Habiba, de Hassan Benjelloun

Revenir à l'humanité

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Alors qu’il travaille sur un long métrage de plus large budget, le réalisateur marocain Hassan Benjelloun a présenté le 5 mars 2022 en première mondiale à la 11ème édition du festival des films africains de Louxor son dernier film, Habiba, réalisé avec de petits moyens et issu du confinement de deux mois qu’a connu le pays en raison de la pandémie de covid-19. Une œuvre sincère et attachante qui reprend les thèmes chers au réalisateur.

Même s’il a été tourné après le confinement, il a été pensé pendant, une époque où l’impossibilité de sortir au café enferma les hommes à la maison, révélant les tensions des face à face. Il est issu d’une relation d’amitié entre le réalisateur et le célèbre musicien aveugle Fettah Ngadi. Ils ont écrit ensemble le scénario qui emprunte des éléments à leur vie. Fettah Ngadi joue le rôle principal : le confinement force un professeur de musique d’arrêter ses cours. L’une de ses élèves, Habiba, est bloquée dans la ville par l’arrêt des transports et à la rue avec la fermeture des hôtels. Le professeur Fatah l’héberge pour quelques jours le temps de trouver une solution, mais une étrange relation s’établit entre eux dont l’ambiguïté fera le corps du film. On pense à Sueurs froides (Vertigo) d’Alfred Hitchcock lorsque Fatah demande à Habiba de revêtir pour son repas d’anniversaire une robe de sa propre épouse qui l’a quitté avec sa fille pour vivre en Europe.

Habiba ayant elle-même une histoire complexe motivant sa fuite de son village, une complicité s’établit que le film ne distille que peu à peu, jouant sur les effets de suspense de savoir si cette approche des corps va se concrétiser. Mais s’il emprunte certaines choses à Vertigo, Benjelloun ne va pas jusqu’au travelling contrarié pour évoquer le vertige. Il utilise cependant le trouble du spectateur et les circonstances spéciales du contrôle lié au covid pour mieux l’engager sur une fausse piste afin de donner du poids à celle qu’il privilégie, celle d’un amour pur et sans calcul de la part d’un aveugle qui sait trop bien ce que signifie le confinement. L’intelligence du montage qui entremêle à la fois les personnes et les moments fait du film une attachante énigme. Les personnages secondaires sont par contre trop effleurés ou caricaturés pour apporter davantage de complexité : ils servent plutôt à lancer des flèches contre les intégrismes. De même, la musique qui établit le lien et remplit la vie de l’aveugle reste en définitive sous-employée dans la trame narrative, même si la Sonate au clair de lune vient appuyer le fait que Beethoven devint sourd.

Benjelloun et Ngadi ont mis beaucoup d’eux-mêmes dans ce film, et de leur vécu. Cette sincérité est perceptible dans la simplicité tant du récit que de la mise en scène, les entrelacs et artifices n’étant finalement qu’un jeu entre amis avec le spectateur. Le plan-séquence qui oscille entre la porte de la maison et Habiba en début de film en est l’illustration : la visibilité du jeu de caméra campe la main du réalisateur pour bien marquer que l’on est au cinéma et que tout va tourner autour de la question de l’ouverture des portes que ferment les fixations patriarcales. Tout le cinéma de Benjelloun est là : revenir à l’humanité lorsqu’il y a fermeture et conflit, et se mettre à l’écoute des femmes. La mère d’Habiba l’encourage à vivre ce qu’elle n’a pu vivre elle-même : c’est un encouragement à l’émancipation de la jeune génération. La chorale peut dès lors chanter « Je demande la justice divine », car c’est à ce niveau qu’il se situe, la paix dans la conscience commune de la valeur de chacun et de la futilité des inégalités et des jugements terre à terre.

 

Entretien avec Hassan Benjelloun

Hassan, tu as 73 ans, j’en aurai 70 cette année. On est dans une période de notre vie où nous cherchons à aller à l’essentiel. Habiba me semble s’inscrire dans cette direction. Ressens-tu cela aussi ?

En fait, je pense le contraire ! J’ai fait des films pour des causes, des années de plomb au départ des Juifs, l’émigration clandestine, etc. Maintenant, j’ai envie de faire des films intimistes où je ne me prends pas la tête : je pense à moi plutôt que de penser à l’autre, et dans le moi il y a peut-être beaucoup de l’autre. Je suis comme les autres, et je vais donc parler de ce qui va intéresser les autres. Dans ce film, il y a beaucoup de sous-entendus. Par exemple la relation d’une jeune femme avec un vieux qui n’est pas de son âge mais qui lui apporte la paix, la connaissance, la compréhension, la tolérance. Elle trouve en lui la musique, la disponibilité, etc. : tout ce qui manquait dans sa vie. Il y a une abstraction sur l’âge, le physique. A un moment, elle voudrait le toucher et n’ose pas. Lui n’ose pas faire le premier pas, il ne pense pas que cette femme va l’accepter. A notre âge, on n’est pas battus mais on est au bout du chemin : on n’attend plus rien de l’autre et on n’a plus rien à prouver. On s’exprime. Si ça peut aider à faire évoluer la société, tant mieux, mais ce n’est pas fait exprès.

