Femmes et hommes dans les cinémas d’Afrique noire

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Les films d’Afrique noire franchissent depuis longtemps la frontière entre le masculin et le féminin, mais le font de façon très nouvelle ces derniers temps.

La femme au cinéma
Les discours officiels rendent régulièrement hommage au travail et au dévouement des femmes en Afrique. Le Fespaco n’y avait pas dérogé lorsqu’il avait invité à participer en 1995 au colloque « Paroles et regards de femmes. Une façon non-dépourvue d’ambiguïtés de célébrer l’obligation qu’elles ont de se tuer au boulot. Alors que la modernité fragilise le patriarcat, la femme représente la perpétuation de cette émulation qui fait la valeur du village traditionnel ; les films lui rendent volontiers hommage en montrant son endurance et son courage au travail, et se font documentaires pour s’attarder sur les gestes qui font son labeur quotidien.
Mais si le respect de l’abnégation féminine n’est pas absent des films ni ainsi la thématique idéalisée de la mère-Afrique, ils montrent aussi le silence et la soumission forcée des femmes face à la violence qui leur est faite. « Nanyuma, nous enfantons le monde et il nous violente ; patience et résignation sont nos recours ! » dit une femme de Finzan (Cheikh Oumar Sissoko, Mali, 1989).
« Dans une culture africaine, il est plus important d’éprouver que d’exprimer à l’extérieur de soi », me disait la Togolaise Anne-Laure Folly. C’est à ce prix que ses documentaires sur les femmes africaines (Femmes du Niger entre intégrisme et démocratie, 1993, et Femmes aux yeux ouverts, 1994, mais aussi Les Oubliées, 1996, sur les femmes en Angola) trouvent leur qualité d’écoute et d’émotion. Ce ne sont pas ces femmes filmées les unes après les autres dans Saïtane (Oumarou Ganda, Niger 1972) qui la contrediraient. Elles regardent sans intervenir, par-dessus le mur de leur cour, Safi se faire battre par son mari et leur silence en dit plus long qu’une impossible révolte.
Pourtant, le paradoxe frappe immédiatement : ce cinéma essentiellement fait par des hommes passe souvent par les femmes pour interroger la virilité de la société. C’est bien souvent la rébellion des femmes (contre les traditions obsolètes et la condition qui leur est faite) que célèbrent les cinéastes : refus de l’excision, du mariage forcé, des brimades et de l’inégalité des chances dans la société. L’intention dépasse une simple logique scénarique soucieuse d’inclure des contraires. La femme est surtout vue comme celle qui se soulève, qui refuse un ordre établi qui la réduit. Nanyuma n’hésite pas à fuir à plusieurs reprises le cercle de la communauté pour échapper au mariage forcé dans Finzan comme le font d’autres femmes dans Le Wazzou polygame (Oumarou Ganda, Niger, Grand prix du premier Fespaco en 1972), Wend Kuuni (Gaston Kaboré, Burkina Faso 1982), Histoire d’Orokia (Jacob Sou et Jacques Oppenheim, Burkina Faso-France 1987), Baoré (Maurice Kaboré, Burkina Faso, 1992) ou Mossane (Safi Faye, Sénégal, 1990-96). Refuser la consommation du mariage sera un autre recours, comme dans Maral Tanié (La Seconde épouse, Mahamat Saleh Haroun, Tchad, 1994) où Halimé, 17 ans, se dit : « Je l’emmerderai jusqu’à ce qu’il me répudie, et ce jour-là, je serai libre ! »
« Pour réussir, il faut savoir trahir, disait déjà Soma dans Yeelen (Souleymane Cissé, 1987). C’est plutôt cela qui intéressait les cinéastes : plutôt que de remettre globalement en cause le patriarcat en l’analysant en profondeur, cette révolte toujours dramatique des femmes leur a donné la trame nécessaire pour bousculer le public. La rébellion féminine leur semblait emblématique d’une possible révolte pour la remise en cause des traditions, c’est-à-dire des normes en vigueur. Ils s’engageaient ainsi pour le changement social en général.
Si bien que lorsqu’il s’agissait de désigner à ce même public des figures de l’Histoire propres à mobiliser les énergies de résistance, ce sont souvent des héroïnes que choisirent les cinéastes, comme la reine Sarraounia mise en scène en 1986 par Med Hondo (qui s’oppose aux colons français), la princesse du Ceddo d’Ousmane Sembène (1976) qui tue le marabout-roi imposant une religion étrangère ou Shola, l’esclave rebelle du Sankofa d’Haïlé Gerima (1993).
