Contre-pouvoirs, de Malek Bensmaïl

Le courage des journalistes

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Présenté en avant-première algérienne en présence de journalistes et rédacteur en chef d’El Watan le 9 septembre 2015 aux Rencontres cinématographiques de Bejaïa après être passé à Lussas et Locarno, Contre-pouvoirs est un film-miroir s’inscrivant dans le travail inlassable de Malek Bensmaïl, à la fois regard et mémoire. En sortie le 27 janvier 2016 dans les salles françaises.

« Car nul tyran ne pourra dominer des sujets libres et fiers, que s’il existe déjà une tyrannie dans leur liberté et une honte dans leur fierté.
Khalil Gibran, Le Prophète

« Une pierre en plus dans la maison Algérie que j’essaye de construire de film en film » : avec Contre-pouvoirs, sur la presse indépendante, Malek Bensmaïl poursuit son exploration des lieux de pouvoir pour mieux comprendre la mécanique sociale d’un pays qui se cherche. Il a ainsi abordé le FLN (Guerres secrètes du FLN, 2012, cf. [article n°10491]), l’école (La Chine est encore loin, 2010, cf. [article n°9447]), les élections (Le Grand jeu, 2005 et Boudiaf, un espoir assassiné, 1999), la santé mentale (Aliénations, 2004, cf. [article n°3454]), les arcanes du pouvoir et la décennie sanglante (Algérie(s), 2003)…
En partageant le quotidien des journalistes d’El Watan à l’époque où, malade, le Président Bouteflika brigue un quatrième mandat, Bensmaïl choisit un journal qui se bat pour « préserver la liberté d’informer dans un pays politiquement et socialement sclérosé ». Le chantier de ses nouveaux locaux dans un immeuble du quartier de Kouba, qui traîne pour cause de financement, est mené par une entreprise chinoise employant des ouvriers turcs, maliens ou guinéens… Ne quittant les bureaux de la maison de la presse (vieux bâtiment colonial où les journaux se sont regroupés pour échapper aux attentats des années 90) que pour jeter un coup d’œil à ce chantier, il utilise l’huis-clos et la géographie des locaux pour dresser un portrait sans concession de la vie de la rédaction et de la fabrication du journal au quotidien. Après un panoramique sonore sur la ville d’Alger et le défilement des journaux à l’imprimerie, le film démarre sur le jogging quotidien sur un tapis roulant de son directeur de publication, Omar Belouchet, image qui reviendra de façon récurrente pour montrer l’engagement sur la durée de cet homme qui a survécu à deux tentatives d’assassinat (où il a perdu sa femme) et de multiples menaces de mort, procès, condamnations, ainsi que cinq suspensions du journal. El Watan fut le premier à introduire la couleur et à moderniser sa maquette, et a acquis une notoriété internationale. Pour son indépendance, El Watan a autonomisé sa distribution, son impression et ses recettes publicitaires. C’est donc bien un lieu de contre-pouvoir, mais de quelle opposition s’agit-il ?
Un texte de Kamel Daoud précise dans un texte d’accompagnement qu’en Algérie, « le contre-pouvoir est lieu de désobéissance, pas lieu de contrepoids comme dans les démocraties. Il est résistance à l’uniforme et donc à l’uniformisation. Il est le pluralisme, mais aussi la digression, la dissidence, la récalcitrante ». Cet éclairage est important pour comprendre la confusion qui parcourt le film : à l’image de l’Algérie actuelle qui renonce peu à peu à l’unité de façade, cette rédaction ne cesse de débattre et de s’affronter. Cela donne des scènes drolatiques que Bensmaïl capte dans la durée, comme pour conjurer l’absence de réflexion d’une société bloquée. S’attachant à une poignée de journalistes, ne mettant que peu le nez dans les conférences de rédaction, et surtout restant confiné dans les locaux sans filmer les reporters sur le terrain (ce qui explique l’absence de la rédaction culture, pourtant essentielle à El Watan), il tente surtout de capter les stratégies et les forces qui s’opposent et se conjuguent dans la production d’une information indépendante. El Watan ne livre pas une analyse tranchée mais est un œil ouvert sur ce qui fait encore bouger la société algérienne – non sans humour et provocation, la caricature prenant le devant à la une, de même que le titre et son illustration : « Elu dans un fauteuil » sera le titre du lendemain des élections, avec une photo de Bouteflika dans son fauteuil roulant !
On se demande peu à peu si la confusion à l’œuvre n’est pas aussi transmise par les choix du réalisateur : la hiérarchie et l’organisation de la rédaction ne sont que peu perceptibles, on a l’impression que ce sont les journalistes qui décident sans suivre une ligne marquée. Bensmaïl s’intéresse ainsi de près, souvent en gros-plan, aux ambiguïtés d’Hassan Moali, journaliste à l’international qui peine à préciser son positionnement face à l’islamisme, ou bien à celles d’Hacène Ouali, journaliste de politique intérieure dont le radicalisme marxiste envahit le discours, ou bien encore à l’engagement du journaliste société Mustapha Benfodil dans le mouvement Barakat (qui s’est opposé à un quatrième mandat du président Bouteflika), qui se trouve donc à la fois juge et parti.
C’est pourtant de cet apparent chaos que sort un journal de qualité et que les diverses facettes des questionnements et résistances de la société algérienne sont documentées. Contre-pouvoirs est dès lors un film dérangeant car il nous donne à percevoir une autre manière de vivre la liberté d’expression, et donc la liberté. Ce n’est pas pour rien que Bensmaïl inscrit une citation du Prophète de Gibran sur la complexité de la liberté en début de film et le termine sur une autre : « Votre maison ne sera pas une ancre mais un mât ».
Car la presse que décrit ce film dédié aux 120 journalistes assassinés durant la décennie noire ne correspond en rien à ce qu’on croit qu’elle est : la rédaction d’El Watan est un laboratoire où se forge une conscience politique nourrie non de certitudes mais d’interrogations, où se vit un engagement du quotidien à contre-courant. Cela aurait pu aussi être la rédaction d’El Khabar, grand quotidien arabophone qui cultive lui aussi son indépendance. Cependant, El Watan est en français et Omar Belouchet demande à ses journalistes de ne parler qu’en français pour qu’ils travaillent sans cesse cette langue. En Algérie, le français est aussi devenu un contre-pouvoir.
Pour autant, ce n’est pas en France que le film a trouvé l’argent nécessaire à sa production, aucune télévision n’en ayant voulu malgré la notoriété de son réalisateur. Sans l’engagement notamment de Hachemi Zertal (Hikayet Films, Algérie) et d’une pléiade de donateurs, le film n’aurait pu se faire, et cela dans des conditions difficiles. C’est pourtant dans ce type de démarche cinématographique à l’écoute du terrain et en parfaite osmose avec ses enjeux que se révèle autant que s’écrit l’Histoire d’un pays. Contre-pouvoirs est le contraire d’un film désabusé ou coupé du réel. Il est au contraire un film mobilisateur, alliant des figures de courage dans leur combat pour le renouveau, sans pour autant renoncer à la complexité.

La sortie dans les salles françaises est prévue pour le début 2016.///Article N° : 13224

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