Burkina Faso et qui a fait la grandeur nationale et de ce qui se fait encore maintenant chez les voisins ?
Moi je ne pense pas ça. Je pense qu’avec la venue du numérique, des hommes et des femmes, ont trouvé une opportunité de faire du cinéma et qu’ils se plaisent tellement à faire ce cinéma… parce qu’un film s’est fait pour être vu, premièrement à l’intérieur du pays sur un marché local, mais c’est fait aussi pour être vu à l’extérieur et c’est fait aussi par rapport à la situation politique de l’Afrique qui a été un peuple colonisé, brutalisé, avec la négation de la culture et c’est aussi une rencontre avec le monde. Donc je ne peux pas comprendre que le cinéma ne puisse être qu’une rencontre avec les spectateurs de son propre pays. À partir de ce moment-là, on peut dire que le besoin d’image existe, ça, c’est vrai, les Africains ont besoin de leur propre image. Mais le cinéma n’est pas qu’un art, le cinéma est aussi technique. Le côté économie je l’ai laissé parce que ce n’est pas ça le sujet, mais en tant que technique ça veut dire que le cinéma c’est des corps qui permettent aux hommes et aux femmes, quels que soient le pays et la culture dans lesquels ces hommes et ces femmes se trouvent de pouvoir lire les images et de comprendre les images. Donc c’est ce qu’on appelle la technique du cinéma. Les champs, les contre-champs, les gros plans, les plans d’ensemble, n’importe quels plans, les mouvements de caméra etc. L’assimilation de la technique est importante pour permettre de créer beaucoup mieux et plus vite. Quand on dit qu’un personnage sort à gauche dans le cadre, ou qu’il rentre à gauche et sort à droite ce n’est qu’une loi mais la maîtrise de cette loi permet de la surpasser. Si on ne la connaît pas on ne peut pas la surpasser. Ce que je veux dire c’est que pour faire ça, il faut le maîtriser d’abord. Malheureusement, ceux qui ont introduit l’idée du numérique dans le cinéma africain, c’est des bailleurs de fonds étrangers, qui ne connaissent pas la situation cinématographique du pays ou des pays africains, et qui ont lancé le ballon comme ça en disant que c’est moins cher. Mais ce n’est pas vrai ! Quand on voit Lars Von Trier qui a la Palme d’or à Cannes avec un film en numérique, mais il ne l’a pas fait comme ça… Ils ont tramé les images, après ils ont pris… Et aujourd’hui, ceux qui utilisent le numérique en Afrique, ils n’ont pas ce regard, j’allais dire mathématique, carré, technique sur les possibilités que leur offrent ces nouvelles technologies et les dégâts visuels que ça peut causer. Pour la quasi-totalité des films tournés ici, le reproche qu’on leur fait c’est ça. On ne leur fait pas le reproche d’utiliser le numérique, on leur fait le reproche de ne pas savoir utiliser le support. Mais quand tu ne sais pas comment utiliser cette nouvelle technologie, ça crée un malaise et ça crée du recul pour le cinéma.
Qualitativement ?
