“Algérie Chouhada” de Narimane Baba Aissa : “S’inscrire dans une histoire de l’Algérie qui se raconte au présent”

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L’histoire commence dans la rue à Alger, sur la place des Martyrs, début 2019, un mois seulement avant le soulèvement populaire algérien. Au gré des rencontres sur cette place mythique où Narimane Baba Aissa a enfoui ses souvenirs d’enfance, les martyrs lui apparaissent plus nombreux que prévu. Jeunes, anciens, en colère ou résignés, ils dressent l’image du mur face auquel l’Algérie semble alors coincée. C’est qu’une fois rentrée à Paris, qu’elle assiste à distance et avec émotion à l’écroulement du mur et au soulèvement dans son pays … Algérie Chouhada, les martyrs de l’Algérie, est la chronique de ce chassé-croisé. Rencontre avec Narimane Baba Aissa. Une interview publiée également sur le Labo148 dans le projet dont Africultures est partenaire : « Nouvelles cartographies – Lettres du Tout-Monde ».  

Que signifie « Algérie Chouhada » ? 

Algérie Chouahada signifie “les martyrs de l’Algérie”, mais plus symboliquement “Algérie martyre”. A la base, c’est un poème révolutionnaire palestinien « Mawtini » (Mon pays), qui a été repris comme chant panarabe, puis détourné dans les stades sous différentes versions « Algérie Chouhada », ou encore « Bab el Oued Chouhada », en hommage aux habitants du quartier populaire de Bab el Oued. Je ne saurais pas dire exactement quand a commencé ce détournement, mais ce que je trouve de très beau là-dedans c’est cette idée d’étendre de façon symbolique le rang de martyr à un pays, à un peuple tout entier. Il y a les martyrs de la guerre de libération certes, mais cet hymne rend enfin hommage à tous les martyrs oubliés, ceux de la vie quotidienne, étouffés et tués par le pouvoir en place. J’ai voulu jouer sur cette idée et sur ce chant tout au long du documentaire ; on l’entend chanté dans la foule par les manifestants, joué à la trompette de façon détournée et dans la musique originale. Et puis c’est un clin d’oeil à la place des Martyrs, « Sahat Chouhada » où se déroule toute la première partie du documentaire. Elle se situe en bas des quartiers délaissés de la Casbah et de Bab el Oued. Une place à propos de laquelle les Algérois ironisent régulièrement en disant qu’ils savent plus très bien à quels martyrs cette place est dédiée …

Comment est né le désir de faire ce documentaire où tu entremêles l’intime et le politique ? 

A la base, il y avait une envie d’aller prendre la température auprès des Algérois à un moment que je pressentais comme important. Il y avait comme un alignement d’étoiles très pesant : on était à la veille des élections présidentielles mais on célébrait aussi tristement les 30 ans des émeutes de 1988, où la jeunesse était sortie en masse dans la rue pour réclamer plus de justice sociale et de liberté. Elle a été réprimée dans le sang par centaines. On analyse d’ailleurs souvent cet évènement comme le moment déclencheur de la Décennie noire qui a suivi et qui a précipité le départ de ma famille pour la France en 1996. Et puis, cela faisait un an qu’il y avait eu la rénovation de la place des Martyrs, que le pouvoir en place arborait fièrement comme vitrine d’une Algérie neuve et moderne, alors que le pays n’avait jamais été autant sclérosé après 20 ans de règne de Bouteflika.

Au début donc, le documentaire devait vraiment être un thermomètre social de ce moment-là, à flâner micro à la main, pour capter des récits intimes et politiques. Les leurs, pas les miens. Sauf qu’en arrivant sur la place des Martyrs, que je n’avais encore jamais vue rénovée, j’ai eu comme un soulèvement au cœur, et j’ai été prise d’une soudaine crise de sanglots. Je crois que j’étais très en colère. Je n’avais plus de repères, ce n’était plus comme avant. Je me suis retrouvée assaillie de sentiments : la peine de perdre le peu de souvenirs et de repères qu’il me restait de cette ville, la colère de voir que c’était encore une fois les plus précaires qui payaient le coût de la modernisation d’Alger – les vendeurs à la sauvette avaient été chassés-, et aussi un rejet de moi-même de me voir comme une vieille immigrée cramponnée à une place comme à des reliques désuètes. Et je crois que c’est là que je me suis dit que mon récit devait aussi apparaître. Cela me ramenait plus humblement à prendre les mêmes risques que les personnes interviewées qui partageaient des bribes de leur intime. Aussi, mêlée ma voix à celle des autres Algérois, recréait du collectif et restaurait un sentiment d’appartenance à ce pays.

Tu commences par cette introduction très forte : « Alger cette ville où l’on voudrait arriver sans mémoire. Où l’on voudrait revenir après un très long temps pour savoir si les serrures s’ouvrent toujours aux mêmes clés. Moi ça fait longtemps que je n’ai plus ni serrures ni clés à ouvrir à Alger alors je me raccroche à des lieux un peu au hasard…[…] me donner l’illusion de connaître encore cette ville. C’est sur la place des martyrs que j’ai sanctuarisé cette ville ».  Tu compares notamment la place des martyrs à une « vieille tante ». Dans quelle mesure un territoire raconte qui l’on est ? 

