Cannes 2022 / 3 : De la magie

Print Friendly, PDF & Email

Suite des analyses des films touchant à l’Afrique vus cette année au festival de Cannes, après le premier volet « L’inquiétude de la profession et les fulgurances de l’ouverture » et le deuxième « la forme et le fond » qui porte sur les films historiques et pose la question du spectacle ou de l’épure. Les films qui s’imposent répondent à cette magie du cinéma qui fait, comme le disait Jean-Louis Bory, que « le cinéma est comme l’amour : il est plus que ce qu’il n’est ». Ils convoquent parfois des mondes étranges…

 Etre davantage que ce qu’il n’est, c’est cette magie du cinéma qui fait que ce que je regarde sur l’écran, au-delà de raconter une histoire ou documenter une situation, me propose un partage d’imaginaire entre celui du film (de l’auteur et de son équipe) et le mien. Cela passe par la forme : « Il faut que l’œil écoute avant de regarder », entendait-on dans Le Gai savoir (Jean-Luc Godard, 1968), allusion à L’Œil écoute, ouvrage de Paul Claudel consacré à la peinture qui met en avant une esthétique de l’écoute à travers la musicalité rythmique du tableau. Comme le pinceau du peintre, comme le ciné-œil de Dziga Vertov, ce qui est entendu importe plus que ce qui est vu. Cette mise en avant de la bande-son n’est bien sûr pas à prendre au premier degré : c’est une affaire d’émotion, qui passe par l’échange évoqué mais aussi l’écart qui me permet de trouver ma place dans le film, dans l’autonomie de ma pensée. C’était particulièrement sensible dans les méthodes adoptées par les cinéastes qui dans ce festival ont évoqué la migration mais aussi les questions de croyance, car quel art peut mieux poser ces questions que le cinéma qui scelle un pacte avec le spectateur conscient d’aller voir un spectacle mais consentant puisqu’il est appelé à reconnaître : « J’y crois pas mais quand même ».

Labyrinthe de la migration

L’épure, c’est aussi celle des Frères Dardenne qui de film en film affinent leur méthode et présentaient Tori et Lokita, leur neuvième film en compétition à Cannes où ils ont déjà obtenu la palme d’or pour Rosetta en 1999 et L’Enfant en 2005, mais avaient aussi obtenu le prix du meilleur scénario pour Le Silence de Lorna en 2008, le grand prix du jury pour Le Gamin au vélo en 2011 et le prix de la mise en scène pour Le Jeune Ahmed en 2019. Ils ont cette fois reçu le prix du 75ème anniversaire, donc hors catégories, pour cette histoire dramatique de deux enfants béninois qui se prétendent frère et sœur pour rester ensemble et qui sont confrontés aux aléas et à la dureté de la vie sans papiers en Belgique.

Comme le montre leur masterclass à Tunis, la méthode Dardenne, c’est une inspiration documentaire, donc ancrée dans la réalité, mais aussi partir de ce qui leur échappe, et pour cela répéter longtemps dans les vrais décors avec les comédiens avant le tournage, pour les laisser exprimer ce qui n’est pas prévu. Si cela échappe aussi au spectateur, c’est la bonne direction, pour qu’il soit amené à construire lui-même sa relation aux personnages et au récit : « Ne pas être à la bonne place, pour que la vie continue d’irriguer tout ça ». L’intuition est dès lors essentielle. L’improvisation se situe durant les répétitions, pas sur le plateau. Les plans-séquences ont leur propre dynamique sans qu’il y ait besoin de rajouter du rythme. L’attention aux gestes est extrême, même les plus simples.

« On devient cinéaste que lorsqu’on trouve sa méthode de travail », disent-ils. On leur reproche de refaire toujours le même film, sans percevoir que sur cette base, une évolution apparaît, un approfondissement est à l’œuvre : « Ce que nous essayons de toucher, c’est la présence des corps. Que les corps de nos comédiens, que les personnages, soient là. Qu’ils aient une épaisseur, qu’elle résiste à la caméra et qu’elle interroge le regard du spectateur. »

Tori et Lokita confirme cette attention aux gestes, ceux du travail, ceux de la débrouille. Leur précision détermine leur survie. La simplicité des plans ouvre à l’émotion : qu’il y ait suspense ou tranche de vie, c’est le spectateur qui construit le récit dans sa tête. Les dialogues ont leur importance, mais plus encore les métaphores. Ces enfants chantent par exemple dans un karaoké une chanson en italien (« il faut oublier tes larmes »), signe de leur passage par l’Italie dans leur périple migratoire, sans que le récit n’y fasse davantage référence. « Pas le choix » – l’argent est au cœur du drame : payer les passeurs, aider la famille au pays, obtenir des papiers… La tension monte au fur et à mesure que se tend le piège de devoir prendre toujours davantage de risques pour sauvegarder l’amitié qui les lie. C’est cette mécanique que révèle le film, jusqu’à un final qui confirme la position des cinéastes contre le système imposé par les politiques migratoires.