Qualitativement, parce que la vérité du public fait qu’à chaque Fespaco le public s’attend à cette vaste confrontation au plan africain : c’est la mesure du cinéma africain pendant le Fespaco. Et malheureusement, depuis 1997, le Burkina n’arrive plus à faire des films. Sauf, il y a deux ans avec Sarah Bouyain, qui était assistante sur un certain nombre de films, elle a fait une vidéo aussi, mais qui a été connu dans d’autres conditions, parce que Sarah, elle a été à Vaugirard quand même. Elle sait ce que c’est que l’image et le son. Donc, faire du cinéma sans posséder les techniques c’est un problème. C’est ça le vrai problème, parce que des fois on dit « c’est les jeunes générations » mais ce n’est pas ça, parce que Sarah a démontré que ce n’est pas ça. Nous, à l’Union nationale des cinéastes burkinabés, on dit que si le numérique offre de vraies opportunités, la formation technique doit être là. Après Diallo il fait des films, Rodrigue il fait des films mais je veux dire, le public va les aimer parce qu’il y a un besoin des images africaines. Quelle que soit la qualité du film qui passe dans les salles, et c’est devenu n’importe quoi, il n’y a plus de normes, il n’y a plus de cinéma, il n’y a que du business qui est en train de… Moi je pense qu’en France il y a eu la « Nouvelle Vague » mais la « Nouvelle Vague » c’était des gens qui aimaient le cinéma et qui savaient faire du cinéma. Que les gars puissent faire des choses acceptables oui, mais qu’on puisse faire des choses qui font reculer l’ensemble du cinéma national burkinabé ça, c’est leur problème. C’est comme les Suisses qui disent « il y a des normes, on va aider à la distribution des films ». J’ai dit à Pierre-Alain Meier, le Suisse, qu’il ne peut pas tenir ce discours-là aujourd’hui parce que Yaaba a existé pour que lui, il existe avec ces idées-là. Il ne peut pas venir dire qu’il n’y a qu’un type de cinéma. Il n’a qu’à faire ça en Suisse, mais pourquoi ici ? Pourquoi l’Afrique deviendrait-elle un terrain d’expérimentation ? La seule valeur et le seul critère chez les gens c’est de dire « ah oui les gens vont au cinéma ! » mais bien sûr que les gens veulent aller au cinéma, ils s’emmerdent, ils s’ennuient s’il n’y a pas de bons espaces cinématographiques et de bons films qui arrivent.
Et pourquoi est-ce qu’au Burkina ça marche et que dans les autres pays voisins ça ne marche pas ?
Quand vous dites que ça marche, ça veut dire quoi ?
Par exemple les salles Ciné Neerwaya et Ciné Burkina fonctionnent.
Mais moi j’ai géré Ciné Burkina, j’ai géré l’ensemble des salles de cinéma du Burkina Faso, donc je connais les chiffres mieux que tous ces gens et mieux que toi-même. Donc quand tu dis que ça marche, je ne comprends pas comment tu dis ça marche, je ne sais pas d’où tu tires tes chiffres.
En tout cas c’est ouvert !
Je ne sais pas d’où vous tirez les chiffres ! Ce n’est pas vrai, ce sont des imbécillités et moi je vous le dis parce que j’ai géré ces salles pendant trois, quatre ans. On a essayé de faire du travail fonctionnel, ça n’a pas marché, alors les voyous ont pris le dessus, c’est leur problème ! On est dans un État où les choses ne se passent pas souvent aussi facilement qu’on le pense mais je peux vous dire, qu’une salle de cinéma, il faut au moins un film par semaine pour que ça marche. Donc cinquante-deux films dans l’année et la production locale burkinabé elle fait combien de films dans l’année ? Mais ça veut dire qu’il faut compenser avec d’autres films. Il n’y a même pas plus de cinq ou six films par an au Burkina Faso, donc ça veut dire que tu dois importer quarante-cinq films. Et le cinéma, les films, c’est des produits culturels, et les produits culturels… comment te dire ça ? Son premier marché est son propre marché. Un film malien ne marcherait pas ici, ou un film nigérien ou sénégalais ou d’autres productions africaines. Si les films nigérians marchaient aussi bien partout qu’on le disait en dehors de leur propre pays, alors les salles auraient tous les films dans leurs stocks. Pourquoi ils ne le font pas ? Parce que les gens s’identifient d’abord et en premier à leur propre culture et à leur propre vie. Ensuite, ils ont eu longtemps une culture de films d’action, de films américains, et c’est ça qui fait qu’il faut trouver quarante-cinq à cinquante films dans l’année ! Et là se pose de vrai problème de l’importation de films en Afrique. Comment est-ce que tu donnes confiance aux distributeurs étrangers ? Ce qu’on ne dit pas assez ici, c’est que le maillon le plus faible c’est celui du distributeur.
Qu’essaie de combler un peu Rodrigue Kaboré avec Africa Distribution ?
