Kemtiyu, Séex Anta, d’Ousmane William Mbaye

La restauration de Cheikh Anta Diop

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Si ce film n’existait pas, Cheikh Anta Diop risquerait de sombrer peu à peu dans l’oubli. Il contribue efficacement à sa réhabilitation et invite à le découvrir, réparant ainsi l’injustice qui lui fut faite. En diffusion prochaine sur TV5Monde (cf. fin de page).

Toute sa vie, Cheikh Anta Diop dut faire face au scepticisme et à l’ostracisme. Ses recherches pluridisciplinaires sur la conscience historique africaine suggèrent que l’Egypte antique était de civilisation négro-africaine, et que donc l’Occident puise les origines de sa civilisation dans le monde noir via la Grèce antique qui s’inspira de l’Egypte. C’était aller contre les études antérieures des grands noms de l’égyptologie qui légitimaient la colonisation. Il redonnait, comme le disait Césaire, à l’Afrique son passé, et ce faisant à l’humanité. Ce colossal retournement historique qui restaure la dignité noire contre les vicissitudes de l’Histoire lui valut beaucoup d’ennemis, à commencer par son jury de thèse qui ne lui attribua pas la note lui permettant d’enseigner à l’université. Les Africanistes jetèrent en effet le doute sur le sérieux de ses recherches alors même que les preuves s’accumulaient d’une dominante noire dans l’Egypte ancienne. Ce doute est perpétué jusqu’à aujourd’hui, comme en témoigne la fiche qui lui est dédiée sur Wikipédia.
La réhabilitation de Cheikh Anta Diop et l’actualisation de ses recherches ne peuvent se faire que par les études scientifiques. Encore faut-il ne pas laisser tomber dans l’oubli son apport considérable à l’Histoire de l’humanité. C’est le but de ce film : lui rendre justice et focaliser à la fois sur l’homme et sur son combat pour le remettre en selle comme référence à considérer. Ce film est une réponse à tous ceux qui affirment que l’Histoire de l’Afrique commence aux empires coloniaux. Aux hommes de science de répondre ensuite aux questions de fond.
Alors que nombre de contradicteurs africains se sont dérobés, Ousmane William Mbaye donne la parole au principal opposant, l’anthropologue Alain Froment, qui officie au Musée de l’Homme et s’oppose aux thèses de Cheikh Anta Diop sans en apporter la contre-démonstration. (1) Cette absence d’argumentation rend compte du soupçon généré par des chercheurs et qui fit tant de mal à Cheikh Anta Diop, violemment confronté à la question de la validation de son travail par le gotha universitaire.
Il ne donne par contre pas la parole aux Afrocentristes qui s’emparent de Cheikh Anta Diop pour légitimer leurs théories racistes et desservent ainsi gravement son héritage. S’il fait le voyage aux États-Unis, c’est pour mesurer l’impact de ses conférences mais aussi pour y rencontrer le musicien de jazz Randy Weston qui avait rencontré Cheikh Anta à Dakar. On comprend dès lors comment le film trouve son rythme jazzy et sa fluidité dans cet aller-retour musical entre les deux continents, confortant l’universalité de la pensée de Cheikh Anta.
Il passe également rapidement sur son engagement politique, que ce soit comme secrétaire général de l’association des étudiants du RDA lorsqu’il était en France qu’avec le BMS (Bloc des Masses Sénégalaises) puis le RND (Rassemblement national démocratique), partis politiques qu’il créa au Sénégal en opposition au régime de Senghor qui lui mit force bâtons dans les roues. Il eût été trop complexe d’en expliciter l’histoire et les tensions à un public international : le versant politique de l’engagement de Cheikh Anta Diop reste à documenter.
Alors qu’il passe encore pour un extrémiste et que l’université qui porte son nom à Dakar ne l’enseigne pas encore, le film montre sa douceur, son humanisme, ses qualités morales, ses convictions. Il suggère que son combat est semblable à celui qui oppose Georges Carpentier, champion du monde de boxe anglaise, au franco-sénégalais Battling Siki. Celui-ci avait mis en 1922 Carpentier au tapis mais fut disqualifié dans la foulée. Cheikh Anta Diop demande aux autres la même rigueur qu’il s’applique à lui-même et engage la jeunesse africaine à se former pour triompher de l’ignorance et de la marginalisation. On ne peut voir ce film sans prendre l’envie de se plonger ou se replonger dans ses écrits.
La recherche d’archives est impressionnante mais elles proviennent essentiellement de la famille : opposant politique, Cheikh Anta Diop n’eut pas droit aux honneurs de la communication et ne restent que trois de ses conférences, de mauvaise qualité sonore et de conservation. L’ajout d’images d’époque sur Paris et Dakar apporte une ambiance, une saveur, une respiration où se reconnaît le travail de Laurence Attali, monteuse attitrée d’Ousmane William Mbaye et coproductrice du film. Plus de 100 heures de rushs : huit mois de montage quinze heures pas jour ! Ce travail est considérable, que l’économie d’un film documentaire ne permet d’envisager que dans le cadre d’une collaboration grandement bénévole entre ces deux inséparables. Kemtiyu est cependant le premier terminé des 33 films financés par le Fopica (Fonds de promotion de l’industrie cinématographique et audiovisuelle) du Sénégal. Reste à espérer que dans ce pays où les salles ont fermé, ce film sera diffusé et rediffusé par la télévision nationale. Il passe dans cinq continents sur TV5Monde et est à ce titre traduit dans une trentaine de langues, mais il faudrait une diffusion sur les chaînes d’Afrique et du monde entier, tant il apporte une interrogation essentielle : quand les vautours qui rodent et parsèment le film cesseront-ils de dévaloriser la recherche africaine et son aspiration à réécrire l’Histoire des Kemtiyu, les Noirs de Kemet ?

1. Lire à cet égard l’article de Catherine Coquery-Vidrovitch À propos de « La pensée de Cheikh Anta Diop » d’Alain Froment, in Cahiers d’études africaines, 1992, vol. 32, n°125, pp. 133-137, lisible sur
[http://www.persee.fr/doc/cea_0008-0055_1992_num_32_125_2092] [NdlR].
<small »>La biographie et la bibliographie de Cheikh Anta Diop sont à lire sur
[http://www.cheikhantadiop.net/cheikh_anta_diop_biograph.htm]

///Article N° : 13856

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