Evolution moderne
Une image somme toute très masculine de la femme. Mais c’est justement cette façon de contredire le sens commun qui donne force aux fictions cinématographiques. Il n’est ainsi pas nouveau que les cinéastes franchissent la démarcation habituelle entre le masculin et le féminin, ce passage du Rubicon offrant les trames scénariques idéales à une intervention dans le domaine socio-politique.
Ce qui est nouveau par contre, c’est que les cinéastes passent d’une éloge de l’insoumission à une interrogation profonde du rapport entre les hommes et les femmes. En explorant les arguments échangés dans les conflits relationnels ou de couples, ils appellent à une réflexion sur la responsabilité de chacun, dans la relation bien sûr mais partant aussi dans la société. Ils posent ainsi la remise en cause des rapports entre hommes et femmes comme un thème susceptible en lui-même d’interroger le devenir de l’Afrique aujourd’hui. Pour cela, ils se focalisent sur l’exploration de l’intimité du rapport et non plus sur la transgression de la règle établie afin de bousculer le spectateur et l’enjoindre à réfléchir son rapport au monde vers une plus grande responsabilité.
Fait nouveau, en privilégiant l’incertitude et le doute, ils se remettent eux-mêmes en cause, n’hésitent pas à prendre des risques aussi bien dans la forme que dans le fond, et en vont même parfois à se mettre eux-mêmes en scène en jouant à l’écran leur propre rôle. Ils décortiquent alors les contradictions en vigueur dans les arguments archétypiques tant masculins que féminins que l’on retrouve sur toute la planète, le féminin se réclamant plutôt du domaine de l’âme et de l’affectivité, mettant en avant le plaisir (justifié par des principes : il est normal de…), le bien-être, la passion, la joie de vivre et la libido, tandis que le masculin met davantage en avant le logos et l’esprit à l’aide de principes (justifiés par le plaisir), de convictions sacrées et d’une certaine morale de l’effort.
Films de femmes
Cela passe d’abord par la revendication de la liberté des femmes, à commencer par celle de leur corps. Et ce sont logiquement les femmes cinéastes qui prennent ce sujet à bras le corps. (1) La Burkinabè Fanta Regina Nacro termine ainsi son 32 mn Puk Nini (Ouvre les yeux, 1995) sur une chanson de Rika Zaraï : « Ce soir nous allons danser sans chemise, sans pantalon ». Une femme trompée par son mari, une fois la colère passée, essaye de comprendre pourquoi il lui préfère une prostituée de luxe et finit par s’accorder avec elle. Cette connivence l’ouvre à une véritable renaissance. Car c’est bien souvent de renaissance que parlent les films réalisés par les femmes : les combattantes de la Chimurenga, la guerre de libération, s’émancipent dans Flame (Ingrid Sinclair, Zimbabwe, 1996) et se confronteront au patriarcat dans la société libérée ; Saïkati quitte le village pour devenir médecin mais y reviendra différente pour échapper à la prostitution (Ann G. Mungai, Kenya, 1992)… Mais rares sont encore les fictions de long métrage réalisées par des femmes d’origine africaine. Une pléïade de documentaires ont par contre vu le jour ces dernières années. A travers la diversité des thèmes abordés se profile la revendication d’une reconnaissance, tant de l’injustice de leurs conditions de vie (2) que de ce qu’elles apportent à la société. Mais elles ne dénoncent pas seulement la hiérarchie dans les rapports de couple, la charge de travail, les mutilations sexuelles ou l’inégalité et la violence qu’elles subissent : elles considèrent comme leur combat la lutte contre les conflits et toutes les formes d’oppression. Ce faisant, elles affirment par un féminisme modernisé ne pas être les seules victimes du patriarcat et épousent en bousculant les codes sociaux la perspective commune des cinéastes qui tendent à subvertir leur société.
Films d’hommes
Du côté des films récemment réalisés par des hommes, trois me semblent exemplaires de la démarche actuelle de redéfinition du masculin et du féminin et de la remise en cause des rapports.
1) Dans La Fumée dans les yeux (1998, 23 mn), le Camerounais François Woukoache met en scène le désir de Bwesi, jeune cinéaste africain, envers Malou qui vient passer le week-end chez lui. Tout s’annonce bien au départ et Bwesi met allègrement en cause la relation traditionnelle :
« Tu conduis ?
