Une écriture de la passion

Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Fayçal Chehat

Paris, 26 avril 2000
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La passion a toujours marqué les notes de lecture publiées par Fayçal Chehat dans Africultures. On retrouve cette passion dans son premier roman : Hommes perdus au pays du cul du diable. Récit d’une amitié et d’une désillusion sociale, il est surtout une livre de la mémoire. Au soir de sa vie, le narrateur Ali, cloué dans un fauteuil roulant, retrace le destin de ses trois amis : Hamid, Kader et Malik. Et l’on découvre en arrière plan, l’image d’une société algérienne marquée par la délation, l’intimidation, l’hypocrisie… Mais contrairement à la plupart des romans consacrés ces dernières années à l’Algérie, où les auteurs exploitent parfois non sans cynisme les souffrances du peuple pour se tailler une gloire facile, Fayçal Chehat sait rendre attachante sa terre natale tout en restant critique à son égard. Et c’est là que réside tout l’intérêt de ce livre à la fois foncièrement violent et paradoxalement chaleureux. Servi par une langue fluide, riche et souvent imagée, il dénote un grand amour de la vie.  » Aimer les autres, écrit le narrateur (p.111), aimer la vie, c’est la meilleur façon d’aimer Dieu. Et même l’unique façon de l’aimer. Oui, j’en suis certain.  »

J’ai lu votre roman comme faisant le deuil de l’adolescence.
On peut évidemment le lire comme tel, dans la mesure où l’adolescence, c’est un petit peu le début de la jeunesse. On a beaucoup d’idéaux, puis le temps passant, on s’aperçoit qu’on n’a pas atteint les objectifs qu’on s’était fixés, qu’on na pas réalisé les grandes ambitions qu’on avait pour soi et pour les autres. D’un autre côté, je tiens à préciser que ce livre n’est pas autobiographique, même si bien entendu de petites anecdotes personnelles traversent ce récit.
Au niveau de l’écriture, ce livre est transparent. On sent les personnages agir, on les voit marcher, parler, rire, pleurer. C’est presque une écriture cinématographique ?
Je suis un passionné de cinéma, notamment du cinéma italien des années 60-70. Je crois que le très beau film de Mario Manocheri, Mes chers amis, est à l’origine de mon livre. Il m’a beaucoup marqué. Mon histoire correspond à peu près à l’histoire de ce film. Il s’agit d’un homme qui parle de sa jeunesse, de ses amis. Et à travers cette histoire, on retrouve toute la vie italienne des années 60 et 70. J’avais envie de faire une histoire identique à partir de quelques personnages puisés dans l’histoire algérienne contemporaine.
Vous l’avez écrit comme une lettre parabolique adressée individuellement par le narrateur à ses amis. Il y’a beaucoup de chaleur, beaucoup de lyrisme. On pense à la poésie arabe qui célèbre la vie.
N’oublions pas que je suis Algérien, donc Méditerranéen. Je suis à la croisée de plusieurs cultures. Je suis Africain, Maghrébin de culture arabe. Les gens de ma génération ont reçu une culture très diversifiée. Je me rappelle qu’au lycée, notre professeur de Lettres d’origine belge nous faisait étudier les textes de Jacques Brel et de Léo Ferré. On étudiait également les grands poètes arabes de l’époque antéislamique. A côté de cette poésie très lyrique, il y avait aussi la rigueur cartésienne occidentale par le biais de la philosophie. Je suis le produit de toutes ces influences.
Votre roman retrace l’histoire de trois amis. Mais en filigrane, il y a toute l’histoire de l’Algérie contemporaine. Ce livre n’est-il pas le rêve d’une société qui n’a pas eu lieu ?
En fait ces personnages qui ne sont pas d’ailleurs très importants me servent de prétexte pour évoquer la société algérienne contemporaine, même si l’Algérie n’est jamais citée. Il s’agit pour moi de montrer comment la société algérienne a évolué depuis les Indépendances et comment on en est arrivé au résultat actuel qui n’est pas très joli à voir.
Le chapitre 16 du roman est très beau, très érotique. Il décrit le coup de foudre dans le train entre Kader et Salima. Mais malgré cet attrait mutuel, les deux amoureux ne peuvent pas s’embrasser, c’est assez frustrant.
Ce passage décrit quelque chose de très fort qui se passe en quelques minutes entre deux êtres qui ne se connaissent pas, qui se voient, qui se plaisent, qui se désirent, mais qui ne se touchent pas, ne s’embrassent pas. Il résume à mon sens l’irrémédiable séparation des femmes et des hommes dans toutes les sociétés arabes et musulmanes. Je pense que celui qui ne l’a pas vécu ne pourra jamais se représenter cette sorte d’apartheid qui existe entre les deux parties de l’humanité dans nos sociétés. Je crois que tous les maux de nos sociétés résultent en partie de cette séparation de l’homme et de la femme.
Justement, le suicide de la mère de Hamid n’est-il pas le résultat d’un manque de communication ?
C’est effectivement un problème de communication et de méfiance entre les deux, même si l’histoire a prouvé le contraire dans le cas de l’Algérie ou les femmes ont joué un rôle important dans la guerre de Libération. Mais même-là, il y a chez les révolutionnaires une grande méfiance à l’égard de la femme. Les révolutionnaires algériens estimaient que la femme n’était pas capable de prendre des responsabilités, de garder un secret, de comprendre les grands enjeux de la politique, etc.. Peut-être que le père d’Hamid aimait sa femme. Mais en tant  » révolutionnaire « , il pensait qu’il ne pouvait pas communiquer certaines choses à sa femme. Pour lui, son engagement était très sérieux : sa femme ne pouvait pas le comprendre.
Kader meurt dans les mêmes conditions tragiques que ses parents. Est-ce une fatalité ?
Oui. Une fatalité dans le sens où j’ai voulu faire une sorte de boucle. L’histoire commence par un suicide et se termine par un suicide. Je l’ai fait également pour la beauté du texte et de l’histoire Mais en même temps, cela ne pouvait pas se terminer autrement, à partir du moment où le pur vit dans une société de mensonge, de violence, d’hypocrisie. Kader ne pouvait pas survivre. Si je l’avais fait vivre, il serait certainement passer de l’autre côté…
Parmi ces trois personnages, quel est celui pour lequel vous avez le plus de sympathie ?
Il n’y a aucun doute, c’est Hamid. Il est très attachant et d’une très grande générosité. Il prend et il donne. Il profite énormément de la vie. Il est la vie. A mon avis, il est le plus représentatif des Algériens. Les Algériens ont un tempérament de jouisseur. C’est vraiment le tempérament méditerranéen par excellence.
Comment vous situez-vous alors par rapport à Kader ?
Kader, c’est le pur. C’est un pur qui perd, parce que la pureté ne s’est pas toujours imposée dans l’histoire de l’humanité. Kader rêve de justice. Mais meurt jeune dans des conditions tragiques. Quant à Malik, c’est le prototype des Algériens des années 70-80, vivant dans une société dite socialiste, qui est en fait une société hypocrite dans laquelle des opportunistes comme Malik s’offrent la vie la plus facile. Malik est un personnage qui s’adapte à tout.
Et la femme dans tout ça ?
La femme est la grande absente. Elle est certes présente mais par son absence. C’est un choix délibéré de ma part. j’ai voulu montrer dans quelle ambiance les gens de ma génération ont grandi. Mais le projet qui me tient actuellement à cœur est d’écrire un roman dans lequel les femmes seront les protagonistes !

Fayçal Chehat, Hommes perdus au pays du cul du diable, Paris-Méditerranée 2000, 98 FF.///Article N° : 1452

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