Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient 2015 : Le Maroc, avant et après

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Le Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient, qui se tient à Saint-Denis, tout près de Paris, du 31 mars au 19 avril, fête en 2015 ses dix ans. Force est de constater que d’année en année les films arabes se concentrent comme une spirale sans fin sur les combats pour la liberté. Le festival marque un retour aux sources aussi, en restaurant un focus sur un pays, cette année le Maroc qui nous occupera principalement ici dans les films que nous n’avons pas encore abordé.

La relative libéralisation qui a accompagné l’avènement du roi Mohamed VI en 1999 a permis au cinéma de faire œuvre de mémoire sur les années 70 où les opposants politiques étaient arbitrairement emprisonnés comme des bêtes par un pouvoir sans merci. En accompagnement du travail de l’instance Équité et Réconciliation, Leïla Kilani a réalisé Nos lieux interdits (2008), un film qui écoute le silence de quelques personnes qui ont été séquestrées. (cf. [critique n°8199]). Du côté de la fiction, six films avaient vu le jour en peu de temps. Deux d’entre eux tentent le délicat exercice de la reconstitution historique au risque de figer la mémoire dans la restitution d’un passé révolu : La Chambre noire de Hassan Ben Jelloun (2004, cf. [entretien n°6013]) et Jawhara de Saad Chraïbi (2003), qui mettent tous deux en scène les geôles immondes et l’effroi des prisonniers. Quatre autres par contre prennent une distance plus cinématographique, s’attachant davantage aux meurtrissures de la mémoire et leur incidence sur le présent. L’admirable Mille mois de Faouzi Bensaïdi (2003, cf. [critique n°2912]) fait sentir sans jamais la montrer combien la répression put laisser des traces entachant la vision du monde d’une génération blessée. Abdelkader Lagtaâ travaille sur l’amnésie provoquée par cette blessure avec son personnage de Kamal dans Face à face (2003, cf. [critique n°3243]). Avec Mona Saber (2002), Abdelhaï Laraki va lui aussi à la recherche d’une mémoire confisquée à travers une jeune Française à la recherche de son vrai père enfermé durant les années de plomb (cf. [critique n°2318]). Et avec Mémoire en détention (2004), Jillali Ferhati construit progressivement une relation avec ce passé écarté, cette mémoire emprisonnée, là aussi à travers un amnésique, Mokhtar, dont seul le corps se souvient (cf. [critique n°4386]).
Ces films ont été essentiels pour restaurer une mémoire : « un enfant sans mémoire ne chiera jamais dur », dit un proverbe peul. Comment penser un monde sans conscience du passé ? Les images du pire éveillent la crainte de l’avenir et conduisent au courage de lutter. Les fantômes de l’Histoire nous aident à regarder le présent et à nous réapproprier notre capacité d’inventer, car la dictature est comme le fut le colonialisme l’écrasement méthodique de notre capacité imaginaire.
Dans le contexte de l’envahissement par satellite des images par l’industrie du divertissement et la communication télévisuelle, la jeunesse a du mal à discerner si c’est pour la richesse ou la liberté qu’il lui faut se battre. Des figures de courage sont à cet égard essentielles, pour identifier le combat pour la justice. D’où l’importance, malgré ses défauts, de 10949 femmes de Nassima Guessoum sur une des premières femmes de la révolution algérienne, femme forte au regard lucide que l’âge vient finalement cueillir : ce film est une réponse au déni de leur combat, la dissimulation de leur apport qui prépara leur effacement de la sphère politique. (cf. [article n°10365]).

Notamment connu pour son documentaire El Ejido, la loi du profit, Jawad Rhalib, rend compte avec Le Chant des tortues du mouvement du 20 février 2011 au Maroc, ce « soulèvement de la génération Facebook », et de ses suites dans un pays dont seulement 45 % de votants ont ensuite porté les « islamistes monarchistes et modérés » au gouvernement alors que les partis de gauche avaient boycotté les élections provoquées par la nouvelle constitution destinée à calmer le jeu. Structuré en deux parties, le temps de la révolte et le temps des islamistes, ce long métrage documentaire dose savamment manifestations et prises de paroles. Il s’intéresse à aux musiciens du groupe de rock Hoba Hoba Spirit qui veulent amener un peu de « chaos » et la plasticienne Kenza Benjelloun, engagée pour la liberté et la laïcité, tandis que le commentaire-constat met en exergue la résistance : « après 30 ans de vide, une génération de révolutionnaires est née ». La tortue marocaine, qui ne soulève pas de vague « a raison de garder la cadence » car « le basculement est inévitable ». Comment s’installer dans la durée d’une lutte ? Rhalib orchestre la rencontre d’un vieux militant, Khalid Jemaï, avec de jeunes révoltées, les femmes étant largement mises en avant. En démarrant son film sur la tragique histoire de la répression et l’inscrivant ainsi dans un héritage autant que dans une détermination, c’est une transmission qu’il filme, un apprentissage de la patience. Car si la révolte avait été révolution, quel parti aurait pris le relais ? La lutte devient ainsi davantage changement des mentalités sur les questions clefs que prise de pouvoir. Il s’agit de restaurer le politique par le quotidien, à l’opposé des islamistes qui en font une affaire de moralité : loin de s’opposer à elle, la laïcité accueille la religion mais la place au dehors du politique, protégeant la communauté pensante et agissante de toute inféodation à une vérité. Et cela, comme le dit Jemaï, « sans tuteurs ».