Cela fait longtemps que Léonor Serraille (Caméra d’or pour son premier long Jeune femme en 2017) tourne autour de cette histoire de famille inspirée de celle de son amoureux. Un petit frère démarre à la fin des années 1980, lorsque Rose arrive de Côte d’Ivoire et emménage en banlieue parisienne avec ses deux fils de 10 et 5 ans, Jean et Ernest, et nous mène jusqu’à nos jours. Comme on l’a vu avec les films précédemment évoqués, si le scénario est établi au départ, il est un canevas que l’on adapte voire bouleverse au moment des répétitions et/ou du tournage à la faveur de son appropriation par les acteurs, même non-professionnels, qui ne disposent pas forcément du texte. Comme le rappelle Ryûsuke Hamaguchi en référence à John Cassavetes, « les dialogues ne sont pas l’évangile ».[1] C’est parce que le geste de création du film est un espace de liberté qu’il sonne aussi juste ensuite à la vision.

Dans une culture où les choses ne se disent pas facilement, chaque regard, chaque geste compte, qu’il faut trouver spontanément. Il est frappant qu’Un petit frère comporte nombre de passages poétiques, inutiles à l’action mais qui, conservés au montage, installent une sensation romanesque et donc une relation aux personnages. Rose, la mère, excellente Annabelle Lengronne, n’est pas facile à cerner : elle échappe aux stéréotypes. « Je n’appartiens à personne », dit-elle : femme libre, elle est plus insoumise que mère courage ou mère indigne. « Sa valise de douleurs ramenées du pays, elle l’a gardée secrète », dit Ernest en voix-off en début de film : on connaît mal son histoire, ces deux autres enfants laissés au pays, les raisons de son départ, mais on devine que derrière ses secrets se cache une soif de vivre qu’elle ne pourra que partiellement remplir dans sa vie en France. Trouver un partenaire est complexe, entre celui que voudrait imposer la famille et ceux qu’elle rencontre elle-même malgré toutes les obligations liées aux enfants. Avec eux, elle est très exigeante, ils ont l’obligation de réussir. Le risque d’un tel poids est la dépression lorsqu’il faut en plus s’adapter à un espace culturel différent. Ernest, le petit frère du titre, écope sans pouvoir le formuler de tout ce qu’ont vécu sa mère et son grand frère Jean (adulte : Stéphane Bak, jeune : Sidy Fofana). Il en développe une très touchante mélancolie, remarquablement incarnée par Ahmed Sylla (jeune : Kenzo Sambin).

Sans doute est-ce la complexité et l’épaisseur de ces personnages qui permet à ce film de nous émouvoir à ce point, dans ce que nous percevons de la construction de la douleur qu’ils subissent à la fois dans la constellation familiale et dans la société. Lors de sa conférence de presse à Cannes, Léonor Serraille a insisté sur sa volonté d’ouvrir les scènes, pour que cette douleur ne soit pas figeante mais qu’une perspective puisse se dessiner. Après la projection dans la grande salle, elle a fait comprendre que cette histoire provenait de son compagnon et, en le regardant dans les yeux, qu’il était important de laisser le passé pour se projeter dans l’avenir. Effectivement, le film n’est pas plombant, malgré la dureté des situations. Dans l’écart qu’il pose avec le réalisme, dans sa façon de se penser au présent, il respire les possibles.

Du côté des courts métrages, une production de l’Escola superior de Teatro e Cinema de Lisbonne (ESTC) était présenté dans la sélection de la Cinéfondation issue de 1528 courts métrages présentés par des écoles de cinéma du monde entier : Mistida (30′) de Falcão Nhaga, Portugais d’origine cap-verdienne et bissau-guinéenne. Souffrant du dos, Odette (Bia Gomes), une mère immigrée appelle son fils Nelson (Welket Bungué) pour qu’il l’aide à porter ses courses chez elle. Pendant le trajet ils parlent de l’avenir à travers le passé, évoquant leurs divergences, désillusions, rancœurs et ressentiments.

