Nouveautés du livre

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Place des fêtes, de Sami Tchak, Gallimard, Coll. Continents noirs, 2001
Dans un texte célèbre : De la littérature considérée comme une Tauromachie(1939), Michel Leiris évoquait le souhait d’introduire ne fut-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans une œuvre littéraire. Ce projet, le romancier togolais Sami Tchak le réalise avec Place des fêtes : il y décrit de manière iconoclaste et « violente » la condition de l’immigré africain en France. En prenant comme protagoniste un héros sans nom, sans biographie particulière et sans épaisseur psychologique, Tchak montre que ce personnage aurait pu être n’importe quel immigré (étudiant, travailleur, etc ). La construction circulaire du roman dans un espace clos renforce l’absence d’horizon dans les vies des personnages. De sorte que le discours du narrateur, qui repose essentiellement sur l’insolence et le ressassement, met ces vies en exergue, tandis que la structure en exprime d’autant mieux l’impasse existentielle que les choses ne sont pas dites mais suggérées. Il y a chez Tchak comme une volonté de faire boire au lecteur jusqu’à la lie ce vin amer qu’est sa triste condition. Omniprésent, le sexe joue ici un rôle polysémique. Du point de vue du pacte de lecture, il a une valeur marchande comme on l’a déjà vu chez Houellebecq, Christine Angot, Virginie Despentes. Mais le sexe a également une fonction symbolique : il est le moyen par lequel l’auteur transgresse les tabous sociaux – inceste, désacralisation de la mère africaine longtemps béatifiée par les écrivains africains (Camara Laye, Amadou Hampâté Bâ, Ahmadou Kourouma, etc.), dérision du père , qui est dans une certaine mesure le double du héros (celui-ci se voyant dans la vie de celui-là), critique acerbe des « intellectuels », qui sont réduits ici à leur réel statut : celui de mendiants arrogants et hypocrites.
Et c’est peut-être ici que Sami Tchak innove réellement. Les écrivains africains et les intellectuels ont longtemps dénoncé les indépendances de pacotille et les dictateurs ; c’était pour eux une façon de s’exclure de cette critique. En instruisant le procès de ces clercs, Tchak joue d’autodérision. Tout comme il critique l’attitude de l’immigré africain, éternel victime de l’histoire ou du racisme de l’Autre, il prend (par le biais de son héros) le contre-pied de ce discours. Non seulement, il montre que le Noir peut aussi avoir des préjugés séculaires sur l’Autre, mais il tente aussi de comprendre le discours du raciste sur l’Africain, du moins les conditions qui rendent ce discours possible. Ce qui ne va pas sans prêter le flanc à des malentendus : le lecteur pressé et distrait pourrait croire à un discours Le Peniste. Ce serait oublier toute la charge ironique du roman, car le propre d’un discours ironique est précisément son ambivalence.
L’originalité de ce roman réside ainsi dans le fait qu’il refuse de peindre le monde en noir et blanc. Il est en fait bâti sur des paradoxes. A première vue, il renvoie les racistes et les antiracistes dos à dos ; à la réflexion, il fait l’éloge de la tolérance. Par ses nombreuses scènes sanguinolentes, bondées de spermes et de pets, ce livre donne l’impression d’être amoral. Mais il est au fond très moral (la morale dans la littérature étant justement l’absence de toute morale). Il se veut répétitif, dépourvu de sens. Mais il est une méditation sur ce que Bourdieu appelle la misère du monde. Par sa cruauté et son cynisme, ce roman semble écrit par un disciple de Diogène, mais il est plein de tendresse (cf. la scène où le père rapatrie son propre corps)
Ecrite dans une langue fluide et poétique, ce roman radicalement critique se situe dans la lignée d’une « littérature de désacralisation » pratiquée par d’illustres prédécesseurs : Bataille, Gombrovitch, Ouologem, Voïnovitch, etc. Il constitue à coup sûr un tournant dans l’histoire de la littérature africaine :’il nous dessille les yeux et nous oblige à revoir nos certitudes. B.M.-M.
