Entre les frontières, d’Avi Mograbi

La parole de l'opprimé

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En sortie dans les salles françaises le 11 janvier 2017, un film nécessaire et édifiant sur tous ces humains qui, malgré eux, vivent dans les limbes, entre les frontières.

Avi Mograbi est un rigolo sans concession ! Ironique et perçant, n’hésitant pas à se ridiculiser à l’écran, il ne cesse d’interroger la société israélienne dans des documentaires dérangeants. Philosophe et artiste de formation, il se fait connaître avec Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon (1997), où il joue de naïveté pour critiquer la droite israélienne. Il s’attaque ensuite à l’armée dans Happy Birthday Mr Mograbi (1999) puis aux entourloupes médiatiques du gouvernement israélien dans Août (avant l’explosion) (2003). Pour un seul de mes deux yeux (2005) convoque les mythes de Samson et de Massada, qui enseignent aux jeunes générations israéliennes que la mort est préférable à la domination, alors que la seconde Intifada bat son plein. Dans Z32 (2008), il invente un masque qui permet à un jeune soldat israélien de témoigner de son trouble dans sa répression des Palestiniens. Et dans Dans un jardin je suis entré (2012), il oppose aux manipulations historiques sa solide amitié avec un Palestinien. Autant dire qu’il est engagé sans se départir de son humour, et n’a pas froid aux yeux.
Avec Entre les frontières, il aborde un sujet aussi brûlant qu’épineux en Israël, celui des demandeurs d’asile. Vu qu’ils sont parqués, c’est au camp de Holot qu’il se rend, en plein désert du Néguev. Plutôt que de les interviewer de façon classique, il demande à son ami Chen Alon d’animer des séances de « théâtre de l’opprimé », des ateliers qui favorisent la prise de parole des marginalisés et opprimés.
Dans le Théâtre de l’opprimé créé par le Brésilien Augusto Boal dans les années 1970, le public est invité à réfléchir sur les scènes jouées et les questions évoquées. C’est ce que nous propose Avi Mograbi : nous sommes spectateurs de situations dramatiques rejouées par les migrants à partir de leur vécu, et invités à changer notre regard sur eux. Lui qui est plutôt intervenant d’habitude, est presqu’à égalité avec les migrants, participe aux situations jouées, homme de cinéma qui se résout à faire du théâtre ! Ce faisant, il poursuit sa recherche d’invention des formes pour dire et mettre en cause le réel.
Depuis 2007, 50 000 demandeurs d’asile, notamment Erythréens et Soudanais, sont entrés en Israël par la frontière égyptienne. Le pays leur refuse le statut de réfugié et tente de les renvoyer chez eux. La loi « anti-infiltration » autorise à les arrêter et les détenir trois ans dans des camps isolés, où ils ne font qu’attendre comme dans une pièce de Beckett, sans plus pouvoir travailler ou voir leurs amis. Ils doivent y passer la nuit et répondre à l’appel trois fois par jour, sinon ils sont conduits à la prison de Saharonim. Fin 2015, la Cour suprême réduit le délai de détention à 12 mois, ce qui libère les migrants détenus à Holot pour en faire entrer d’autres.
« Ils nous appellent cancer », disent les migrants face au racisme israélien. En 2015, des Israéliens se joignent au groupe qui se réunit régulièrement, ce qui permet d’inverser les rôles. Ils mettent au point une pièce intitulée Le Théâtre législatif de Holot, qui a été jouée une trentaine de fois. Le film permet quant à lui de traverser les frontières.
Mogravi filme ainsi sur la durée, à chaque atelier, dans ce lieu fermé, à l’abri du monde mais en plein dans le monde. Les antagonismes sont évoqués, constituent le fond du travail, mais dans ce film comme dans le précédent, Mograbi les aborde de façon détournée, plus calmement, avec la distance de la relation et du jeu. La chorégraphie des corps en mouvement est accompagnée par sa caméra portée ou celle d’un acolyte. Nous sommes ainsi immergés dans le travail théâtral d’un groupe incertain, dans le réel rejoué, les traumatismes, les confrontations avec les autorités, les conflits et impasses que connaissent ces migrants qui fuient guerre ou persécutions. Ce lieu paradoxal, hors-conflit mais vibrant de ces conflits, est un no man’s land, un Styx entre deux mondes, entre les frontières. Comme les 17 millions de personnes regroupées dans les camps sur la planète décrites dans Bienvenue au Réfugistan d’Anne Poiret (cf.[critique n°13656]), ces personnes sont perdues dans les limbes, dans les catacombes de l’humanité. Le chant final, mélange d’espoir et d’amertume, qui émerge spontanément du travail collectif prend des allures de requiem avant que le fondu au blanc dissipe l’image pour ouvrir l’espace. Vigoureusement politique, ce théâtre de libération donne un cinéma de liberté.

Bande annonce officielle Entre les frontières (Between Fences, Bein Gderot) – un film de Avi Mograbi from Météore Films on Vimeo.

///Article N° : 13914

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