C’est un échange tout simple et très humain, en portugais ou en créole, la mise en scène profitant des rues en pente et escaliers de Lisbonne pour faire écho aux difficultés de la relation mère-fils. Au-delà des préoccupations maternelles (soigner son allure, trouver une femme africaine à son fils…), sont égrenés avec beaucoup de sensibilité les aléas du vécu immigré : le dépaysement d’Odette qui rêve de rassembler sa famille autour d’un bon tchebem en Guinée, le décalage ressenti par Nelson qui cherche encore sa place. « Ils t’ont fait penser ce que tu n’es pas, ils t’ont menti », s’exclame Odette. « Qui a menti ? », demande Nelson. « Cette terre ! », répond sa mère alors que les escaliers sont rudes à monter. Et lui de lui demander de rechanter la chanson de son enfance : « Mon enfant triomphera ! »

Croyance, mystique et spiritualité

Dans les quartiers à forte population africaine de Paris, de petites publicités sont distribuées à la sortie du métro pour des magiciens et marabouts qui prétendent résoudre tous les problèmes. Ramsès est l’un d’eux, qui tient un cabinet de voyance à la Goutte d’or dans le 18e arrondissement, un quartier que Clément Cogitore connaît bien pour y avoir habité. Ramsès est un empathique escroc qui sait ce que les gens ont envie d’entendre, un habile manipulateur qui a trouvé le truc pour « deviner » les rêves et consoler les douleurs, sans pour autant passer par la religion, ce qui lui ouvre le « marché ». Son commerce est effectivement florissant, jusqu’à ce qu’une bande d’enfants venus des rues de Tanger ne le déséquilibre et le quartier avec lui. Film noir autant que fantastique, Goutte d’or de Clément Cogitore (en séance spéciale à la Semaine de la critique) est fascinant à tous points de vue : de par la magie dont sait user Ramsès en étonnant médium (excellent Karim Leklou), mais aussi par l’ambiance délétère générée par l’intrusion des jeunes Marocains. Et comme dans tout ce que fait Cogitore (cinéma : Ni le ciel ni la terre, Braguino, photographie, installations d’art contemporain, mises en scène avec notamment Les Indes Galantes à l’Opéra de Paris, professeur aux Beaux-Arts), le surnaturel s’inscrit dans la fiction. Le mystère s’épaissit dans les nuits étranges et nébuleuses des clair-obscur filmés par Sylvain Verdet, car c’est encore et toujours l’exploration de la croyance qui l’intéresse.

Ramsès a de la prescience et cela lui joue des tours, alors même que son succès met ses concurrents en rage et que le film tourne au polar. On sent Cogitore passionné par les liens entre le réel et le mythe. C’est ce qu’il met en scène, pour nous égarer peu à peu, nous qui croyons si volontiers ce que le cinéaste nous raconte. Il en joue adroitement, entre l’ancrage de Ramsès dans l’énergie de ce quartier populaire et son trouble face à l’incertain. Il est la consolante voix des morts mais est lui-même confronté à l’irrationnel et à la mort. Et bascule…

« L’enfer est vide, ils sont tous ici », lâche son père (Ahmed Benaïssa, merveilleux acteur malheureusement disparu le 20 mai 2022, en plein festival). Car en filmant la tension et la beauté de la ville confinée entre vitalité et chantiers, Cogitore en dégage aussi l’instabilité. Il le fait de main de maître, si bien que Goutte d’or est un des films les plus dérangeants et donc marquants vus à Cannes cette année.

Les jardins de Carthage : destiné aux riches Tunisiens sous Ben Ali, ce projet immobilier s’est interrompu avec la révolution, laissant des friches incomplètes. La construction reprend aujourd’hui. C’est ce décor qu’a choisi Youssef Chebi pour son premier long métrage, Ashkal (Quinzaine des réalisateurs), poursuivant l’esthétique développée dans Black Medusa qu’il a co-réalisé avec Ismaël et les ambiances de ses courts métrages Vers le nord et Les Profondeurs. En arabe, « Ashkal » veut dire les formes. Le film est ainsi émaillé de plans sur les bétons labyrinthiques d’une architecture en devenir et de montées en intensité sonore. Ici aussi, le mystère s’installe autour d’une série de victimes, d’immolations cette fois, et d’une enquête policière, mais il ne fait pas plus programme que chez Cogitore, au sens où l’incertitude domine jusqu’à la fin. Le fantastique est convoqué : un pouvoir obscur est à l’œuvre tandis que plane l’ombre des Islamistes et dans le contexte d’une « Commission Vérité et Réhabilitation » enquêtant sur les exactions de la police sous l’ancien régime qui ne conduit à aucune condamnation (comme la « Commission Vérité et Dignité » de 2013).

