Aux sources jazz n’blues de la musique gnaoua

Entretien de Caroline Trouillet avec Majid Bekkas

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Avec le très bel album Al Qantara, dans les bacs depuis janvier, Majid Bekkas dessine avec Manuel Hermia et Khalil Khouen une introspection musicale du Maroc entre sources africaines, orientales et culture gnaoua. Depuis son premier album African Gnaoua Blues enregistré en 2001, cet insatiable musicien n’a cessé de faire dialoguer tradition musicale gnaoua avec jazz, blues et soul en s’entourant de grands talents comme Archie Shepp et Louis Sclavis. En tournée, Majid nous parle d’une musique universelle, qui conte aussi l’histoire culturelle du Maghreb

On vous dit « l’ambassadeur de l’ African Gnaoua Blues », en référence au succès de votre premier album. Cette expression est presque devenue un concept, un genre musical. Comment le décririez-vous ?
J’avais appelé l’album ainsi parce qu’il représentait mon travail mais je n’avais pas l’idée de créer quelque chose. Je fais de la musique gnaoua, je connais bien la musique malienne et le blues fait partie de mon histoire. Jeune, j’ai beaucoup chanté John Lee Hooker, les B.B. King… Quand j’entendais John Lee Hooker je disais à mes amis : « lui, c’est un grand maâlem gnaoua ! » J’avais vraiment ces trois cultures dans mon esprit, qui ont une seule mère : l’Afrique.

Puisque tel est le titre de votre album Al Qantara, parlez-nous de ces passerelles culturelles que vous contez en musique.
Al Qantara en effet signifie la passerelle, le pont. Ce titre est très symbolique pour moi. Le Maroc est situé entre l’Afrique et l’Europe et entre l’Orient et l’Occident. Il a toujours été une terre d’accueil et un carrefour de civilisations. Dans cet enregistrement je raconte ces différentes cultures qui m’ont inspiré depuis l’enfance : l’influence africaine, à travers la musique gnaoua, l’influence orientale puisqu’on fait partie du monde arabe et l’influence européenne. Le morceau « Al Qantara » rappelle aussi la présence arabe en Andalousie, le flamenco…

Quand au morceau « Guinea », il évoque plus particulièrement les origines sahéliennes de la musique gnaoua…
Ce morceau rappelle l’Afrique ancestrale oui. C’est une sorte d’hommage à Don Cherry qui l’a composé, un grand jazzman qui s’est toujours intéressé à l’Afrique. Le morceau original était joué avec contrebasse, trompette, batterie mais je l’ai revu avec une vision plus gnaoua.

Parlez-nous un peu de cette culture gnaoua. Si elle est de plus en plus valorisée comme musique, à l’origine, les gnaouas sont une confrérie religieuse populaire n’est-ce pas ?
C’est une confrérie oui, je ne sais pas si on peut dire religieuse. Il y a une part de religieux dans cette musique mais une grande partie est restée animiste parce que la musique gnaoua vient de l’Afrique de l’Ouest. Le gnaoua si l’on peut dire, c’est du vaudou islamisé. Les esclaves noirs sont arrivés au Maroc(1) avec cette musique et nous, Marocains, nous avons aussi appris cette culture. Il y a une partie religieuse influencée par l’Islam, et une partie avec un répertoire purement africain dont certains mots sont encore chantés en bambara. Il y a aussi la dimension de transe, avec des cérémonies qu’on appelle lilas. Lors d’une lilas, on fait appel à des esprits, des djinns, avec un rituel de sept couleurs, un sacrifice et la transe. Le rituel est à la demande d’une femme qui ne se sent pas bien et qui se croit hantée par des esprits. Voilà ça, c’est la musique gnaoua traditionnelle, comme le vaudou ou la macumba au Brésil. Maintenant il y a la musique gnaoua de la scène. C’est une forme nouvelle. Elle est jouée dans des festivals, en tant que musique et non en tant que rituel.