Garçon manqué, de Nina Bouraoui, Ed. Stock, 197 p., 95 FF.
A 33 ans à peine, Nina Bouraoui est déjà une chevronnée de la littérature. Son premier texte, La Voyeuse interdite, avait obtenu le Prix du Livre Inter 1991 et s’était vendu à 150 000 exemplaires. Garçon manqué, son sixième roman, est une réflexion tourmentée, racontée sur un rythme nerveux, autour de la double culture et des rapports hommes-femmes dans une société algérienne à la recherche de repères. Née de père algérien et de mère française, l’auteur, qui a passé une partie de son adolescence à Alger, semble avoir gardé les traces douloureuses de cette double dualité France-Algérie et Homme-Femme. « Ici je suis une étrangère. Ici je ne suis rien. La France m’oublie. L’Algérie ne me reconnaît pas. Ici l’identité se fait. Elle est double et brisée… Ici je déteste la France. Ici je sais la haine. Ici je suis la fille de la Française. L’enfant de la Roumia. Ici je porte la guerre d’Algérie. Ici je rêve d’être une Arabe. Pour ma grand-mère algérienne. Pour Rabiä Bouraoui… » Ce qui ronge la société algérienne reste sa domination par les hommes. Ces derniers sont à l’image du soleil qui baigne ce pays : omniprésents, dominateurs, riches à la fois d’une bonne et d’une mauvaise fougue. Fougue d’amour, fougue de haine et de mépris. Fougues qui condamnent la narratrice à chercher à masquer sa féminité, à jouer à l’homme pour être enfin libre : « A force de jouer, je gagne. Je sais l’odeur de l’homme. Ma nouvelle odeur. Une illusion (…) Je sais le désir de l’homme. Je sais sa folie. J’en ai la tête qui tourne. Mon corps est le centre de la terre. Je romps mon identité. Je change ma vie. Sentir mon ventre dur. Ma poitrine musclée. Mes épaules fortes. Se nier. Voir un autre visage dans le miroir. » Se nier pour être tolérée par le groupe dominant. Une liberté en trompe l’oeil, une liberté fuite en avant, une liberté qui emprisonne les tyrans et les tyranisé(es). Un livre à mettre entre les mains de tous les machistes de la terre. F.C.
Mausolée, de Brigitte Smadja., Ed. Actes Sud, 166 p., 2001.
Sylvain, saxophoniste parisien à la petite semaine, fauché comme les blés, fait la rencontre à Paris de Mabrouk, un jeune Tunisien à la fortune aussi immense que douteuse. Considérant qu’il en a soupé de la précarité, Sylvain refuse de se poser des questions et se contente de gérer les affaires courantes de son bienfaiteur. Jusqu’au jour où il décide de retourner à Tunis pour racheter le vieux casino que possédait son père avant un exil plus ou moins forcé. Sylvain a donc envie d’une sorte de retour aux sources. Il en profite pour entraîner Magda, sa soeur cadette si proche mais avec qui il avait rompu les liens. Il lui donne rendez-vous à l’aéroport de Tunis-Carthage, mais ne viendra jamais l’y attendre. Et pour cause : Sylvain a compris un peu tard que Mabrouk venait de l’embarquer dans une histoire mafieuse en relation avec le pouvoir local. Il est poursuivi durant des jours par ses futurs assassins et désespérément recherché par sa soeur. Parti à Tunis pour reconstruire le Palais de ses souvenirs, Sylvain a fini par s’y fabriquer un mausolée. Quant à Magda, elle ne retrouve à Tunis ni son frère ni son enfance qu’elle avait longtemps occultée. Si le style est agréable, presque trop clean, il faut reconnaître que l’intrigue manque d’épaisseur et que le ton manque de conviction et de chaleur. L’auteur n’arrive pas à créer l’atmosphère pesante qu’est censée être celle d’une société tunisienne soumise à une dictature. Plus dommageable, certains clichés s’attaquent plus aux Tunisiens et aux Tunisiennes qu’au pouvoir absolu de Ben Ali . F.C.