N’est-ce pas l’état du monde aujourd’hui qui nous pousse à cela ? Dans un monde aussi incertain, revenir à l’intime et à la simplicité peut être une solution sans forcément se détacher du monde…

On n’a effectivement aucune idée du lendemain. Ce qui va sauver le monde, c’est le bonheur simple. Lire, écouter une musique qu’on aime, etc. Revenir à des actes qui ne dépendent pas des autres, qui ne demandent pas d’argent. Voir en face les choses et les prendre comme elles sont, et savourer l’instant. Dans Habiba, ils n’ont pas senti le confinement car ils ont savouré le moment et partagé, un peu comme une thérapie à deux.

C’est vrai que le personnage de l’aveugle respecte entièrement cette femme et n’impose rien. En même temps, à certains moments, il semble menaçant, provoquant, comme dans la salle de bain où elle prend une douche.

Oui, j’ai essayé de faire en sorte que le spectateur attende la concrétisation de la relation. La scène de la douche est au début. Elle ne le connaît pas encore. Au tournage, il ne voulait d’ailleurs pas enlever les lunettes qui cachent sa cécité, par décence. Or, il fallait qu’on sache qu’il est vraiment aveugle. Il a compris. Cela permettait de l’apprécier, d’être avec lui et de constater la sincérité de sa parole. La scène du balcon où il met la main sur l’épaule d’Habiba est un autre cas. Il voulait jouer une complicité trop forte. Je voulais attendre le moment où il parle de sa femme pour qu’on comprenne ce phénomène de substitution. Il fallait respecter une avancée de la relation.

L’intelligence du scénario est bien sûr dans l’ambiguïté de cette relation, à commencer par la scène où il demande à Habiba de mettre une robe de sa femme. La référence à Sueurs froides (Vertigo) d’Alfred Hitchcock est frappante : fait-elle office de remplacement ? Ce n’est pas vraiment de l’amour !

La scène est introduite par un coup de fil avec sa femme. Il y avait une danse que j’ai supprimée au montage car Fatima Zahra Balladi danse trop bien et n’y était pas assez maladroite ! L’aveugle ne voit pas Habiba comme elle est, d’où les substitutions de visages.

Finalement, les portes s’ouvrent à leur niveau alors qu’elles restent fermées au niveau des intégrismes.

C’est ce qui se passe au Maroc. En 1967, il y avait la guerre des six jours, mon père était encore vivant, j’avais 17 ans, les années de plomb, l’assassinat de Ben Barka, l’exode des Juifs, c’était noir ! Mon père était né en 1888. Je l’ai toujours connu avec une canne. Il a ri et m’a dit : « mon fils, ne t’en fais pas : les portes s’ouvrent toujours, tu n’imagines pas par où on est passés ! » Je suis optimiste de nature parce que j’ai tué l’égo. S’il y a un problème, je sais qu’il y a une solution, il faut la chercher en gardant le sourire. La montée des islamistes au Maroc a fait peur. Cela s’opposait à ce qui fait le Maroc, de rire et de bonne humeur. Ils n’ont pas duré. Habiba c’est un peu ça : la mère lui dit de faire ce qu’elle n’a pas pu faire. Mais le film est surtout la relation entre les deux personnes, avec les difficultés qu’elles ont vécues. Je voulais envisager le confinement d’une autre façon : je reviens à l’idée du bonheur simple.

Le musicien aveugle Fettah Ngadi est un chanteur engagé…

Engagé et têtu ! Il ne veut pas calmer le jeu et est donc exclu des scènes trop visibles comme les télévisions et tout ce qui est officiel.

Tu ne voulais pas davantage utiliser ses chansons dans le film ?

La chanson sur le balcon est de lui, ainsi que la musique du générique final. Je ne voulais pas trop mettre sa musique : il fallait que le silence et l’appartement soient des personnages. Quand le moqqadem rapporte l’autorisation de déplacement, il y a un long silence, ou bien lorsqu’ils commencent par boire du café. Et durant le film, il met de moins en moins de sucre… C’est dans ces détails que les choses s’expriment.

Plutôt la délicatesse que la musique.

Oui, c’est le mot. Chaque fois qu’il hésite, il va vers le balcon. C’est finalement elle qui y va aussi…

Tu es sur un autre projet de plus gros budget. Est-il difficile de mener ainsi deux créations à la fois ?

Je travaillais sur Jalaloudin depuis six ans, et tout était prêt. Il ne manquait que les repérages et la décision du Centre cinématographique marocain. Je l’ai donc mis en attente. Jalaloudin fait penser à Jalalou’ddin Roumi. Le film parle effectivement un peu de soufisme mais ce n’est pas sa vie. En fait, j’ai choisi ce prénom comme titre car les gens vont penser à lui.

On ne sort pas de l’ambiguïté ! (rires)

 Propos recueillis par Olivier Barlet à Louxor, 7 mars 2022

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