Dans le brasier postrévolutionnaire tunisien, on compte des centaines d’immolations par le feu, qui prennent aussi bien une dimension politique puisqu’il s’agit d’alerter, donc de rendre service, que mystique puisque dans l’Islam, la divinité est souvent représentée par une flamme. Fatma (Fatma Oussaifi dont c’est le premier rôle) et Batal (le célèbre Mohamed Houcine Grayaa), les deux inspecteurs qui tentent d’élucider celles de ce quartier fantomatique, cherchent dans le réel alors que se joue quelque chose d’étrange et d’abstrait, suggéré par de mystérieux graffitis. Mais alors que Batal est un produit de la corruption de l’ancien régime qui tente de se racheter, la jeune Fatma est plus ouverte et intuitive. Constatant que les victimes s’immolent volontairement, plutôt qu’à un complot pour effacer les traces, elle croit en l’hypnose et la magie. En prenant ses distances de son travail et de sa famille, elle dépasse le système benaliste dont le citoyen était le combustible, et peut comprendre à quel point la religion est un grand feu qui happe aujourd’hui ces mêmes citoyens.

La révolution, la religion et le feu sont les ingrédients de l’Histoire tunisienne récente comme de ce film fascinant qui s’éloigne de la réalité pour l’interroger par la fiction. Ses références cinéphiles renforcent ses dimensions mystérieuses et mystiques (Hitchcock / Antonioni / Kiyoshi Kurosawa). La reprise des travaux des Jardins de Carthage est un épiphénomène de l’échec révolutionnaire : la reproduction des inégalités. Que sera ce chantier dans quelques années ? Pour l’heure, Ashkal le campe avec brio dans un imaginaire mâtiné de science-fiction où l’étrange fait œuvre d’aiguillon à la réflexion politique.

Né à Beyrouth, Ali Cherri est un plasticien et cinéaste vivant à Paris. Combinant films, vidéos, sculptures et installations d’art contemporain, il explore la construction des récits historiques. Le Barrage, est son premier long métrage (Quinzaine des réalisateurs), et s’inscrit dans un travail plus large sur la généalogie de la violence pour lequel il a été primé à la Biennale de Venise avec dessins, sculptures et vidéos (Of Men and Gods and Mud) réalisés sur le barrage de Merowe, une catastrophe environnementale et humaine au fort impact sur la gestion de l’eau du Nil, construite par les Chinois dans le nord du Soudan, sous le régime dictatorial et violent d’Omar el-Bechir, renversé par un coup d’Etat militaire en avril 2019 à la suite de quatre mois de manifestations populaires. Ali Cherri rencontre Maher El Khair en 2017, un ouvrier d’une briqueterie proche du fleuve. Il en fera le protagoniste principal de ce film presque silencieux et fortement contemplatif.

Maher fabrique des briques en terre, selon les mêmes techniques qu’à l’époque pharaonique : un travail ancestral harassant de moulage, séchage et cuisson. Ou bien il enduit les murs à mains nues, toujours pour un salaire de misère. Il emprunte quand il le peut une moto pour construire une sorte de pyramide en plein désert. Lorsqu’il se lave au ruisseau, l’eau devient rouge. Les nouvelles des émeutes contre le régime remplissent les radios, des graffitis recouvrent les portraits du tyran….

La terre et l’eau sont la matière des mythes fondateurs. Leur mélange donne naissance à la vie. Le déluge, par contre, force à redémarrer l’Histoire. Le parcours initiatique de Maher, annoncé dans un rêve, passe comme le combat politique par la blessure, la douleur de l’échec et les funérailles des sacrifiés. Le soufisme nubien établit un rapport très étroit avec la nature où tout est sacré. Le régime, au contraire, cherchait avec le barrage à dompter la nature comme il assouvit les hommes. Face aux caresses du pouvoir, la rupture ne peut être que brutale, comme pour le chien. Tout prend feu…

Maher doit donc reprendre possession de son imaginaire pour dépasser sa condition. C’est cette stratégie politique que cherche à promouvoir ce film, que confirment ses nombreuses références à l’actualité. Il adopte pour cela une esthétique de type expérimentale (longueur des plans, quasi-absence de dialogues, approche contemplative) qui n’est pas sans le couper d’un large public mais s’assume en tant que proposition d’expérience, à prendre ou à laisser. Dans le cadre d’une salle de cinéma, espace clos et obscur permettant l’attention aux détails et la concentration sur le sens, le spectateur est invité à accepter une certaine ascèse pour entrer dans une démarche proche de la méditation, en rupture avec le flux actuel des images multi-écrans.