Le Cri du muet, Abdoul Ali War (Mauritanie), éditions Moreux, collection Archipels littéraires, Paris, 2000, 79 FF.
Djamila, Hartani, Sidina et Issagha se retrouvent au chevet de leur mère malade : Lalla Aïcha est en train de mourir cependant que dehors, le pays agonise, vivant ses dernières heures de répit face à la gangrène xénophobe qui commence son oeuvre. Le va-et-vient entre histoire collective et individuelle sera constant tout au long du roman : l’agonie de la mère s’inscrit dans la vague de violence meurtrière qui soulève le pays, la mère devenant l’allégorie par excellence d’un pays malade en proie à la haine de l’étranger. C’est dans ce climat de haine et de mort que chacun commence à dérouler le fil de son existence. Les souvenirs affluent et permettent de brosser les caractères de ces frères et soeurs désunis. Au milieu de cette galerie de portraits, il y a Hartani, ce fils au parcours singulier enlevé très tôt à sa mère et devenu esclave ; ce fils perdu puis retrouvé de nombreuses années plus tard ; ce fils muet qui s’est volontairement exilé du monde des hommes en attendant un jour meilleur : ancien esclave évadé, il n’a plus d’identité et décide de s’enfermer dans le silence jusqu’à ce qu’il puisse se reconstruire à nouveau. « Le jour où il parlerait serait la renaissance d’un autre Hartani. » (p.85). Mais cette renaissance ne peut exister dans un pays qui a commencé la chasse à l’étranger. Parti à la recherche de lui-même, Hartani n’arrive pourtant pas à « être autre » dans une société qui tue la différence. C’est là toute la contradiction de ce personnage qui choisit le mutisme comme arme dans un monde où la parole – celle qui engendre la rumeur – peut devenir meurtrière. Abdoul Ali War utilise le motif de la quête : ce n’est pas dans sa fuite qu’Hartani évoluera mais dans son immobilité et son silence. Ce roman de formation raconte les aventures d’un homme qui, dans l’expérience de sa solitude, découvre finalement la solidarité qui l’unit à sa communauté, devenue pour l’heure sa nouvelle famille. E.B.
Le nouveau cri et récidive (mots pour maux), Poèmes de Zakari Dramani-Issifou 32 et 60 p., Ed. Le Luy de France, 1999
Zakari Dramani-Issifou n’a été révélé aux Béninois qu’en 1986, quand il a obtenu le Prix de l’Académie française avec son deuxième recueil de poèmes « Récidive (mots pour maux) ». Paradoxe pour un historien béninois qui a aujourd’hui 60 ans et qui a consacré toute sa jeunesse à une vie militante pour l’intelligentsia africaine, avant de s’installer en Basse-Normandie où il est enseignant et conseiller municipal. Il a fallu treize ans pour le voir remonter le temps avec « Les dires de l’arbre mémoire« , un troisième recueil de poèmes, et la ré-édition simultanée par Le Luy de France, de « Récidive… » et « Le nouveau cri » (premier recueil, dont la première édition date d’une trentaine d’années). Tout comme sa vie, la poésie de Dramani-Issifou est essentiellement militante, même si des élans lyriques la ponctuent. C’est « la voix de la liberté qui toujours porte le sceau de la victoire », ce sont « des rêves de luttes et de victoire ». C’est toute une jeunesse qui se renouvelle sans cesse par le pouvoir du verbe et la complicité distanciée avec la source où chaque année, le poète continue de boire. C.A.
