Indes Galantes, de Philippe Béziat

Faire tomber les barrières

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En sortie le 23 juin 2021 dans les salles françaises, ce film d’un réalisateur connu pour ses documentaires sur l’élaboration de grands spectacles musicaux donne une bonne dose d’énergie en sortie de confinement ! Une trentaine de danseurs « urbains » investissent l’Opéra de Paris. Du jamais vu. A vivre sur grand écran !

Quand un film nous marque, on retient le nom du réalisateur. Quand chaque fois qu’on rencontre ce nom c’est une expérience, un étonnement supplémentaire, on se met à le suivre. Au point d’aller payer assez cher une soirée à l’Opéra ! Car Clément Cogitore multiplie les interventions saisissantes dans le cinéma, les arts plastiques, la photographie, la vidéo… Rien que dans le cinéma, son long métrage situé en Afghanistan Ni le ciel ni la terre (2015), aussi intense qu’énigmatique, marqua la Semaine de la critique à Cannes et les Césars. Son moyen métrage Braguino (2017) a tourné un peu partout tant ce conflit entre deux familles isolées dans la taïga sibérienne nous parle du temps présent. Son court métrage expérimental Un archipel (2011) évoque la folie d’un commandant de sous-marin nucléaire qui en 2010 a séquestré son équipage. En 2018, il présente dans le cadre de 3ème Scène, excellente collection de courts métrages autour de la danse et du chant impulsés par l’Opéra de Paris, Les Indes galantes, un court de 5 minutes absolument fulgurant sur lequel nous nous étions attardés (cf. critique n°14263 : la puissance du krump).

Clément Cogitore et Bintou Dembélé © toutes photos Pyramide Distribution

C’était le prélude à la mise en scène des Indes Galantes de Jean-Philippe Rameau à l’Opéra de Paris. Que fait Cogitore ? Pour un opéra-ballet de 1735, il propose à la chorégraphe Bintou Dembélé, sa troupe et toute une série de stars internationales des danses urbaines, de le danser tels qu’en eux-mêmes, et non tels qu’on aurait voulu qu’ils soient. C’est en ce sens que l’Opéra fut envahi par une culture qui n’y avait jamais mis les pieds. Cela en gêna plus d’un, en ravit plein d’autres et on n’est pas prêt d’oublier cette magnifique intrusion.

« Une dramaturgie de la colère et de la résistance », écrivent Alice Lefilleul et Célia Sadaï dans Africultures, qui ne cachent pas leur trouble face à la grosse machine de l’énorme scène et aux joutes des solistes. Cogitore et Dembélé déconstruisent cette commande faite à Rameau pour fêter les comptoirs coloniaux, « une subtile galanterie française où l’armée française en vient à protéger des jeunes amours indigènes », comme l’écrit Isabelle Launay également dans Africultures. En somme un spectacle qui prépare les esprits à la colonisation, en faisant passer le Noir du cannibale au bon sauvage, tout en préservant la pureté de la race blanche contre toute contamination.

Le krump, comme les autres danses urbaines marginales (break, popping, flexing, voguing, etc), n’a jamais été pensé pour investir de grosses scènes comme a fini par le faire le hip-hop. Il a pour vocation de représenter la violence faite au corps noir de façon cathartique (une battle), pour se substituer à l’affrontement mortifère qui se développe dans les quartiers et avec la police. Même sur la scène de l’Opéra Bastille, une partie des danses est chorégraphiée tandis que d’autres restent improvisées. C’est la tension entre cet inattendu et ce qui est cadré qui fait l’énergie d’un spectacle qui reste traversé par la question de la représentation de l’homme occidental face au reste du monde.

De fait, dans Les Indes galantes, des mondes se rencontrent, ce qui en fait leur actualité. C’est ainsi que le documentaire que Philippe Béziat a consacré aux répétitions commence : chacun décline son origine. Ces danseurs vont avoir à s’approprier un lieu inattendu sur une musique qui leur est tout aussi étrangère. Ils vont devoir en côtoyer les choristes et solistes lyriques tandis que ceux-ci vont eux aussi entrer dans l’apprentissage de l’Autre. Leur regard réciproque fait le tissu du film. Le miracle est que la rencontre a lieu et qu’elle fonctionne, dans la reconnaissance du talent et le plaisir de faire œuvre commune. Même les échanges avec les musiciens font tomber les stéréotypes.

La transgression est ainsi permanente par rapport aux codes des uns et des autres, le détournement est partout, ce qui se retrouva dans les critiques mitigées que reçu le spectacle de l’Opéra Bastille. Il ne s’agit pas pour autant de s’extasier : chacun retournera chez soi. Mais il en reste quelque chose. C’est ce que ce film modestement fait sentir, déclenchant une certaine euphorie. Il le réussit en adoptant le rythme non seulement des danseurs mais aussi de Rameau lui-même, dont la musique est très fragmentée. C’est une pulsation qui s’installe, très physique, que Béziat cerne pour structurer son film comme Cogitore l’a utilisée pour oser percusionner davantage la musique et penser une flamboyante mise en scène entre moments de performances dansées, magie de la machinerie (le bateau, le volcan, les éclairages, les costumes et les mouvements de foule) et chants baroques.

Leur volonté est de faire tomber les barrières, alors même que le livret des Indes galantes joue les interactions entre les peuples. Cela aurait pu bien se passer si l’homme occidental n’avait pas tant cru à sa supériorité civilisationnelle et n’avait pas développé tant de cruauté dans les rapports. L’époque de Rameau est celle de ce que Cogitore appelle le grand malentendu, un mot qui paraît bien faible vu que le XVIIIe siècle est l’apogée des traites négrières mais qui se situe dans l’évolution des représentations. Il ne fera que s’aggraver, un clash qui perdure aujourd’hui au sein de sociétés qui continuent de renier leur diversité, alors que la rencontre et la réunion des talents est d’une incroyable créativité. C’est en cela que, comme le spectacle de Bintou Dembélé et Clément Cogitore, ce film est profondément politique.

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