Magdala, de Damien Manivel (Sélection ACID) adopte lui aussi une démarche de méditation spirituelle. La grande danseuse et chorégraphe jamaïcaine Elsa Wolliaston, 77 ans, avec qui Manivel avait déjà tourné La Dame au chien et Les Enfants d’Isadora, également présente dans Goutte d’or de Clément Cogitore, y interprète une Marie-Madeleine éplorée, telle que les légendes du Moyen-Âge la figurent : retirée seule après la mort de Jésus dans une forêt où elle passa trente ans. Elle se nourrit de ce que lui offre la nature, boit l’eau qui s’accroche aux feuilles, dort au milieu des arbres. Elle assemble des brindilles pour faire une croix, trace le portrait de Jésus dans la boue, crie : « Mon amour ! », activant ses souvenirs de celui à qui elle « a donné son cœur », celui-là même que la Magdaléenne, première disciple et premier témoin de la Résurrection, entend l’appeler en araméen, comme dans le Cantique des Cantiques, à se lever pour « aller au-dessus des montagnes » où il lui « donnera son amour ». Et la voilà dans la brume, le vent et les rochers à gravir la montagne et lui offrir son coeur… Cette passion, qui résonne avec celle du Christ, sert de trame à une allégorie dépouillée de l’Amour et de la Foi.

Marie de Magdala fut l’objet de nombreuses représentations, des projections tant mystiques que charnelles, si bien que le choix de la danseuse noire pour l’incarner ancre et actualise à la fois cette évocation de sa mort. Illuminé par Schubert et Purcell mais aussi par une grande attention à la bande-son, tourné en pellicule, en éclairage naturel ou aux bougies, par un cinéaste lui-même issu de la danse et qui a tenu à le monter lui-même, le film tire avant tout son impressionnante beauté de la puissante présence de l’inoubliable Elsa Wolliaston. Il est à regarder comme on le fait pour un tableau ou un poème, connectant ou non avec la façon dont il porte des thèmes qui nous touchent : la solitude, le deuil, la souffrance, la vieillesse, la spiritualité, la passion…

 

 

Du côté des courts métrages, Tsutsue du Ghanéen Amartei Armar (Compétition officielle, 15′), impressionnant de maîtrise, débute sur la psalmodie d’un officiant appelant les ancêtres à restaurer l’ordre naturel que les hommes ont détruit « car l’artificiel a pris le pas sur le naturel » : « La terre de Dieu peut tous nous nourrir, c’est une vérité que nous ne comprenons pas car nous avons tout détruit ». Etonnante et signifiante introduction pour cette histoire de fils de pêcheur : deux jeunes frères, Sowaï et Okai, vivent en bord de mer, près d’une décharge qui leur sert de terrain de jeu. Ils ont perdu leur aîné en mer, Adjei, celui-là même qui leur apprenait à nager. Au retour du père, Okai, hors de lui, accuse tous les pêcheurs d’en être responsables. Et le soir se jette à la mer pour le retrouver… Une caméra proche des corps et un montage serré servent habilement cette édifiante allégorie de la perte et de l’espoir contrarié d’une possible renaissance.

Cannes classics

Entre films récemment restaurés et documentaires sur le cinéma, la section Cannes Classics est d’une grande richesse. Cette année, une des filles de Souleymane Cissé, Fatou Cissé, y présentait Hommage d’une fille à son père. Comme son nom l’indique, il s’agit d’un hommage familial. Il recèle de nombreuses informations sur le caractère de Souleymane Cissé, son enfance, son parcours, sa relation à sa famille. Ponctué de prises de parole de proches aussi bien que de tête d’affiche du cinéma (Martin Scorcese, Serge Toubiana, Gaston Kaboré, Idrissa Ouedraogo, Baba Diop, Andrée Danvanture, Dominique Wallon), le film dresse peu à peu un portrait de l’homme et marque l’importance de son œuvre. Il n’était pourtant pas destiné au cinéma : né d’une mère vendeuse de mil en 1940 à Bozola, un quartier simple de Bamako, 6ème enfant de sa mère sur 15 de son père dont 3 vivants, et qui dut suivre l’école coranique. Il a eu lui-même 11 enfants dont 9 vivants.

