Les croyances populaires, véhicules d’une histoire non officielle

Entretien de Caroline Trouillet avec Kapwani Kiwanga

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Kapwani Kiwanga expose à la Ferme du Buisson en Ile-de-France, jusqu’au 9 octobre 2016, le troisième chapitre d’une recherche explorant le rôle des croyances dans plusieurs épisodes de l’histoire tanzanienne. Dans Ujamaa, elle se penche ainsi sur la guerre Maji-Maji, qui opposa en 1905 les tribus d’Afrique orientale aux autorités coloniales allemandes. Une potion magique utilisée par les rebelles, transformant les balles des colons en eau, et le sens de cette croyance préoccupent particulièrement l’artiste. Dans cette exposition, qui est à ce jour sa monographie la plus importante, Kapwani Kiwanga explore aussi le laboratoire politique et social que constitua dans les années 1960 le système collectiviste Ujamaa. Rencontre avec une artiste qui brouille les pistes classiques de la recherche et de la production de connaissance, entre anthropologie et arts visuels.

Après avoir présenté Maji-Maji au Jeu de Paume en 2014, comment situez-vous cette dernière exposition, Ujamaa, dans votre parcours ?
Je dirais que c’est une étape à la suite de deux chapitres précédents : Maji-Maji au Jeu de Paume, et Kinjiketile Suite à South London Gallery. Avec ce dernier projet, je vais plus loin en évoquant l’histoire du concept d’Ujamaa en Tanzanie, dans les années 60-70. Mais l’exposition ne ferme pas forcément le chapitre de ma recherche globale. Je peux la revisiter à tout moment, à travers une œuvre, une installation, une performance, car avec le temps certaines choses reviennent, qu’on a envie d’explorer différemment.
Vous vous penchez sur un épisode de l’histoire tanzanienne, la guerre Maji-Maji, qui opposa en 1905 les tribus d’Afrique orientale aux autorités coloniales allemandes. Et sur l’utilisation par les rebelles d’une potion magique, dotant l’eau de propriétés surnaturelles. Toutefois, vous développez peu sur la constitution de cette potion, et ses effets réels dans l’insurrection. Est-ce une volonté, de votre part, d’explorer avant tout la force symbolique de la croyance et de l’imaginaire dans cette révolte ?
Le travail des chercheurs et les différents récits sur cette guerre Maji-Maji montrent qu’il n’y a pas d’unanimité sur la constitution réelle de cette potion. Mais je voulais surtout me pencher sur le rôle des croyances, non seulement dans la guerre Maji-Maji mais aussi plus tard, dans les années 1960, dans le projet socialiste Ujamaa. Interroger comment cette force des croyances anime les êtres humains, de manière générale, est au cœur de mon travail. Et j’entends une approche très large de la croyance, qu’elle soit du domaine religieux, spirituel, politique.
L’histoire « officielle » occulte volontiers ces épisodes insurrectionnels de son récit, concentré sur des grands personnages, des grandes batailles, des grandes dates. Vous souhaitez ainsi replacer le rôle de l’indicible, des croyances dans les dénouements politiques et économiques ?
Oui, mais cet épisode est plus ou moins méconnu dans l’histoire selon l’endroit où l’on se place. En Tanzanie, le département d’Histoire de Dar es Salam a développé en 1968 un projet de recherche sur ce sujet, le Maji Maji Research Project. Et en Tanzanie, l’influence des guérisseurs traditionnels, et l’histoire de la potion magique ont toujours été largement évoqués dans cette guerre. Parler de cet aspect surnaturel était comme une évidence pour moi. Mais en effet, je me penche sur des micros-histoires, de croyances vernaculaires, qui ne sont pas toujours partagées dans l’histoire officielle.
Comment avez-vous procédé pour récolter des données, des souvenirs de cette guerre. Racontez-moi le parcours, la quête de « terrain » qui vous a amené à réaliser votre précédente exposition, Maji-Maji, puis ce dernier travail à la ferme du Buisson ?
Tout d’abord j’avais un projet de film donc je suis allée deux fois en Tanzanie, au sud, dans les endroits qui avaient été touchés par la guerre Maji-Maji. J’ai lu tous les documents que j’ai pu, écrits par des historiens, des archéologues, des articles académiques aussi, à travers notamment le Maji Maji Research Project. J’ai fait des recherches à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de Londres pour consulter des témoignages. Ensuite, en Tanzanie j’ai rencontré des descendants de certains personnages qui avaient vécu cette guerre. Une phase de travail a suivi en Europe, aux archives du musée historique de Berlin, et du Musée du Quai Branly en France. Entre la récolte des documents écrits et biographiques, et mes rencontres en Tanzanie, j’ai passé quatre ans sur cette recherche.
Votre exposition se titre Ujamaa, suivant le nom d’un concept qui forma la base de la politique de développement social et économique du Président Julius Nyerere en Tanzanie, en 1961. A la base du socialisme africain tanzanien, ce modèle est caractérisé par la mise en place de villages collectivistes fondés sur un idéal égalitaire, solidaire et autosuffisant.
Une chose intéressante est qu’à l’échelle de la Tanzanie, un pays très rural, cette autosuffisance n’était pas du tout un système à la marge. Julius K. Nyerere, président tanzanien qui mit en place cette politique d’Ujamaa, dans un contexte de guerre froide, ne voulait s’aligner ni aux communistes, ni au monde occidental. Le modèle d’autosuffisance est né de cette volonté de non dépendance, c’était une autosuffisance nationale. Aussi, le pays était tellement pauvre que le gouvernement ne pouvait subvenir aux besoins de toutes les populations. Elles ont du s’organiser seules, tout en contribuant à une économie nationale, à travers les cultures de Sisal ou d’autres produits d’exportation. Cette politique de collectivisation des villages était une façon pour le gouvernement de livrer l’éducation, les soins, des ressources modernes au plus grand nombre de la population, qui était très dispersée dans le pays. Mais il ne faut pas occulter l’aspect violent du système Ujamaa, car nombre de personnes ont été forcés à quitter leurs villages. C’est important de le souligner aussi, il n’y avait pas que des volontaires.
Vous vous mettez en scène à quelques moments de l’exposition. Votre voix accompagne le visiteur au rez-de-chaussée, et dans la vidéo Vumbi, vous êtes filmée répétant un geste minutieux et symbolique en époussetant les feuilles d’un arbre. Cet aspect de « performance » intervient souvent dans vos travaux. Est-ce une manière de rappeler une certaine quête intime, familiale ?
En partie oui. Ma voix est souvent présente dans les expositions, c’est vrai, pour assumer ma subjectivité je pense, et ne pas tomber dans le piège du discours soit autoritaire soit neutre. Je parle de mes recherches personnelles, je partage des documents ou des objets que j’ai trouvés, donc cela me permet important que la transmission se fasse aussi par le biais de mon corps. Parfois, je reprends des éléments documentaires, sans les modifier, mais je vais les mettre en scène dans un lien avec mon personnage. Il ne s’agit pas de parler de moi, personnellement, mais de reconnaître ma part de subjectif dans ce processus de recherche.