Pour la génération des militants étudiants qui s’étaient opposés au roi Hassan II, ces tuteurs c’était l’organisation révolutionnaire marxiste, hiérarchisée et clandestine, face à la brutale répression. Wanted ! d’Ali Essafi écoute le témoigne d’Aziz qui fut finalement emprisonné 11 ans : sa fuite sous une fausse identité pour éviter l’arrestation, sa solitude de militant pour qui la ville devient prison, son impossibilité de revenir en arrière et donc sa fuite en avant… Une bande dessinée illustre les tortures, de nombreuses archives d’époque résonnent au récit intimiste d’Aziz. Ses doutes mis en perspective avec des extraits de films restaurent de la fiction : 6/12, Quelques événements sans importance, Le Coiffeur du quartier des pauvres, Les Cendres du clos, Transes… Document sur une époque, le film se fait dès lors aussi contradiction d’une lutte.
Fidèle à sa démarche, le Panorama place les nouveaux films en perspective avec les anciens qui ont marqué. La programmation de Réveil de Mohamed Ziddaine éclaire ainsi cette illusion de l’idéologie. Réalisé en 2004, il se voulait un film de rupture sous la forme d’une méditation à deux voix, celle littéraire d’un constant monologue, l’autre cinématographique d’images qui tissent leur propre langage plutôt que d’illustrer. Ziddaine appartient à cette génération « qui n’a même pas de date de naissance dans le bordel qu’ont laissé les Français ». Son ciné-œil cherche à déceler les logiques à l’œuvre. Ce faisant, il s’isole dans une dérive existentielle radicalement mélancolique, trouvant refuge dans un dépôt délabré qui servait à tous de latrine, lieu interloque faisant écho à ses images du « misérable quotidien » des vivants. D’illusion en illusion, cette recherche désespérée de positivité face au sentiment accablant de l’échec et de l’absurde débouche cependant sur la possibilité d’un nouveau réveil, en rupture avec l’avidité, la projection religieuse et le conformisme intellectuel. Encore faudrait-il faire rupture avec un cinéma maniériste cultivant le virtuose. C’est à cet exercice que se livrait Mohamed Zineddaine dans ce film volontairement hors-norme. Le blues de son protagoniste se complaît volontiers dans le spleen comme Michel-Ange pouvait dire : « Mon allégresse à moi, c’est la mélancolie ». Il se nourrit d’un rejet de ce qui l’entoure de la même façon que la dérive de Lofti dans Demain je brûle du Tunisien Mohamed Ben Smaïl (1998) puisait dans le déracinement immigré. Mais cette fuite qui ne concerne finalement plus que lui-même débouche sur un appel à voir la réalité autrement. Le réveil est un programme en soi, belle perspective de ce film dérangeant (cf. [critique n°4450]).
Pour beaucoup, l’exil est illusion : recherche d’un ailleurs insaisissable, perte de proximité, de rituels et de repères, retour impossible. Dans Un nid dans la chaleur (1999), Hakim Belabbes, qui vit à Chicago, se rendait dans sa famille à Boujad, avec le sentiment qu’il ne les reverra plus et qu’il lui faut leur dire. Pour contourner la culpabilité, la relation se fera thérapie de groupe lors d’une réunion de famille où il montre qu’il lui faut passer par la souffrance pour leur éviter cette douleur. Mais son retour vient perturber l’ordre familial : le cinéma comme carnet intime organisé apporte à la fois distance et implication de la parole. Il n’obtiendra pas ce qui l’aurait rassuré pour prendre son envol : un geste de reconnaissance du père. Il ne suffit pas de demander…
De facture onirique (et faisant donc appel au « lâcher prise », au-delà de ce qui est discernable), La Fièvre, de Safia Benhaim démarre sur un écran noir et une tension musicale obsédante : un récit à la première personne, un récit fiévreux. Une enfant voit surgir de la mer un fantôme : une exilée politique qui renaît au pays. Enfant et renaissance, elles ne feront qu’un, marchant en 2011 dans les rues de Meknès, ou en bord de mer, dans une maison en construction, labyrinthe de la mémoire historique depuis l’indépendance pour retrouver ce qui a été perdu, mais aussi, dans l’incertitude du présent des luttes, ce devenir avorté. Née en France de parents exilés politiques, Safia Benhaim a vécu l’écart entre la transmission mentale de ses parents qui ne pouvaient rentrer et ce double qu’était la réalité marocaine quelle seule pouvait vérifier, n’ayant quant à elle pas d’obstacle pour voyager. Février 2011 : un peuple s’éveille. Elle veut à nouveau faire le pont entre ces deux moments d’Histoire politique et de combats. Sa solution est de travailler la suspension, proposant au spectateur des orientations verbales tandis qu’à l’écran ne s’inscrit que la progressive incarnation d’un corps historique : rues, enfant-fantôme, bâtiment en attente de finition – le corps de tous les possibles.