A 12 ans, il travaillait dans un atelier de plaques d’immatriculation pour se payer ses études en cours du soir car il avait été viré de l’école. Nous verrons sa femme Dounamba Dany Coulibaly, qui était la 1ère épouse de Souleymane, et joua un grand rôle dans sa stabilité. Avec son père, Bayoussouf Cissé, 95 ans, il n’eût « pas de conversation jusqu’à son départ pour Moscou ! » Une bourse lui permit en effet de suivre les cours du VGIK, la célèbre école de cinéma moscovite, ce qui lui permis d’entrer au service des actualités du ministère de l’Information à son retour au Mali en 1969. Il y resta trois ans avant de tourner ses propres films, l’arrestation de Lumumba étant le déclic pour sa détermination : « on était détruits de voir notre idole menottée ». Comme l’analyse la monteuse Andrée Davanture, la question du pouvoir sera le corps de tous ses films.

« Il a voulu qu’on ait les études qu’il n’a pas eu », indique Fatou Cissé. Et si Aminata le présente comme toujours accessible et que Sayon vante sa simplicité, Youssouf insiste sur le manque de présence paternelle. « Je prendrai ma retraite quand je quitterai ce monde », lâche Souleymane Cissé : une vie pour le cinéma.

 

Fernando Arrabal était là pour présenter la version restaurée de Viva la muerte ! à Cannes Classics. Un événement : il faut la mobilisation de différents acteurs pour restaurer un film, processus long et onéreux. Arrabal ne pouvait tourner en Espagne ce brûlot contre le franquisme : la Tunisie l’a accueilli, et il fut tourné à Hergla en 1970, deux ans après Les Actes des Apôtres de Roberto Rossellini. Hassen Daldoul comme producteur, Ferid Boughedir comme premier assistant… et aujourd’hui l’engagement de Mohamed Challouf (Association Ciné-Sud Patrimoine) et du ministère des Affaires culturelles tunisien pour assister la restauration effectuée par la Cinémathèque de Toulouse.

Un événement aussi parce que Viva la muerte ! est le premier des sept longs métrages d’Arrabal, qui a de surcroît écrit une centaine de pièces de théâtre, 800 livres de poésie, 14 romans. Compagnon des surréalistes, il a cofondé le mouvement artistique actioniste Panique. Ce film est proche de Goya, de Dali et du Picasso de Guernica : un foisonnement inextricable de visions, évocation de l’enfance et des tracas du réalisateur dans une Espagne déchirée par la guerre civile puis par la dictature de Franco.

Voici donc le jeune Fando qui découvre que sa mère qu’il adore a accusé son père d’athéisme (puisque communiste) et d’antifascisme. Il se met en quête du père, se l’imaginant cruellement torturé… Le tumulte de l’époque autant que le désarroi de Fando motivent une avalanche d’images de souffrance et de haine puisant dans les représentations de la culture populaire autant que dans les références religieuses. La force de cette poésie de l’horreur est toujours opérante et justifie pleinement la restauration de ce film d’avant-garde « magique » qui ne fut pas sans influence sur le cinéma tunisien.

Face au monde

Dans Les Jumelles silencieuses (The Silent Twins, Un certain regard), tourné en anglais en Pologne en plein confinement, Agnieszka Smoczynska raconte l’histoire vraie de sœurs jumelles noires, June et Jennifer Gibbons, qui ne communiquaient qu’entre elles pour échapper à la réalité de leur propre vie. Le film est adapté du best-seller de Marjorie Wallace, une journaliste qui s’est intéressée à elles. Les jumelles adultes sont interprétées pour June par Letitia Wright, qui tenait le rôle de Shuri dans Black Panther (2018) et pour Jennifer par Tamara Lawrance, qui a joué le rôle principal dans la série anglaise sur l’esclavage The Long Song, 2018.

La famille Gibbons vient de la Barbade et les jumelles ont grandi au pays de Galles, la seule famille noire de leur petite ville. Elles développent leur propre langage et leur mutisme vis-à-vis de l’extérieur, y compris leur famille, les conduit à être scolarisées dans un établissement spécialisé puis séparées. Elles refusent alors de s’alimenter jusqu’à être réunies à nouveau. Elles voudraient être écrivaines, concoctent poésies, journaux et récits largement illustrés, mais leurs écrits sont rejetés par les éditeurs. Se disant qu’ils ne sont pas assez ressentis, elles s’intéressent aux garçons, mais la recherche du plaisir se fond dans la douleur. Voulant plaire à un Américain, elles mettent le feu à un lycée et sont placées dans un établissement psychiatrique, le tristement célèbre Broadmoor où elles resteront onze ans… Tout au long de leur parcours, elles développent un imaginaire sordide que le film illustre par des animations de marionnettes en stop-motion issues de leurs propres dessins.