– T’as des problèmes ?
– Je suis un homme moderne : place aux femmes !
– Ouais, quand on va rentrer au pays, la modernité deviendra un vague souvenir… »
La caméra s’amuse par des gros plans sensuels sur les mains coupant tomates et oignons à établir la tension dans la cuisine durant la préparation du repas. Mais le même couteau tiendra Bwesi à distance lorsqu’il se permet d’embrasser Malou dans le cou. Plus tard, travaillé par son désir, Bwesi écoute les conseils de son ami Vital : « Brutalise-là ! » Mais Malou est travaillée par son désir d’enfant ; la caméra la saisit se labourant des mains le visage ou se les passant sur les cuisses et le ventre alors que la bande-son est une douce berceuse. Lorsque Bwesi essaye de la prendre de force, ce n’est bien sûr pas la bonne méthode :
« Si tu veux avoir ce que tout le monde a eu, tu peux l’avoir, mais tu n’auras pas les bijoux qui vont avec !
– Je suis désolé…
– Pourquoi t’es désolé ? Je veux que tu me dises pourquoi t’es désolé !
– Je sais pas, c’est pas ce que je voulais.
– Si.
– Non, c’est pas ce que je voulais.
– Si, bien sûr que si. C’est le cu que vous avez dans la tête, hein ? »
Vieux malentendu qui nous fait confondre plaisir et amour, et croire narcissiquement que le corps de l’Autre comblera par lui-seul notre manque, jusqu’à ce que la reconnaissance de l’Autre permette de rétablir la relation : « Ça te dirait d’être un papa moderne ? » dira finalement Malou.
Dans Fragments de vie (2000), Woukoache poursuit sa réflexion sur les conséquences et la violence des modèles machistes, alignant en flashs les images colportées par les média et les bandes-dessinées. Il va jusqu’à orchestrer la vengeance d’une femme contre un commissaire qui avait tué son père lorsque celui-ci s’interposait alors qu’il cherchait à forcer sa mère. Utilisant ses charmes pour l’amadouer, elle l’assassine et l’émascule, déclarant le lendemain à sa mère qu’elle est guérie. Nous sommes au cinéma : le meurtre symbolique de l’Autre permet la reconstruction de l’image de soi. De même, dans Le Génie d’Abou (1997, 9 mn), l’Ivoirienne Isabelle Boni-Claverie mettait en scène le meurtre rituel d’un femme blanche bien en chair par un sculpteur noir sous l’œil vigilant d’une femme noire. Là encore, le rite artistique est agressif, libération de l’emprise (maternelle) de l’Autre, préalable à la création, au langage, à la reprise en mains de sa vie.
2) Dans Fragments de vie, l’ouverture est aussi à la fin du film, par le retour d’un père, le rétablissement de la relation. Expérience du manque de l’Autre mais aussi expérience de son propre manque, de sa perte d’identité que l’Autre donne à vivre dans l’amour. C’est ce que théorise entre autres choses Bye bye Africa du Tchadien Mahamat Saleh Haroun (1999). Un cinéaste retrouve à Ndjaména une femme connue lors d’un autre tournage. Il essaye de reprendre leur relation amoureuse. Isabelle jouait le rôle d’une malade du sida. Le public faisant mal la différence, son entourage la rejette et elle demande au cinéaste de l’emmener avec lui. Il l’envoie lâchement balader, ce qui n’ira pas sans de dramatiques conséquences. C’est cette capacité à se mettre en danger, à prendre des risques dans la forme comme dans le fond, à poser des questions sans réponses, à explorer l’humain sans concession qui fonde une nouvelle écriture d’autant plus réjouissante qu’elle actualise une des fonctions essentielles du cinéma : aider chacun à se regarder en face pour la responsabilisation de tous.
