Residue, de Merawi Gerima

Construire sur les restes

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En sortie dans les salles françaises le 5 janvier 2022, le premier long métrage de Merawi Gerima est un choc, tant formel que politique. Il a été distribué aux Etats-Unis par Array, la société de distribution d’Ava DuVernay, et y est désormais disponible sur Netflix.

« Pourquoi es-tu revenu, Jay ? Tu croyais nous sauver avec un film ? » Eckington, ce quartier de Washington DC où il retourne pour écrire un scénario sur son enfance, s’embourgeoise avec de plus en plus de Blancs achetant et rénovant les maisons comme si rien ne les précédait. Jay (Obinna Nwachukwu) ne sait comment réagir si ce n’est en « montrant qu’on existe ». Mais rien n’est simple. Il n’est pas le bienvenu : traité comme un étranger, il déclenche la méfiance et a du mal à retrouver la trace de son ami d’enfance Demetrius… « Tu nous as abandonnés, et pour ton film tu ne penses qu’à toi ».

Pourtant, c’est bien à la communauté que pense Jay en se cherchant une place là où il n’en a plus, dans sa tentative de donner une voix à ceux qui l’ont perdue, de redonner un corps à ceux qu’on ne voit plus. Il aurait pu en faire un documentaire et le film commence effectivement sur des images de manifestations et d’affrontements avec la police. Mais il fallait la fiction pour mettre en perspective les souvenirs d’enfance : ils se précisent peu à peu pour devenir la réalité d’aujourd’hui, mouvante et incertaine. Cela passe par un collage de scènes disparates, une impressionnante radicalité d’approche alliant diversité des angles, recherche dans les cadres et originalité du montage.

En l’absence de budget, des tournages l’été à l’arrache, pour un assemblage de séquences tournées avec des caméras différentes, voire des téléphones portables quand il s’agissait de saisir le réel sur le vif, mais pour les scènes de fiction avec la cohérence du regard du chef opérateur Mark Jeevaratnam.

La base était la librairie-café Sankofa Video & Books des parents de Merawi Gerima, les réalisateurs Shirikiana Aina (qui joue une des mères dans le film, celle qui apprend de tristes nouvelles sur son fils) et Haïlé Gerima, figures légendaires du mouvement cinématographique L.A. Rebellion, cette génération de jeunes cinéastes africains et afro-américains qui ont étudié à la UCLA Film School de la fin des années 1960 à la fin des années 1980 et ont créé un cinéma noir offrant une alternative au cinéma hollywoodien classique. Merawi Gerima a été marqué par leur engagement critique, et par les films de son père : La Récolte de 3000 ans, Bush Mama, Cendres et braises, Sankofa, Téza, etc.

Obinna Nwachukwu dans le rôle de Jay. Courtesy of Array

Budget oblige, Merawi Gerima intervient à tous les niveaux : producteur, auteur, réalisateur, preneur de son, monteur. Cela donne une oeuvre très personnelle, un film issu de son vécu : Jay est non seulement le personnage central mais le film adopte son regard. Le bruit des travaux de rénovation, les tracts incitant à vendre ou les coups de fil récurrents d’agents immobiliers, les rues rebaptisées, le mépris des nouveaux occupants blancs (filmés de dos pour ne pas dévier le focus même s’ils sont au centre des préoccupations) : tout se conjugue pour connoter un ressenti d’éviction, sans que cela ne soude la communauté, soumise aux tensions de loyauté et de défiance.

Ce qui fait de Residue un film profondément humain, ce sont les trajectoires des différents protagonistes, hanté par leurs démons, d’une enfance dans le ghetto à un devenir social complexe. Comme l’indique le titre, ils sont les résidus d’une société où les inégalités se creusent, les restes quand la plupart sont partis en marge, les déchets de la gentrification.

Le défi était d’en développer une poétique plutôt qu’une litanie, pour ne pas gommer les espaces de résistance. « Je veux que mon public sache qu’il est normal d’être en colère », indique Meriwa Gerima, lui-même choqué de ne plus reconnaître son quartier. Mais cette rage n’est pas seulement d’être évincé de sa propre Histoire mais d’avoir du mal à trouver sa place alors que la communauté se délite : la solitude de Jay est un déficit d’appartenance. Les rapports de Jay à ses pairs sont souvent filmés à travers des grilles ou dans des champs-contre champs marquant la distance. Jay enfant le regarde à travers la rue sans qu’il puisse tabler sur cette origine. Les autres ne cessent de le remettre en cause. Artiste extériorisé revenant au bercail, Jay alias le réalisateur ne sait trop comment reprendre pied.

Il se met à l’écoute. Et s’aperçoit que chacun a ses histoires et sa façon de les raconter, jusqu’à ce résumé d’un livre à écrire dévoilé entre deux cigarettes dans la nuit. Il faut de la créativité pour restaurer sa dignité.

Lors d’une visite à son ami Dion, le parloir de la prison devient forêt : un raccord magique alors qu’on est encore à se demander comme la chanson que l’on vient d’entendre : « comment aimer quand on est entourés de haine ? » Si le film se fait expérimental, multipliant les strates, c’est qu’il cherche à explorer la psyché de Jay, sa tentative de se construire un foyer dont les résidus pourraient être le socle, tous ces lieux et objets qui font l’Histoire des gens pauvres, la vitalité d’un récit d’enfance que cet élan rend contemporain.

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