LA FIÈVRE (extrait 1) from Safia Benhaim on Vimeo.

Avec son court métrage Mémoires anachroniques ou le couscous du vendredi midi, Asmae El Moudir se souvient de ses dix ans, lorsqu’elle dansait pour la Fête du trône et qu’autour du couscous familial où chacun avait sa place selon son rang, son oncle Merzouk vantait les mérites de Staline. Pour lui, c’était les vainqueurs qui écrivaient l’Histoire, et il émigra en URSS pour y travailler. En février 2011, il ne comprendra pas les aspirations des jeunes… Une mémoire anachronique est révolue, en retard sur son temps : c’est à cet anachronisme que font référence les souvenirs d’enfance d’Asmae El Moudir, aussi bien quand elle était persuadée qu’elle devait se référer à Dieu, la patrie et le Roi, que lorsque son oncle Merzouk divisait le monde en gagnants et perdants. Original et inventif, illustrant les propos par des jouets d’enfants et des poupées russes, cette courte méditation ludique et sensible éclaire dans quel paradigme contradictoire ont grandi les enfants marocains.
Un tel paradigme contradictoire est schizophrénique. Dans Leur nuit de Narrimane Yamna Faqir, Nktia est une femme qui vit dans un garage, garde deux-roues et voitures la nuit dans une rue et économise tout ce qu’elle peut pour entretenir sa fille de 14 ans qu’elle n’a pas revue depuis que son mari l’a enlevée quand elle avait un an. Portrait d’une femme forte dans son rapport aux entités de la nuit, hommes et femmes, le film développe hors-champ le drame qui la fait vivre tout en la torturant : « La vie est un monstre qui l’attend au tournant, j’ai peur qu’il la mange comme il m’a mangée ».
C’est ainsi que le cinéma, art qui rend visible ce qui n’est pas là, art qui rend compte du vertige des épreuves intérieures pour restituer la parole dans l’espace public, prend en charge la distorsion affective induite par l’Histoire. Le Panorama, dans une riche programmation que cet article ne fait qu’effleurer, permet ce voyage à l’exemple d’un Maroc qui attend le bonheur.

///Article N° : 12875

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Les images de l'article
© Le Chant des tortues, de Jawad Rhalib
© Le Chant des tortues, de Jawad Rhalib
© Le Chant des tortues, de Jawad Rhalib
© Le Chant des tortues, de Jawad Rhalib
© Le Chant des tortues, de Jawad Rhalib
© Wanted ! d'Ali Essafi
© Wanted ! d'Ali Essafi
© Réveil, de Mohamed Ziddaine
© Réveil, de Mohamed Ziddaine
© La Fièvre, de Safia Benhaim
© La Fièvre, de Safia Benhaim
© La Fièvre, de Safia Benhaim
© La Fièvre, de Safia Benhaim
© Mémoires anachroniques ou le couscous du vendredi midi, d'Asmae El Moudir
© Mémoires anachroniques ou le couscous du vendredi midi, d'Asmae El Moudir
© Mémoires anachroniques ou le couscous du vendredi midi, d'Asmae El Moudir
© Mémoires anachroniques ou le couscous du vendredi midi, d'Asmae El Moudir
© Leur Nuit, de Narrimane Yamna Faqir
© Leur Nuit, de Narrimane Yamna Faqir





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