Comment avez-vous fait connaissance avec cette musique ?
J’ai grandi dans un quartier populaire de Salé, Tabriket, où elle était très présente. Petits on entendait la musique gnaoua partout, on assistait aux soirées de transe et on suivait les Gnaoua qui jouaient avec leurs tambours. J’ai fait la connaissance d’un maâlem (maître) gnaoua, je lui ai acheté un guembri en 1974 et il m’a initié. J’avais un groupe où je jouais le banjo, un peu comme le groupe mythique de cette époque, Nass El Guiwane. C’était le premier groupe marocain du genre. Avant il n’y avait que des orchestres. Ils ont été les premiers à jouer avec percussions, banjo et guembri. La plupart des Marocains ont découvert cet instrument, assez discret dans la communauté gnaoua, à ce moment-là. J’ai continué seul ensuite. J’ai appris le répertoire traditionnel et je jouais dans les cérémonies de transe. Mais je voulais aller plus loin, amener cette musique à un niveau universel. Alors j’ai été au conservatoire et j’ai appris la guitare classique. J’avais aussi un groupe de soul et de rhythm and blues à l’époque. Ensuite j’ai voulu créer un style qui relie tout ce que j’avais appris durant ma jeunesse.

Quel équilibre trouvez-vous entre respect de la tradition spirituelle gnaoui, et volonté de la renouveler au contact d’influences musicales diverses comme le jazz, le blues, la soul ?
Je suis à mi-chemin entre tradition et modernité. Pour essayer de développer la musique traditionnelle gnaoua, il faut en connaître la base mais aussi maîtriser les codes de la musique occidentale. Ensuite il faut être ouvert pour pouvoir faire des expériences de métissage. C’est ce que je fais depuis des années maintenant avec différents musiciens. Cette musique ne se perdra jamais, le répertoire traditionnel sera toujours là tant que les lilas existent.

Lorsque vous travaillez avec des jazzmen comme Archie Shepp, Louis Sclavis, Flavio Boltro, Ramon Lopez ou encore avec le joueur de kora Ablaye Sissoko, est-ce qu’il s’agit de fusion ou bien dessinez-vous une musique toujours originale, propre à chaque rencontre ?
Je n’aime pas le mot fusion, il me fait peur parce qu’il évoque deux blocs. Je préfère le mot rencontre. Je joue depuis dix ans en trio avec Joachim Kühn et Ramon Lopez. On a joué partout dans le monde et on a fait cinq disques. Ce n’est pas une fusion. Je suis marocain, Ramon est espagnol, Joachim est allemand. Chacun joue avec sa culture et sa personnalité et surtout nous sommes tous à l’écoute. Avec Ablaye Sissoko, ce n’est même plus une rencontre, on joue entre Africains ! On a pris deux jours pour enregistrer Mabrouk (2011, Bee Jazz). J’avais même préparé un morceau que je lui ai chanté en bambara, il était surpris. Pour moi c’était revenir à la source même de la musique gnaoua.

Le festival d’Essaouira Gnaoua Musiques du Monde plaide pour une reconnaissance de la culture gnaoua au Patrimoine oral et immatériel de l’UNESCO. Partagez-vous cette position ?
Oui c’est très important, ce serait une reconnaissance envers cette musique qui a été négligée et marginalisée pendant des années. Longtemps, un maâlem gnaoua n’osait pas dire qui il était parce qu’il risquait le mépris. Aujourd’hui c’est un honneur de dire « je pratique la musique gnaoua » et tous les jeunes veulent apprendre le guembri au Maroc. Le festival d’Essaouira c’est le Woodstock du Maroc, il a participé à faire connaître cette musique, même s’il y a des jazzmen qui l’ont fait bien avant. Le grand pianiste américain Randy Weston notamment a été l’un des premiers à découvrir cette musique en 1967, alors qu’il était à Tanger. Depuis il n’a jamais cessé de faire des rencontres avec des gnaouas, de les emmener jouer aux États-Unis, de parler de cette musique.

Deux ans avant la création de ce festival d’Essaouira, en 1996, naissait un autre festival à Rabat, Jazz au Chellah, dont vous êtes le co-directeur.
Oui je dois beaucoup à ce festival de rencontres entre jazz européen et musiques marocaines au pluriel. Un directeur artistique européen choisit les artistes européens et mon rôle est de choisir les musiciens marocains et d’assurer les rencontres pendant le festival. Al Qantara est le fruit de toutes ces rencontres que j’ai vu pendant 18 ans devant mes yeux.