Je ne sais pas, je n’ai pas vu beaucoup de films ici. Mais c’est un métier, c’est la combinaison entre… on ne peut pas dire qu’un pays reste fermé à lui-même et à sa propre cinématographie. Il faut faire venir des films d’ailleurs. Les films français ça ne marche pas, c’est des films trop intimistes pour le public d’ici. Et les films burkinabés on en produit que cinq ou six par an alors comment tu fais ? Alors il faut importer des films et pour importer des films, il faut dire aux distributeurs étrangers : « voilà, tu nous donnes des films et voilà en contrepartie ce que tu as comme argent ». Et donc ça veut dire qu’il faut une billetterie nationale. Le vrai problème c’est ça parce que si tu ne peux pas donner la traçabilité des remontées de recette, quel que soit le type de film que tu produis et quels que soient les chiffres que tu donnes, ça ne marchera pas parce qu’il n’y a aucune rationalité là-dessus.
Vous voulez dire que…
Je veux dire qu’il n’y a aucune traçabilité là-dessus parce que moi, quand je gérais les salles de cinéma, la première chose que j’ai dit au ministère de la culture c’était de faire une billetterie nationale : sur le ticket tu as la traçabilité de tous les ayants droit. S’il n’y a pas ça, il n’y a pas de cinéma. Il n’existe pas de cinéma. Donc, ce qui est bizarre, c’est que vous-même, les gens comme toi, vous avez une cinématographie en France qui se bat pour une billetterie nationale mais c’est ça que donne la France au cinéma : la vérité des chiffres, la traçabilité et la remontée des recettes. Aujourd’hui, quelqu’un va te dire « j’ai fait 40 000 entrées » et tu as quoi comme vérification ? Tu n’as que ses chiffres. J’ai dit que le seul instrument de vérité c’est…
Ce serait une billetterie nationale.
C’est tout ! Pourquoi ils ne le font pas ? Mais parce que la seule vérité des chiffres c’est ça et pour moi la seule vérité du cinéma c’est ça. Moi ça ne m’intéresse pas toutes ces paroles du monde parce qu’il n’y a aucune vérité mathématique, il n’y a que les manipulations. Et moi je n’ai pas réussi à faire une billetterie nationale parce qu’il y avait toujours des résistances, et notamment Ciné Neerwaya. Je ne suis pas parti parce que je n’aimais pas les salles de cinéma, je suis parti parce que ce n’était pas possible ! Parce que quand on veut faire venir un film de Paris, il faut payer trois ou quatre millions d’avance, puisque tu ne peux pas leur donner des remontées de recettes, donc ils prennent leur valoir. Et c’est ça qui fait que toutes les salles en Afrique sont en train de fermer. Parce que rares sont les personnes qui peuvent avancer trois ou quatre millions. Tu as aussi des contraintes internes, l’électricité c’est ce qui coûte le plus cher en Afrique, donc tu arrives à dire « non ce n’est pas rentable ».
Et vous pensez que cette image du Burkina dont les salles fonctionnent à l’année et fonctionnent relativement bien, ce n’est pas tout à fait vrai ?
Je ne sais pas, moi j’ai géré les salles de cinéma et je sais que nous avions un stock de plus de 400 films et toutes les salles de cinéma au Burkina, toutes les salles privées, on leur donnait dix films par semaine de façon gratuite parce qu’ils ne peuvent pas faire remonter les recettes.
Ce que je comprends de ce que vous dites, c’est qu’en fait le cinéma n’est pas possible en Afrique…
C’est ce que je suis en train de dire ! Parce que les gens ne disent pas qu’une maison sans fondation ça ne peut pas marcher. Pourquoi ça ne marche pas ? Parce que ces salles-là en fait c’est des mauvaises salles. Tu es là-dedans tu entends du bruit partout, ce n’est pas bien. On ne voit même pas la moitié des images parce que la technique est faible derrière. Le cinéma c’est un service, c’est un endroit où les gens viennent passer du temps et si les conditions ne sont pas optimales, toute la petite bourgeoisie locale, qui a de l’argent, qui peut payer 1 000 francs le cinéma et bien ils vont regarder le DVD chez eux. Surtout maintenant, les lecteurs DVD sont à la portée de tous les Burkinabés. C’est ça en fait le vrai problème en Afrique et au Burkina c’est que les normes techniques ne sont pas respectées. Pas comme en France où il y a le Conseil supérieur de la technique (ou un truc comme ça) qui est là et qui surveille mais s’il n’y a pas de normes, rien ne peut marcher. Je vais te dire une chose : moi, mon combat se situe ailleurs par rapport à tous ces gens-là, parce que je préfère avec 200 000 ou 300 000 euros faire un bon film même en numérique qui puisse exister dans mon pays et ailleurs que faire un film à 10 000 euros qui ne dépasse pas mon quartier, c’est tout. C’est une question de choix. Alors si je veux le faire, ça veut dire que je dois réfléchir aujourd’hui comme tous les pays cinématographiquement avancés, comme la France, et me nourrir de leurs expériences. On n’a pas le même pouvoir d’achat, on n’a pas le même argent. Ici, je sais qu’il y a un certain nombre de domaines d’activités qui sont exponentiels, comme la téléphonie, comme la société de l’eau, comme la société d’électricité d’ailleurs qui depuis vingt ans verse 2 francs CFA pour chaque consommateur d’électricité qui vont dans le fonds de développement audiovisuel. Mais quand tu fais la part des choses, ce fonds-là, ces 2 francs depuis 20 ans, c’est des milliards de francs CFA. Je préfère dire que le Burkina a suffisamment de moyens, par de nouvelles taxes, en réfléchissant sur des choses qui ne posent pas de problèmes à quelqu’un, 1 franc, 2 francs sur la téléphonie ou sur l’eau et on va créer un fond culturel plutôt se que dire « voilà, c’est la fatalité, on est pauvre donc on fait des films à 5 000 euros ». Je ne peux pas réfléchir comme ça parce que ce n’est pas pour ça que j’ai aimé le cinéma et ce n’est pas pour ça que j’ai travaillé : pour moi c’est un rêve.
Et vous pensez qu’il peut y avoir un cinéma de qualité quand même pour 5 000 euros ?
Je n’ai pas dit ça. Le cinéma de qualité c’est quoi ? C’est les techniciens ! En France ils ont les meilleurs techniciens qui peuvent travailler et se faire payer plus tard, et ils sont compétents. Mais moi, si je dois faire la même chose, il faut que je fasse venir des techniciens. Déjà, pour faire l’image ici, je dois faire venir quelqu’un qui a la même vision que moi, et il est sûrement en train de tourner en ce moment. Un chef opérateur, je dois le faire venir de Paris, un ingénieur du son aussi et son assistant, et tout ça c’est des coûts !
Parce qu’il n’y a pas de techniciens ici au Burkina ?
Mais il n’y a pas de formations !
Et l’Isis ?
Et bien va te former à l’Isis ! Moi j’y donne des cours et il n’y a pas de niveau ! L’Isis n’a pas de niveau. Je crois que le recrutement pour faire du cinéma aujourd’hui, le niveau est trop bas pour faire des études de cinéma. Le cinéma c’est la réflexion sur les choses et les êtres du monde, et ça nécessite une certaine maturité. Les Français, ils ont bac+2 c’est déjà bien, alors que nous, c’est bac, alors que le niveau aujourd’hui des scolaires, plus les années passent plus ça se dégrade.
Donc il n’y a pas de formations pour avoir des techniciens corrects ?
Non, parce que l’Isis c’est une école qui n’a pas d’options, elle ne forme pas des chefs opérateurs, des ingénieurs ou des gens qui soient capables de faire des sitcoms ou des séries, parce qu’il y a une demande quand même. Aujourd’hui franchement, la télévision par satellite, tout le pays s’est mis à regarder. C’est plus démocratisé, c’est plus populaire que dans les salles de cinéma. Or, la télévision nationale africaine n’a pas de programmes qui soient bien, accrocheurs. L’Isis aurait pu développer les cours pour les sitcoms et les films documentaires au lieu de parler du cinéma dans l’absolu, ça n’a pas de sens. L’acculturation commence par la télévision, ce n’est pas dans les salles de cinéma, c’est tous les programmes qui viennent de l’étranger : les telenovelas, les films français, les films américains. Ce n’est pas mauvais d’apprendre des autres, mais c’est très mauvais quand soi-même on n’est pas là. C’est-à-dire, on est en dehors du circuit de diffusion des films télévisuels, et c’est ça le vrai enjeu. Et les hommes d’image, les hommes de culture, les cinéastes africains ne voient pas le basculement qui est en train de se faire du cinéma vers la télévision. Ils sont là toujours à faire des films… et ces films-là, à la télévision, les gens vont zapper. Ils vont zapper parce qu’il y a d’autres chaînes de qualité, il y a d’autres démarches artistiques pour parler aux gens.