Voici donc le parcours de deux jumelles créatives qui refusent d’affronter un monde hostile. Même lorsqu’elles décident de se différencier, elles n’y arrivent pas vraiment. Cette fusion les mène à la folie et au néant. Elle n’est pour autant pas égale : Jennifer impose à sa sœur leur comportement, au terme de terribles bagarres. Brillant par ses cadres et ses lumières, ainsi que par ses animations, le film est emporté par le romanesque sans que ce récit ne trouve la force d’évocation des Sœurs Brontë ou de Camille Claudel. Pourtant, il s’agit bien là de femmes enfermées car elles étaient trop libres pour trouver leur place dans une société étriquée, peu encline à accepter leur différence.

Une jeune fille noire, Imani, se remémore sa tendre amitié avec le fragile Crimson. It’s Nice in Here, court métrage d’animation du Néerlandais né à Curaçao Robert-Jonathan Koeyers (Semaine de la Critique), pose la question des sources racistes des violences policières. Crimson n’est plus là pour se souvenir mais Imani se souvient de lui, qui « parlait peu mais écoutait bien ». Le policier qui l’a abattu se souvient lui aussi de ce garçon du quartier qui errait seul dans les rues le soir et qui lui disait de s’occuper de ses affaires quand il lui demandait ce qu’il faisait. Le recours à une animation épurée permet d’intriquer ces recours à des souvenirs opposés pour mettre en exergue les projections imaginaires et les déformations chaotiques qui font qu’un homme blanc a priori sans mauvaise intention en vient à considérer dangereux un adolescent soupçonné de vol dans une superette. Et si Robert-Jonathan Koeyers choisit ce sujet, c’est, indique-t-il, qu’il s’interroge dans son travail « comment le fait d’être noir a façonné la personne qu’il est aujourd’hui ». Au-delà de toute posture victimaire ou accusatoire, un constat pour restaurer de l’humanité en dépassant les clichés.

C’est exactement la tentative de l’école mise en scène avec humour et détermination dans La Cour des miracles de Carine May et Hakim Zouhani (qui avaient présenté leur premier film autoproduit Rue des Cités à ACID en 2011)un huis-clos dans une école de cité où une équipe hétéroclite d’adultes, une improbable bande de Pieds nickelés, arrive à changer les choses en agissant ensemble à l’école primaire Jacques Prévert, au milieu des barres HLM en Seine-St-Denis, sur l’idée de l’une d’entre eux d’en faire une école verte plus attractive. Cela devenait une nécessité pour promouvoir la mixité sociale car une école bobo-écolo se construit juste à côté en même temps qu’une résidence huppée.

Voici donc « la cour des miracles », à la fois composée de profs ovnis sans formation et lieu de tous les possibles, filmé en scope pour englober tout le monde ! Carine May sait de quoi elle parle : elle a été professeur des écoles durant une quinzaine d’années, tandis qu’Hakim Zouhani a été animateur socioculturel avec des ateliers de cinéma sur le même terrain à Aubervilliers et La Courneuve. L’arrivée de classes moyennes supérieures dans les cités de la proche banlieue parisienne, attirées par les faibles loyers, s’accompagne d’une ségrégation sociale qui fait que les « enfants de riches » ne se mélangent pas aux « enfants de pauvres ». Zahia (Rachida Brakni), la directrice, se bat mordicus pour son école malgré les budgets ridicules et la difficulté à trouver des enseignants battants. Cela donne de savoureux entretiens d’embauche qui installent un humour permanent. Comment motiver les parents à ne pas demander les dérogations à la carte scolaire ? Ce n’est pas la créativité qui manque… Délibérément inspiré des écoles connectées à l’écologie et la nature, le film a reçu le prix du film éco-responsable ! Souvent désopilant, il regorge de l’énergie de cette bande d’adultes engagés qui tentent tout et plus encore malgré le poids du système incarné par l’inspecteur. Mais il profite aussi de son ancrage dans les lieux où il est réalisé, avec les enfants et parents qui y vivent. Un vrai plaisir, sur une vraie question de société.

