Eyimofe (This is my Desire), d’Arie et Chuko Esiri

Le futur est ici

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De production entièrement nigériane, Eyimofe, le premier long métrage des deux frères jumeaux Arie et Chuko Esiri originaires de Warri (Delta State, Nigeria) et formés aux Etats-Unis,  a été sélectionné au Forum de la Berlinale où ils avaient déjà présenté leur court métrage Besida en 2018. Il représente un ovni face à la production nollywoodienne et met en valeur, avec une impressionnante maîtrise et une écriture très contemporaine, le quotidien des invisibles qui survivent dans le maelstrom de Lagos.

Mofe travaille comme technicien dans une imprimerie. Rosa est coiffeuse. Tous deux font aussi des boulots de complément : Mofe comme gardien de nuit, Rosa comme serveuse de bar. Ils ont de quoi survivre mais tous deux rêvent d’un ailleurs inatteignable. Ce n’est pas qu’ils aient envie de quitter leur famille, leur culture, leurs habitudes. C’est que Rosa voudrait pouvoir soutenir sa sœur Grace enceinte et que Mofe voit sa sœur Precious seule avec ses enfants.

Mofe obtient à grands frais au marché noir un passeport au nom de Sanchez pour aller en Espagne mais il lui faut encore un visa. Rosa vise l’Italie et vit une romance avec Peter, un Américain expatrié. Le film est ainsi divisé en deux chroniques : Espagne et Italie, mais reste ancré à Lagos car les aléas de la vie éloignent la perspective d’un départ… Rosa et Mofe se rencontreront-ils ? Cette tension construit en elle-même un scénario, si ténu soit-il, mais la tension du film est surtout faite de leur quotidien et de leurs galères. Ce n’est pas par les arcanes d’un récit qu’elle s’installe – et qui appelleraient vite la suite – mais par l’exploration des détails qui font la vie, parfois dramatique mais sans pathos. L’émotion se loge dans la sobriété et l’imprévisible domine.

C’est Lagos qui bouillonne de chaos et de couleurs, que les plans lucides et incisifs en 16 mm d’Arseni Khachaturan rendent singulièrement suffocante et familière. Les plans en intérieurs sont subtilement éclairés et cadrés, pour mettre en exergue l’exiguïté des lieux. Le montage multiplie les ellipses pour nous laisser deviner les fils d’une toile qui entremêle relations humaines, contingences matérielles, genre, liens familiaux, couleur de peau, désir et religion – cette complexité qui fait la vie. Le danger et la mort guettent dans ce monde d’insécurité : électrocution, asphyxie… Toujours, l’argent reste la trame tant il détermine toute étape, toute perspective. Il agit comme révélateur pour chaque personnage : le père de Mofe, Peter, M. Vincent, Mama Esther…

Ce pourrait être banal en situation de précarité si tout cela ne mettait pas en lumière le rude choix auquel sont confrontés ceux qui survivent, celui du compromis. Il leur faut faire avec pour pouvoir aider leur fratrie. Certes, Rosa materne et Mofe répare : on ne sort pas des rôles de genre, mais ne faut-il pas protéger et réparer dans une société en dérive ? Mofe et Rosa font preuve d’une impressionnante maturité, tant ils se laissent guider par leurs valeurs et leur exigence de dignité plutôt que par la rage ou le ressentiment qui pourtant les tentent. Eyimofe n’est dès lors plus seulement une brillante chronique réaliste mais un film moral, au sens où le fut le néo-réalisme italien en période d’incertitude et de reconstruction.

This is my Desire : le titre du film en donne la substance. Il serait proche du En attendant le bonheur (Heremakono) d’Abderrahmane Sissako. Mofe et Rosa aspirent à une autre vie, d’où leur projet de partir, mais rêvent au fond moins d’un ailleurs qu’ils ne souhaitent une vie meilleure là où ils sont, le lieu de leur désir. Ils incarnent, sans jamais l’exprimer que par leur recherche et leurs actes, une Afrique en galère qui aspire à se définir un futur là où elle a les pieds. Et montrent que cela reste possible avec ce grain de sagesse (wisdom) que Mofe porte sur sa blouse verte en fin de film : avec courage et solidarité.

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