Kapwani Kiwanga, Kinjeketile Suite, 2015-16, courtesy de l’artiste, Ferme du Buisson © Émile Ouroumov

La dernière pièce de l’exposition, en retrait, nous propose d’évoluer au milieu de plantes aux propriétés particulières. Quelle importance revêt ce final dans votre exposition ?
Je voulais replacer cet épisode d’une histoire spécifique dans une dimension plus universelle. Les plantes de manière générale interviennent régulièrement dans mon travail. Elles me permettent d’évoquer des résistances de petite échelle, plus personnelles. Elles proposent aussi un autre type de « document », vivant, permettant de se libérer d’une manière d’accéder à la connaissance autour de faits, de l’écrit, de l’image. Cette partie vivante de l’exposition est très importante pour mettre en résonance la guerre Maji-Maji avec d’autres croyances et pratiques dans le monde entier, et dans des époques très vastes, de l’antiquité à nos jours.
Pourquoi donner à voir des réalités anthropologiques par le filtre de la performance et de l’installation artistique ? A quel moment le protocole du chercheur et celui de l’artiste se rejoignent-ils dans votre démarche ?
Le travail de recherche revêt, pour moi, deux dimensions. La première correspond à une méthodologie classique, entre recherches bibliographiques, collecte de documents, de paroles expertes et déplacements sur le terrain. Dans la deuxième dimension, je questionne cette tradition méthodologique qui est censée créer de la connaissance, du savoir. La performance et l’art me permettent de redonner une place à l’oralité, et d’aller vers la création de connaissances différentes, qui peuvent être ponctuelles, temporaires et vivantes. J’essaye de ne pas enfermer une histoire ou une théorie dans le biais classique, académique ou intellectuel, pour qu’elles soient comprises de différentes manières.

Kapwani Kiwanga, White Gold: Morogoro, 2016, courtesy de l’artiste, Ferme du Buisson © Émile Ouroumov

Le vide est très présent dans la scénographie de l’exposition Ujamaa, le visiteur n’est pas surchargé d’informations ou d’éléments visuels, il évolue dans un espace épuré. Quelle est votre intention en dessinant cet environnement ?

 

Cette idée de vide revient régulièrement dans mon travail. Je ne veux pas donner de cours, je ne prétends pas tout expliquer au public. Ma position se veut plus humble, je présente des petites clefs que j’ai trouvées, au visiteur ensuite de prendre et de laisser ce qu’il souhaite. Ces vides entre les paravents dans l’exposition, évoquent la notion d’absence des choses matérielles, des faits. J’y vois une manière de parler de ce qui est en construction, de présenter un discours vivant qui évolue à travers l’observation de chaque visiteur. Je voulais travailler aussi l’idée de la transparence et de la superposition : selon la position du spectateur dans la salle, il peut regarder un paravent, tout en en percevant d’autres. C’est comme les strates de l’histoire et du temps qui s’opposent.

 

///Article N° : 13758

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