 

Le Bleu du caftan de Maryam Touzani (Un certain regard, prix Fipresci de la critique internationale) développe deux thèmes éloignés en parallèle : l’amour transgressif et la transmission. Sa subtilité est de les relier sans jamais le dire. Amour transgressif d’une part car Halim (le comédien palestinien Saleh Bakri) est homosexuel. Il vit avec Mina (Lubna Azabal) mais entretient une relation secrète dans les toilettes du hammam. Lorsque le beau Youssef (Ayoub Missioui) est engagé comme apprenti, il est déstabilisé. Transmission d’autre part car Halim est un mâalem : passionné pour la couture, il confectionne des caftans, un habit de mariée traditionnel qui se transmet de mère en fille et qui exige, quand il est fait à la main, un savoir-faire et une application vertigineux. La beauté du caftan et cet art en perdition résonnent avec la pureté de l’amour d’Halim, aussi bien envers Mina qu’il essaye de satisfaire et « ne pas salir » que dans son attirance pour Youssef, lui-même également amoureux de lui.

C’est bien sûr assez culotté. L’enjeu du film est dès lors de faire ressentir en finesse cet écho thématique. Comme dans Adam (également sélectionné à Un certain regard en 2019, qui posait la question de l’avortement), Maryam Touzani privilégie les intérieurs feutrés et les clairs-obscurs, avec la même directrice de la photo, Virginie Surdej, pour une approche sensible des corps dans des lumières diffuses. On retrouve Lubna Azabal dans un rôle équivalent : à la fois rude, transgressive et humaine, elle campe une Mina contradictoire qui va finalement à l’essentiel. Elle est au centre d’un film émouvant qui vise la tolérance tout comme la préservation de l’artisanat traditionnel. Comme Adam, Le Bleu du caftan cherche une sensualité qui bouscule les tabous et surpasse les refoulés. Son classicisme épuré sert délicatement son propos, même si cette approche retenue, ouatée, sopitive, peut tendre à diluer des tensions qui sont de vrais enjeux de société.

Lubna Azabal accomplit dans Le Bleu du Caftan une véritable performance d’actrice puisqu’on la voit maigrir de façon impressionnante pour faire ressentir la maladie de Mina. Etre acteur ou actrice n’est pas simple, « un métier très dangereux » disait Maria Schneider dans une interview réalisée pour l’émission de télévision Cinéma Cinémas en 1983 où l’actrice met en cause le rapport aux acteurs dans le cinéma. C’est en tombant dessus qu’Elisabeth Suprin, qui travaillait sur sa vie et sa carrière, a pensé à faire son court métrage Maria Schneider, 1983, présenté à la Quinzaine des réalisateurs. Maria Schneider est interrogée sur la scène du Dernier Tango à Paris de Bernardo Bertolluci (1972) où Marlon Brando la maintient de force au sol et utilise du beurre comme lubrifiant pour la sodomiser. Bien que l’acte soit simulé, les larmes de Maria Schneider sont bien réelles, choquée par l’arrivée de cette scène imprévue et le jeu brutal de Marlon Brando. Toujours ramenée à cette scène qui fit scandale, elle se plaint de ne pouvoir s’en détacher, tant psychologiquement que pour sa carrière.

Elisabeth Suprin fait rejouer cette interview à trois actrices qui sont intervenues dans le débat politique sur la place des actrices : Manal Issa, actrice franco-libanaise qui a soutenu la cause palestinienne en brandissant une pancarte sur le tapis rouge du festival en 2018 ; Aïssa Maïga, qui est intervenue sur scène lors des Césars 2020, a mobilisé les actrices noires avec qui elle a publié Noire n’est pas mon métier et est autrice du documentaire Regard noir sur la représentation des acteurs noirs en France, aux États-Unis et au Brésil ; et Isabel Sandoval qui a toujours dénoncé les limites de la représentation des transgenres dans le cinéma contemporain.

Elles amènent quelques modifications et actualisations à ce que dit Maria Schneider, riche de leur vision féministe, intersectionnelle et critique du monde du cinéma. A l’heure de #MeToo et des initiatives des femmes africaines comme le podcast Bas les pattes ! de Kpénahi Traoré ou le hashtag balance ton saï-saï de Fatou Ndeye Kane, mais aussi la table-ronde mémorable du Fespaco 2019, ce court métrage vient rappeler que le mépris et le harcèlement des actrices est encore actuel comme il l’est dans le reste de la société.

 

[1] Précision du hasard, entretien avec Ryûsuke Hamaguchi, in : Cahiers du cinéma 786, avril 2022, p. 15.

  • 51
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire