Editorial

Au-delà du conflit

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On a cru pendant longtemps que ces livres impénétrables répondaient à des idiomes oubliés ou reculés. Il est vrai que les hommes les plus anciens, les premiers bibliothécaires, se servaient d’une langue toute différente de celle que nous parlons maintenant, il est vrai que quelques dizaines de milles à droite la langue devient dialectale, et quatre-vingt-dix étages plus haut incompréhensible (…) Il y a cinq cents ans, le chef d’un hexagone supérieur mit la main sur des pages aussi confuses que les autres (…) Il montra sa trouvaille à un déchiffreur ambulant, qui lui dit qu’elles étaient rédigées en portugais (…) Moins d’un siècle plus tard, l’idiome exact était établi : il s’agissait d’un dialecte lituanien du samoyède, avec des inflexions d’arabe classique.(…) Toi qui me lis, es-tu sûr de comprendre ma langue ?
Jorge Luis Borges, La bibliothèque de Babel (1)

Plongeon dans l’inconnu : les Afriques lusophones nous restent bien étrangères, nous qui ignorons souvent même leur situation géographique. Qu’ont encore en commun ces cinq pays disséminés sur la toile africaine ? Les approcher nous conduit dans un voyage où la politique est au centre. Car elle est incontournable pour saisir les évolutions culturelles récentes et les enjeux actuels du Mozambique, de l’Angola, du Cap-Vert, de la Guinée-Bissau et de São Tomé e Principe. Il est frappant de constater que ces pays ont fondé leur unité en se réappropriant la langue du colonisateur : le portugais. Le paradoxe est qu’ils en ont fait un instrument de construction nationale pour ériger des nations nées des guerres de décolonisation. Avant les années 1960 déjà, période où s’organisait la lutte armée autour du FRELIMO (Front de libération du Mozambique), du PAIGC (Parti africain pour l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert) et du MPLA (Mouvement populaire pour la libération de l’Angola), des groupements d’écrivains comme Vamos descobrir Angola ou la revue Claridade au Cap-Vert font de l’écriture un acte politique : écrire contre…
Dans les années 1970, la lutte pour l’indépendance se radicalise. La Révolution des Oeillets, le 25 avril 1974, entraînant la chute du régime fasciste de Marcelo Caetano, successeur d’Antonio Oliveira Salazar, rend effective l’indépendance des « Cinq » en 1975. S’il est possible de relever une unité dans la lutte pour l’indépendance autour de leaders devenus de véritables héros nationaux et dont la plupart s’étaient rencontrés à Lisbonne dans la Casa dos estudantes do império (Maison des étudiants de l’Empire), ces pays, trop souvent englobés sous une appellation commune, n’en ont pas moins connu des histoires différenciées que traduisent notamment les divers statuts et usages de la langue portugaise au niveau littéraire.
Car la langue est centrale, et nous en avons fait le centre de ce dossier.
Ainsi l’Angola et le Mozambique utilisent un portugais normatif en insérant des items lexicaux africains. L’avènement des indépendances marque le début de la guerre civile dans la mesure où le parti « victorieux » va se disputer la légitimité du pouvoir avec l’UNITA (Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola) et la RENAMO (Résistance nationale du Mozambique). Si la guerre civile s’est terminée au Mozambique avec la signature des accords de paix le 4 octobre 1992, les élections récentes consacrant certes la victoire de Joaquim Chissano et du FRELIMO se sont traduites par une poussée de la RENAMO, majoritaire dans 5 régions… Quant à la situation actuelle de l’Angola, elle est hélas connue de tous.
Au Cap-Vert, en Guinée-Bissau et à São Tome, l’existence du créole a servi de base à une politique volontariste d’instituer une langue propre (2). Néanmoins, avec la séparation du PAIGC (désormais PAICV au Cap-Vert) en 1980, consécutif au coup d’Etat du général Joao Bernardo Vieira « Nino » en Guinée-Bissau, on observe un revirement de la politique linguistique au profit du portugais et du français tandis que les écrivains ont de plus en plus recours au créole écrit, langue majoritairement parlée.
L’année 1990 est un tournant : elle inaugure une nouvelle donne géopolitique. La plupart des pays se détournent du « socialisme réel » et se « convertissent à une économie de marché ». Quant aux partis de libération au pouvoir, leur légitimité se voit remise en cause. Ainsi au Cap-Vert, le PAICV perd les élections et Antonio Mascarenhas Monteiro est élu à la présidence. En Guinée-Bissau, « Nino » Vieira décide en 1998 de limoger Ansumané Mané, chef d’Etat major de l’armée et accusé de trafic d’armes au profit du MFDC (Mouvement des forces démocratiques de la Casamance). Cela entraîne une guerre civile qui prend fin en 1999 avec l’organisation d’élections et la victoire en janvier 2000 de Kumba Yala, leader du parti de la rénovation sociale.
D’abord instrument d’émancipation politique puis source de légitimation du pouvoir, la littérature contemporaine, bien qu’utilisant comme média la langue portugaise, l’ancre dans des spécificités culturelles par un processus de destruction puis d’appropriation. Processus que nous nous proposons d’interroger ici. Nous verrons que la poésie et la prose ne connaissent pas la même évolution, que la problématique linguistique, si elle est opérante pour certains ne fait pas l’unanimité, que la littérature s’est affranchie du politique, ouvrant ainsi des espaces de création originaux.
Il s’agit également de donner un aperçu forcément trop succin des autres productions artistiques. Une grande liberté a été laissée aux rédacteurs qui ont privilégié tel ou tel aspect, permettant ainsi de croiser les regards. L’approche par pays a été préférée en raison de la diversité et de l’éclatement géographique, bien qu’il soit possible d’isoler un espace insulaire d’un espace continental (3).
Au cours de cette déambulation, au-delà des ressemblances et des différences, s’élèvent des voix plurielles qui déclinent les modalités de l’être en devenir et constituent autant de regards sur des espaces perçus le plus souvent sous le seul regard du conflit.

1 in Fictions, Oeuvres Complètes, vol.1 La Pléiade
2 Plus particulièrement en Guinée-Bissau et au Cap-Vert
3 le thème de l’insularité est d’ailleurs présent dans tous les pays, ainsi en Angola et au Mozambique il est l’espace sémantique d’une recréation littéraire originale.
///Article N° : 1247

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