Parlons des films dont tu me parles. De quelle façon ils sont représentatifs de l’Afrique ? Moi mon rêve c’est ça ! C’est de dire que, après ces colonisations brutales, cette négation de la culture, il y a un grand écrivain nigérien qui dit « le tigre n’écrit pas sa culture ». Moi je dis : « vous devez respecter Cissé, ce qu’il a donné à l’Afrique par ces films : Yeelen ou Baara. Dans vingt ans ça encore vous ne pourrez pas le faire ». Je pense que les gens doivent être modestes. Une Afrique qui marche c’est celle qui dit : « Voilà ce que les aînés ont fait. Comment on peut faire la même chose en faisant autrement ? » Ah vous ne voulez pas ! C’est votre problème ! Moi j’ai emmené mon pays et l’Afrique deux fois à Cannes, alors allez-y ! Faites-le ! Ils disent « ah, ce n’est pas important ! » Mais si c’est important !
Ce n’est pas les mêmes ambitions en fait.
L’ambition de mon pays c’est ça ! L’ambition de l’Afrique c’est ça, c’est d’exister ! Quand on joue au football, pourquoi les gens soutiennent la France ? C’est parce qu’il n’y a que des blacks là-bas et qu’ils s’identifient à ces blacks-là. On s’identifie à des héros malheureusement qui ne sont pas de politiciens mais qui sont des artistes. On s’identifie à des cinéastes, n’en déplaise à beaucoup. Moi, quand je quitte le Burkina, je vais au Sénégal, en Côte d’Ivoire, ou au Mali, partout je suis accueilli comme leur frère. Et Drogba quand il vient ici, quand il joue au foot, il est accueilli parce qu’il est en train de donner naissance à l’idée qu’on se fait de l’intégration mondiale. En musique, Salif Keïta c’est cent fois plus fort que tous les petits musiciens réunis du Burkina. Et pourquoi ? Parce qu’il réfléchit autrement, il connaît le solfège, la musique aussi, c’est un apprentissage. Le cinéma ce n’est pas quelque chose de brutal comme ça. Le cinéma c’est aussi une science, une technique et aussi de l’Art. Et l’Art… tout le monde n’est pas artiste, malheureusement. Dans ma classe, ils sont vingt-quatre mais il n’y a pas plus de deux ou trois personnes qui feront des films après parce que le déchet est très grand. À tous les cinéastes amateurs je leur dis « faites vos choses, ça vous regarde ». Personne ne dira qu’il ne faut pas un cinéma national, mais personne n’acceptera que l’on dise que c’est ça le cinéma national du Burkina. Aujourd’hui il n’y a rien, les gens sont déçus, le public est déçu. Parce que le cinéma burkinabé est en train de repasser derrière tous les autres cinémas d’Afrique. Ce qui a fait la force du cinéma du Burkina, c’est le fonds de promotion et de soutien aux activités cinématographiques qui était une politique, voulue par l’État, qui est la résultante de 15 % des recettes brutes des salles de cinéma. Mais, comment tu veux sans objectif national ? Tant qu’il n’y a pas de recettes et de ressources financières ouvertes, le cinéma ne peut pas faire un bon intérêt. Comme disait Sembène Ousmane « le mégotage ».
Mais Sembène disait aussi que « navet pour navet » il vaut mieux qu’ils regardent des navets africains.