Est-ce que les jeunes artistes marocains suivent cette dynamique, avec une envie de maîtriser les codes de la musique gnaoua tout en la faisant évoluer avec d’autres répertoires ?
J’ai toujours conseillé aux musiciens gnaoua d’aller au conservatoire. C’est très important. Pour provoquer des rencontres entre jazz et gnaoua et les faire évoluer vers la qualité, il faut que l’échange soit mutuel. Malheureusement ce n’est pas toujours le cas. Au festival d’Essaouira les musiciens gnaoua jouent leur répertoire et ce sont les musiciens de jazz qui doivent suivre, souvent il n’y a pas de vraies rencontres. Par exemple, lorsque je travaille avec Joachim Kuhn, il fait ses compositions et je mets aussi le guembri au service de sa musique. Dieu merci j’ai appris à lire et écrire la musique au conservatoire et ça facilite aussi nos échanges. Avec Archie Sheep, mon guembri joue souvent le rôle de la contrebasse. De la même manière, sur le morceau Bouregreg d’Al Qantara, le guembri joue comme instrument soliste, avec des modes qui n’ont rien à voir avec la musique gnaoua. Il faut que la musique gnaoua évolue au niveau du jeu, pas seulement du chant et de la musique. Mon objectif a toujours été celui-ci.
Chantez-vous en arabe uniquement, ou bien peut-on entendre du berbère ou même du bambara ?
Je chante seulement en arabe, mais il y a des termes qui sont restés en bambara dans la musique gnaoua. À chaque fois que je suis en Afrique j’en profite pour rencontrer des musiciens et savoir ce que veut dire tel mot. Je me rappelle avoir rencontré un flûtiste peul Yacouba Moumouni, du groupe Mamar Kassé. Il m’a appris qu’on mélangeait souvent deux langues dans la musique gnaoua. Les Peuls ont beaucoup voyagé et connaissent différentes langues : le bambara, le dioula, le lani, le djerma.

Justement est-ce que la reconnaissance de cette musique gnaoua est une manière de réconcilier le Maghreb avec une part douloureuse de son passé, celle de l’esclavage, dont elle est l’héritière ?
Oui c’est vrai on ne peut pas nier cette histoire. Il y avait l’esclavagisme mais aussi les échanges commerciaux entre l’Afrique et notamment le Maroc. À l’époque du Sultan Ahmed El Mansour, avec la conquête de Tombouctou, il y avait deux routes : la route du désert Tombouctou-Marrakech et lorsque le port d’Essaouira fut construit, le Mogador, ancien nom d’Essaouira, il y a eu la route de la mer. Le titre de mon album Mogador est un hommage à cette ville qui est significative par rapport à ma musique. Une prison existait, elle était l’équivalent de la maison des esclaves de l’île de Gorée. Depuis cette prison, on dispatchait les esclaves dans les différentes villes du Maroc pour travailler dans les champs et les maisons.

Vous avez surtout enregistré vos albums sous des labels européens, est-ce que vous pensez aussi à enregistrer au Maroc ?
Je viens de faire un disque au Maroc, Laafou. Mais c’est très difficile de diffuser ma musique au Maroc, parce que lorsque le disque coûte 20 euros en France il est vendu 1 euro au Maroc. La seule solution que j’ai trouvée pour le moment c’est d’enregistrer chez moi, dans mon studio. Pour em>Laafou, j’ai payé les musiciens moi-même et je lui ai donné un label. J’ai tout fait gratuitement, comme un cadeau pour mon public. Parce que le marché n’est pas organisé là-bas, les points de vente c’est la Médina, il faut mettre à fond le volume c’est ça la promotion ! Mais on y réfléchit.

(1) La traite orientale des esclaves s’étale entre le IX et la fin du XIXe siècle. Le dernier marché aux esclaves est fermé au Maroc en 1920.///Article N° : 12068

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© Omar Mhammedi





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