Cyrille Bissette, héros de l’abolition de l’esclavage (2/3)

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Il y a 190 ans l’affaire Bissette sonnait le démarrage du mouvement abolitionniste aux Antilles. Curieux destin que celui du martiniquais Cyrille Bissette : neveu illégitime de Joséphine de Beauharnais, ce combattant ininterrompu de l’esclavage fut marqué au fer rouge et condamné au bagne puis élu député de la 2nde République de 1848. Adversaire acharné de Schœlcher, il tomba par la suite dans un oubli injuste qui dure encore de nos jours. Retour (en 3 volets) sur un personnage qui fit honneur à la République.

Depuis Paris….
En 1828, Bissette s’installe à Paris. Avec Fabien fils et à la grande désapprobation des francs-maçons des colonies, il y devient l’un des premiers « hommes de couleur » à entrer dans la Franc-maçonnerie (à la loge parisienne des trinosophes) qui, jusque-là, n’était composée que de défenseurs de la société esclavagiste (planteurs, officiers royaux, capitaines au long cours, professions libérales…). En 1829, il adresse aux deux chambres une pétition des hommes de couleur de la Martinique qui a recueilli 334 signatures : « Nous demandons à jouir des mêmes droits civils et politiques que ceux dont jouissent les blancs. (1) »
En 1830, il participe aux journées de juillet à Paris : « Voici un exemple de modération qui donne un solennel démenti à des accusations injurieuses : MM. Bissette et Fabien, victimes de la justice coloniale, se trouvaient à Paris aux mémorables journées des 27, 28 et 29 juillet : on a vu M. Bissette, sur tous les points où il y avait du danger, s’associer aux efforts héroïques de la population parisienne…(2). «  Par la suite, Bissette continue sa lutte pour casser l’arrêt du tribunal de la Guadeloupe. Il répond également à ses détracteurs dans quatre brochures qui se succèdent en 1831 : Réponse à la brochure de M Fleuriau, Délégué des colons de la Martinique (3), Réponses de MM Bissette et Fabien à M de Lacharrière (4), Mémoire au Ministre de la Marine et des Colonies et à la Commission de législation coloniale(5), Calomnies devenues vérités ou Réponse au pamphlet de MM. Lacharière et Foignet,… par Bissette(6) . Ces diverses brochures lui attirèrent des provocations et des duels. Il se battit avec un colon de la Martinique et fut blessé d’un coup d’épée. Dans une autre rencontre, en 1833, il blessa son adversaire, un dénommé Cicéron (un de ses témoins était Alexandre Dumas)(7). L’ensemble de ses démarches furent vaines(8), mais sa cause, même si elle divisa l’opinion française, remit la question coloniale au premier plan des préoccupations. Par ailleurs, aux Antilles, les vifs remous provoqués par l’affaire contraignirent les autorités à réorganiser l’administration de la justice, souligne Stella Pame. En 1832 il écrit, avec Louis Fabien fils et Richard Mondésir, un article dans Le journal des débats intitulé Une solution pour éviter toute effusion de sang. C’est son premier article sur le sujet de l’esclavage. A partir de ce moment, sa position sur cette question sensible se radicalise progressivement. En 1834, il fonde une  » société des hommes de couleur ». En juillet de cette même année, il crée la Revue des Colonies. Recueil mensuel de la politique, de l’administration, de la justice, de l’instruction et des mœurs coloniales par une société d’hommes de couleur, organe dont il prend la direction jusqu’à la disparition de celui-ci en 1843(9).

La revue des colonies, fer de lance du combat abolitionniste

Dès le premier numéro, Bissette prend position en faveur de l’émancipation immédiate des esclaves devenant l’un des rares en France à exprimer publiquement cette opinion. Il y annonçait ses « Principes » sous le titre « Prospectus », partant du principe que La déclaration des droits de l‘homme et du citoyen constituait un texte de référence sur la question de l’esclavage. Bissette assigne plusieurs priorités à la revue : promouvoir l’émancipation politique des « hommes de couleur » libres, faire des principes énoncés en France en 1789 les garants de leur assimilation politique et sociale et enfin l’abolition de l’esclavage sans délai ni transition.
Dans le deuxième numéro, il enfonçait le clou : « Les Français, qui sont en tête de la civilisation et de l’affranchissement de l’humanité se laisseront-ils devancer par les Anglais dans cette circonstance ? », faisant allusion aux inspirations abolitionnistes du britannique Macaulay qui avaient inspiré l’abolition britannique. Dans un article contenu dans ce même numéro (Nécessité de l’instruction aux colonies), il considérait le droit à l’instruction pour les « enfants de couleur » libres comme moyen infaillible pour « qu’ils fussent admis dans la grande famille française. » En janvier 1835, il publiait dans le N°7 un article intitulé De l’émancipation des esclaves, considérée comme premier élément du progrès social aux colonies, où il parle de tous les esclaves : « Europe, Asie, Océanie, Amérique, il n’importe ! Nous voulons des hommes libres, des travailleurs heureux sur toute la surface de la terre. »
Victor Schoelcher lui-même – rédacteur du décret du 27/04/1848 par lequel l’esclavage fut aboli dans les colonies françaises – s’opposait dans un de ses premiers articles de 1832 à l’abolition immédiate. Il fixait un délai de 60 ans pour l’émancipation des esclaves et allait jusqu’à écrire :  » Je ne vois pas plus que personne la nécessité d’infecter la société active de millions de brutes décorées du titre de citoyen ». Il s’en excusera bien plus tard, en 1849 : « Je ne saurais l’expliquer que par mon inexpérience par cette exagération de style commune aux jeunes gens qui ne savent pas encore contenir leur plume ».
En 1833 dans son ouvrage « De l’esclavage des Noirs et de la législation coloniale » Schœlcher écrit encore qu’il serait dangereux de rendre instantanément la liberté aux noirs, parce que les esclaves ne sont pas préparés à la recevoir. Il souhaite même le maintien de la peine du fouet, sans laquelle les maîtres ne pourraient plus travailler dans les plantations. Il faudra attendre un nouveau voyage dans les colonies en 1840-1841 pour qu’il se tourne vers une abolition immédiate et rejoigne Bissette sur ce terrain. Mais Schœlcher n’était pas le seul. Les partisans de la suppression de l’esclavage, notamment la Société Française pour l’Abolition de l’Esclavage ne se prononcera que tardivement, en 1847, en faveur d’une émancipation immédiate des esclaves.
Estimant pour sa part que l’esclavage est « atroce et abominable en tout état de cause », la Revue dévoile en juillet 1835, deux ans après la loi d’émancipation britannique, un projet de loi sur l’abolition de l’esclavage et de réorganisation sociale prônant l’abolition immédiate, inspiré par le précédent britannique et à la législation agraire haïtienne. Les habitants des colonies seraient déclarés « libres et égaux en droits sans distinction de couleur » (art.1). Ils jouiraient de tous les « droits de famille, civils et politiques, au même titre que les autres citoyens français » (art.2). Des « écoles gratuites et obligatoires pour l’instruction civile et religieuse des cultivateurs seraient ouvertes dans toutes les communes des différentes colonies françaises » (Art.4). Un « code de culture réglerait tout ce qui regarde les détails et l’exécution de la présente loi » (art.5). Les anciens propriétaires d’esclaves ne recevraient pas d’indemnité, Bissette estimant dans son commentaire de texte que « si l’on voulait absolument en établir une, ce serait le maître qui la devrait à l’esclave ».
En janvier 1836, Bissette résume sa position dans un article : « Nous n’avons jamais pu concevoir un état intermédiaire entre la liberté et l’esclavage ; l’esclavage une fois aboli, doit mourir tout entier … Toute trace d’esclavage doit s’effacer sans retour. Voulez-vous que le Noir nouvellement affranchi apprenne à être libre ? Qu’il entre dans toute la plénitude de sa nouvelle existence. » Dans son journal, Bissette fait également son mea culpa pour sa participation à la répression de la révolte des esclaves de Carbet(10) : « Ce fut un tort grave de la part des hommes de couleur et de M. Bissette lui-même que d’être intervenus dans cette insurrection des esclaves pour la comprimer. Que voulaient-ils ces esclaves ? La Liberté. Comment voulaient-ils l’obtenir ? De la seule manière qui leur fût possible alors, en brisant leurs chaînes sur la tête de leurs maîtres […]. Les hommes de couleur commirent une inconséquence en prenant fait et cause pour les blancs contre les noirs […]. Dans la lutte engagée, les hommes de couleur devenaient les auxiliaires naturels des insurgés ; il y eut donc plus d’inhumanité de leur part à prêter la main aux blancs pour retenir les noirs sous le joug, qu’il n’y en aurait eu à laisser faire les insurgés. Nous le répétons donc ; ce fut une grande faute commise par les hommes de couleur et par M. Bissette qui, pour sa part, en fait publiquement l’aveu et en demande pardon à Dieu de toute son âme […]. Un an après ces événements, les mêmes hommes de couleur qui avaient prêté la main aux blancs pour comprimer les esclaves furent à leur tour, les uns déportés sans jugement, les autres condamnés aux galères par arrêt […]. Ce devait être la conséquence de leur inconséquente conduite. Les hommes de couleur sont plus nègres que blancs : ils ne doivent pas l’oublier ».
Il est vrai que Bissette n’est pas seul dans son combat. De nombreux hommes politiques de l’époque prennent fait et cause pour la fin de ce système odieux : Lamartine, Broglie, Rémusat, Tocqueville, Montalembert, La Fayette Béranger, La Rochefoucauld, Odilon Barrot et bien d’autres…. Les débats sur l’émancipation occupent une place importante dans la vie politique sous le règne de Louis-Philippe. En 1834, la Société Française d’Abolition pour l’Esclavage colonial se crée. Son secrétaire général, le juriste Isembert y apporte son prestige et ses relations. La création de cette société permet de cristalliser toutes les bonnes volontés. Des brochures en nombre considérable sont publiées : Cassagnac, Foignet, Del Cambre, Mondésir Richard, croisant le fer avec les partisans du maintien du statut-quo, tout aussi nombreux.

(1) Cité dans Les Antilles au temps de Schœlcher, p. 68.
(2) Citation extraite de l’ouvrage Les enfants de Paris ou les petits patriotes, 1831, p.81.
(3) Visible sur http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5790430p.r=bissette.langFR
(4) Visible sur http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57851869/f4.image.r=bissette.langFR
(5) Visible sur http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57903555.r=bissette.langFR
(6) Visible sur http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57904209.r=bissette.langFR
(7) Cet évènement est rapporté dans l’ouvrage Souvenir de la tribune des journalistes (1848 – 1852) par Philibert Audebrand, publié en 1867 et visible sur Google book.
(8) On peut lire sur Internet des reproductions de la biographie qu’il a lui-même rédigé à cette époque : patrimoine martinique et ici
(9) La revue accueillit également des contributions comme celle de Louis-Timagène Houat (Lettre d’un prévenu dans l’affaire de l’île Bourbon en septembre 1836), auteur du premier roman réunionnais : Les marrons (1844).
(10) Nelly Schmidt, dans son ouvrage Abolitionnistes de l’esclavage et réformateurs des colonies : 1820 – 1851, traite de Bissette dans un chapitre intitulé L’engagement de Cyrille Bissette (de la page 254 à la page 263).
///Article N° : 12194

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