Sauf que lui, il avait la technique cinématographique, il ne faisait pas…Il le disait mais… Quelqu’un qui ressent la nécessité, un autodidacte, d’aller apprendre le métier, c’est qu’il respecte ce métier. C’est un métier, c’est du visuel c’est concret ! Je respecte les gens comme Souleymane Cissé qui ont apporté leur contribution. Moi je n’ai rien contre le numérique, j’ai quelque chose contre l’utilisation du numérique et le bla-bla autour des films qui ne sont pas des films. Pour moi une succession d’images n’est pas un film, c’est tout. Après, il y en a qui font tel ou tel effet, comme dans les premiers films burkinabés. Mais quand tu regardes Yaaba, depuis 1989, même aujourd’hui encore tu peux le regarder. C’est ça le cinéma, ce n’est pas autre chose ! Alors que les Kleenex, tu les regardes, un mois, deux mois après ils n’existent plus. Ils ont le droit d’exister mais ils n’ont pas le droit de dire que c’est eux seuls qui existent. Je ne les aime pas à cause de ça. Je veux dire moi-même, j’ai produit un gars ici, avec un film qui s’appelle L’Amour est encore possible. C’est quinze millions de francs CFA. Pour rembourser quinze millions de francs CFA il fallait qu’on fasse trente millions de francs CFA et on ne les a jamais faits ! Quand j’avais la salle, je le programmais, et le film n’est pas du tout nul, il est au-dessus d’un certain nombre de films qui passent ici. La réalité c’est ça, le pouvoir d’achat est extrêmement faible, les gens n’ont pas d’argent pour aller au cinéma. Donc, quand ils tirent les chiffres de soixante-cinq millions, je me dis mais le chiffre sort d’où ? Ce n’est pas possible ! Si le marché donnait ça, alors on aurait été très riche parce que les films comme celui-là ont marché dans les salles de cinéma, mais ce sont des marchés relatifs par rapport au pouvoir d’achat des gens.
Je reviens sur ce cinéma un peu nouveau dont vous dites du mal.
Je ne dis pas de mal, je dis que je n’aime pas. C’est tout !
Oui, c’est autre chose quoi ?
Mais c’est beaucoup, c’est la quasi-totalité du cinéma du Burkina. Je te dis, j’en ai aidé beaucoup à faire du cinéma.
Parce que vous aviez quand même de l’espoir ?
Non parce que je les trouve passionnés. Je leur donne les premières armes, après ils font ce qu’ils veulent. S’ils sont intelligents, ils vont plus loin, s’ils sont bêtes, ils resteront à tourner en rond. Boubakar Diallo c’est un petit frère et un ami à moi. Il a mis le pied à l’étrier au cinéma ici. Je l’ai soutenu et je le soutiens toujours parce que lui, il est encore plus intelligent que tout le reste et parce qu’aussi il s’entoure de gens assez qualifiés.
Oui, surtout que ce n’est pas les mêmes rythmes de production non plus. Là je pense à Rodrigue ou à Boubakar Diallo, ils ont une production d’à peu près un film par an.
Non, ne compare pas Rodrigue et Boubakar Diallo, ce n’est pas les mêmes. Tu prends Sofia et Faso furie et tu te fais une idée.
Ce n’est pas la même chose mais j’ai l’impression qu’il y a une démarche similaire un peu industrielle, qui vise à la rentabilité.
C’est tant mieux pour eux.
Oui mais la démarche n’est pas la même que la vôtre ou que celle de Gaston Kaboré et il n’y a pas la même…
J’ai dit, moi j’ai été deux fois en compétition à Cannes. J’ai été à Berlin, j’ai été dans des grands festivals internationaux. Je me suis comparé à des gens, j’ai fait du cinéma, j’ai fait une école de cinéma donc tu ne me compares pas à… Ce n’est pas la même chose ! Alors tant mieux pour eux ce qu’ils font ! Mais moi, je ne ferai jamais ça, je ne peux pas. Par contre, ce que je peux faire : tu me donnes cette technologie pour recréer la place de l’image africaine à la télévision africaine. Et ça vaut le coup !
Donc faire Kadi jolie et des choses comme ça par exemple ?
Kadi jolie c’était… oui ça permet à beaucoup d’Africains de faire des sitcoms et des séries, ce n’est pas…
C’est-à-dire ça a lancé…
Le mécanisme oui. À l’époque il n’y avait rien. S’ils arrivaient à avoir cette réflexion-là…

Propos recueillis par Léo Lochmann le 24 juin 2012 à Ouagadougou///Article N° : 12048

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