Ce cinéma n’est ainsi pas moins politique que celui de ses précurseurs. Mobilisant des moyens très limités, il a par ailleurs l’avantage de jouer la carte de l’indépendance. En bonne logique, il travaille avant tout l’improvisation, les détails quotidiens qui font sourire, le témoignage direct face à la caméra comme lors du casting, la personnalisation du propos. Haroun cite Godard : « le cinéma fabrique des souvenirs ». Ce cinéma de mémoire est ainsi celui de la sincérité et sans doute le meilleur cadeau à faire au spectateur. Haroun finit d’ailleurs par offrir sa caméra à son jeune cousin pour qu’il filme la famille et comble la distance de l’exil : lui aussi pourra filmer la vie avec ce regard qui sait dire « ça me regarde »…
3) Isabelle révèle ainsi ses failles à Haroun. C’est ce que veut l’amour : sous l’effet des pulsions de l’Autre, la révélation de l’être, son renouveau. C’est toujours d’amour qu’on est malade ! Le Congolais (RDC) Zeka Laplaine l’illustre clairement dans (Paris : xy), une équation mathématique qui n’a pas forcément de solution, car ce cinéma ose l’incertitude. On reconnaît les deux chromosomes dans le titre : notre sujet n’est pas loin ! Max (ici encore interprété par le réalisateur) avait promis à sa femme blanche Hélène de partir en vacances en compagnie de leurs enfants. Son travail l’en empêche et ses réactions machistes n’arrangent pas les choses : elle le quitte. Le manque s’installe. Il prend conseil auprès d’un ami, d’un voyant, il résiste, il cherche. Même sa maîtresse Keba ne lui est d’aucun secours, ce qui la pousse à mettre les pieds dans le plat et à bloquer l’issue encore davantage. Max fera finalement le siège de la maison où Hélène s’est réfugiée… « Cessez d’avoir peur », crie le voyant dans la rue : déstabilisé, Max dépasse peu à peu ses craintes pour prendre lui aussi conscience de ses failles. Sa femme le force à faire le voyage qu’il refusait, celui d’une interrogation de sa virilité, celui d’une quête d’identité, d’une quête de mémoire donc, celle qui lui redonnera vie.
Venu à Ndjaména à la suite de la mort de sa mère pour y retrouver son père, le voyage du Haroun de Bye bye Africa était aussi une interrogation de la mémoire et des impasses de la transmission dans une ville où la vidéo et la guerre ont chassé le cinéma. « Cherche les esprits », crie encore le voyant de (Paris : xy) : la mémoire chasse le narcissisme en ouvrant à la recherche de l’Autre – non pas seulement la mémoire du souvenir, mais celle qui appelle à être présent au monde. Car de tous temps, les hommes et les femmes vont chercher à l’extérieur de leur propre clan leur être le plus cher. De diverses origines, ils s’aiment, se désirent, s’accouplent et font de l’Autre leur plus proche en démultipliant ainsi les cultures, en créant des entre-deux culturels, des métissages féconds de tant de contradictions et de pluralités. De tous temps, ils remettent en cause en se déchirant et en s’aimant la définition du masculin et du féminin. En s’en faisant le témoin dans le temps présent, les cinémas d’Afrique, loin de tout prophétisme idéologique, jouent pour leur société future la responsabilisation de chacun. 

(1) Sur les films réalisés par des femmes, se reporter à Les femmes réalisatrices en Afrique subsaharienne, article de Sophie Hoffelt dans L’Afrique politique : Femmes d’Afrique (Karthala, 1998), pp.21-44, et à l’article de Michel Amarger dans le catalogue du festival du film de femmes de Créteil 1998. Lire également Feminist Approaches in African Cinema, la quatrième partie du récent ouvrage dirigé par Kenneth W. Harrow, African Cinema – Post-colonial and Feminist Readings (Africa World Press, 1999), ainsi que Sisters of the Screen – Women of Africa on Film, Video and Television de Beti Ellerson (Africa World Press, 2000) qui reprend les interviews réalisés par l’auteur dans le cadre de son émission de télévision, et Black Women – Film and Video Artists de Jacqueline Bobo (Taylor & Francis, 2000). On trouvera également des articles intéressants dans African Experiences of Cinema, dirigé par Imruh Bakari et Mbye Cham (British Film Institute, 1996) et sur le site africultures.com les interviews et critiques publiées dans la base de données cinéma africain.
(2) Ce qui ne va pas sans leur attirer des ennuis. En 1995, la Tchadienne Mahamat Zara Yacoub a été l’objet d’une fatwa de l’autorité musulmane pour avoir soulevé la question de l’excision dans Le Dilemme au féminin. En 1996, ce ne fut pas sans mal que la Zimbabwéenne Ingrid Sinclair réussit à surmonter les attaques contre Flame : saisie des bobines au tournage, interdiction du film à sa sortie…
///Article N° : 1738

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