Le début de cette introduction est un clin d’oeil au documentaire Le joli Mai de Chris Marker (1963), qui a été très important pour moi dans l’écriture de la narration. Chris Marker sillonne les rues du vieux quartier de Mouffetard à Paris, et collecte les récits de vie de ses habitants alors que celui-ci est en pleine rénovation urbaine. Et ce, au même moment où se signent les accords d’Evian en 1962 qui ponctuent la fin de la guerre d’Algérie. Il questionne de plusieurs manières le rapport de l’individuel au collectif et tisse des liens très beaux entre les récits de vie des Parisiens et la mutation de leur ville. Je crois que c’est aussi sur les bases de cette idée que j’ai voulu nicher la portée universelle d’Algérie Chouhada, qui ne raconte pas exclusivement l’exil et le hirak algérien. Il montre aussi à quel point un lieu, un café, une maison, des clés de serrures sont autant d’éléments déterminants dans la constitution d’une personne, de son identité. C’est, certes, à toutes ces choses que renonce un migrant quand il part pour un autre pays, quand il ne lui reste plus que de l’immatériel : une langue, une tradition, des souvenirs, auxquels il se raccroche comme à une bouée en mer. Mais c’est aussi une expérience commune à plein de gentes, des maisons, des quartiers, et plus largement des histoires et des vies que l’on démolit au nom de la modernité. C’est exactement ce qui arrive, en ce moment même, aux habitants du quartier du Pile à Roubaix, derrière la Condition Publique …[Voir à ce sujet le documentaire “Pile, Permis de démolir” de Lucas Roxo et Simon Pillan  https://www.youtube.com/watch?v=n_4mI3fmrbk)

Comment tu le disais précédemment, retrouvé ce territoire que tu as dû quitter enfant, t’a aussi interrogé sur sa place, aujourd’hui, dans ton imaginaire. Que peut nous renvoyer aussi un territoire comme miroir de nous-mêmes ? 

Je ne sais pas si j’ai encore tout à fait compris tout ce que ce territoire me renvoyait, je crois qu’il y aurait mille facettes pour analyser cela … Et en même temps je crois que c’est exactement l’image qui ressort de la place des Martyrs dans le documentaire, une place miroir des milliers d’identités qui façonnent l’Algérie. En ce qui me concerne, je crois qu’en faisant ce documentaire, sur cette Place, je me suis inscrite dans une histoire de l’Algérie qui se raconte au présent et non plus exclusivement au passé et c’est extrêmement vivifiant. Je cultivais une nostalgie très forte vis-à-vis d’Alger, très romancée, que je cristallisais à gauche à droite dans des lieux, des symboles. Cela cachait, je pense, un très grand tabou ; celui de la culpabilité d’avoir quitté mon pays. Aujourd’hui j’entretiens un rapport plus apaisé, moins nostalgique et plus tourné vers l’avenir ; comment je peux créer des passerelles entre mes deux chez moi, qu’importe le point de chute, la langue parfois hésitante, la distance. Et je crois ne pas avoir été la seule à vivre cela avec les marches contre le pouvoir. Le fait de lutter a permis à beaucoup de pouvoir, enfin, imaginer un avenir, avoir de l’espoir pour ce pays, plutôt que de fantasmer une époque bénie révolue, ou bien un ailleurs plus séduisant. D’ailleurs beaucoup d’immigrés comme moi, sont retournés en Algérie pour manifester et se sont réinvestis dans la vie politique de leur pays.

« Nos colères sont une fête » dis-tu en fin de documentaire, que tu as commencé juste avant le hirak. Comment les récits des « colères » justement que tu as collecté dessinent la cartographie d’un « nous » qui se renouvelle ? 

Je ressens la question de la colère comme un nœud crucial en Algérie, qui parcourt des dimensions à la fois individuelles et collectives. Après la guerre civile, je crois qu’on avait très peur de nos colères, et puis à un moment on a dépassé cette peur. C’est le moment où le verrou a sauté. Pourtant les colères sont toujours là, mais aujourd’hui elles servent à bâtir le mieux. C’est aussi comme cela que j’ai voulu conclure le documentaire, en réhabilitant ces colères, même celles qui nous ont divisées, celles qui nous ont meurtries avec derrière, peut-être, une envie de réparer ce qu’il y a à réparer, pardonner ce qu’il y a à pardonner. Et puis à titre personnel en tant que migrante, c’est comme ça je crois, que j’ai réussi à recréer du collectif, les définitions identitaires ne m’inspirant pas grand-chose, je suis partie voir du côté de la colère. C’est un bon dénominateur commun il me semble, pour faire société, malgré nos différences, nos appartenances, nos frontières, et qu’il ne faut pas en avoir peur. Au risque de déterrer les vieilles citations révolutionnaires, celle d’Ernesto Che Guevara me trotte en tête en ce moment très fortement : « Si tu es capable de trembler d’indignation à chaque injustice, alors nous sommes camarades ». Je crois qu’elle résume tout.

Quel est ton regard sur la révolution algérienne aujourd’hui, suite à la réalisation de ce documentaire ? 

Avec la crise du coronavirus, le pouvoir en place en a profité pour relancer ses éternelles techniques d’intimidation, en arrêtant arbitrairement à la volée et individuellement des opposants au régime. On voit bien sa tentative minable et désespérée de maintenir un statut quo coûte que coûte. Si la liberté de manifester dans les rues, et l’occupation de l’espace public sont autant de victoires qu’ont arraché les Algériens pendant toute cette année de hirak, et remises en question avec la crise sanitaire, le pouvoir ne pourra pas effacer l’expérience de la rébellion, le vécu de la lutte, la libération de la parole même intime et celle des corps. Et c’est cela le plus précieux. Je suis toujours optimiste, même si l’hydre a plusieurs têtes. Après tout, l’Indépendance n’a pas été arrachée en une année.

Algérie Chouhada. Un documentaire sonore de Narimane Baba Aissa. Réalisation : Clément Baudet. 2019.

Entretien de Anne Bocandé avec Narimane Baba-Aissa

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