Almamy – une jeunesse sur les rives du fleuve Niger, par Almamy Maliki Yattara et Bernard Salvaing, préface d’Adame Ba Konaré, Grandvaux 2000, 450 p., 149 FF
Almamy Maliki Yattara est né dans les années 20 dans la boucle du Niger et l’historien Bernard Salvaing a recueilli sa parole. Fermez les yeux : c’est un sage qui conte sa vie au coin du feu, son enfance au bord du fleuve, l’école coranique, ses mariages, ses chasses, jusqu’aux leçons de tolérance de son maître soufi – un quotidien où la compréhension du monde s’éclaire si l’on reconnaît les génies et où s’affirme l’humanité rassemblant les hommes qui croient que le futur sort du passé. Respectant la beauté des formules et la saveur du langage, ce récit oral d’une vie particulière a la profonde dignité de la mémoire d’un peuple. O.B.
D’un marabout l’autre, de Georges Lapassade, Photographies de Frédéric Damgaard, éd. Atlantica, coll. Transhumances, 2000, 102 p., 119 FF.
Regards sur Essaouira, de Georges Lapassade, Ed. Traces du Présent, Maroc, 2000, 166 p.
Ce qui réjouit à la lecture de Georges Lapassade (dont on lira l’interview dans le dossier Africanité du Maghreb du n°13 d’Africultures), c’est son implication et son interrogation constante sur la valeur de ses dires. Ces deux livres aux sujets fort sérieux sont davantage des récits personnels que des traités. Le premier décrit la marche de la confrérie maraboutique des Regraga en pays Chiadma au sud du Maroc. Il est illustré des photos sensibles parce que respectueuses du galeriste d’Essaouira Frédéric Damgaard (cf également Africultures 13, sur les peintres singuliers et les Gnawa). Le deuxième reprend les premiers textes de Lapassade sur Essaouira et la culture souirie. Ce n’est pas l’anecdote qui intéresse ces deux hommes, mais le fond d’une culture qu’ils essayent de comprendre et d’approfondir par un contact prolongé depuis une trentaine d’années. « Je cherche toujours à faire entrer le social maghrébin dans ma logique d’Occidental« , avoue Lapassade (p.114). Mais c’est justement parce qu’il se pose la question de l’extériorité de son regard qu’il ouvre les portes de la compréhension. O.B.
L’immigration algérienne en France des origines à l’indépendance, de Jacques Simon, éd. Paris Méditerranée, 412 p., 145 FF.
A l’heure où la France refuse paradoxalement de régulariser ses sans papiers tout en débattant d’une ouverture des frontières pour éponger un probable déficit de main d’oeuvre, ce livre tombe à pic. Il rappelle d’abord combien la présence algérienne en France est ancienne (1890) et que son essor intervint lorsque l’intégration de l’Algérie dans l’économie française est devenue totale, les immigrés algériens devenant « un prolétariat ne subsistant que par la vente de sa force de travail ». Cet essor dut également attendre le développement des moyens de communication entre la France et l’Algérie et surtout l’assouplissement de la réglementation concernant la circulation des « indigènes ». Le premier conflit mondial auquel participe massivement les Algériens (1/3 de la population active est mobilisée comme combattants ou travailleurs) va accentuer la présence algérienne, particulièrement dans les grands centres urbains (Région parisienne, Nord, Bouches du Rhône…). La population française soufflera le chaud de la solidarité (pendant la guerre) et le froid de la haine (dès 1920). Après une période de repli sur elle-même, la communauté des travailleurs algériens va s’impliquer davantage dans le mouvement politique et syndical, particulièrement au sein du PCF et de la CGT, avant de créer dès 1926 son premier mouvement, l’Etoile Nord Africaine sous l’impulsion de Hadj Ali, vite supplanté par Messali Hadj – ce dernier devenant un dirigeant mythique, notamment à la tête du PPA qu’il fonde en 1937 puis du MTLD. La prise de conscience et l’organisation de l’émigration algérienne va jouer un rôle considérable sinon essentiel dans le développement du mouvement national libérateur de l’Algérie. Les déceptions de l’après Première guerre mondiale, les massacres qui ont suivi le 8 mai 1945 à Sétif, son statut de population de seconde zone, ont transformé cette immigration en creuset de l’identité algérienne. C’est ce long et complexe cheminement que l’auteur décrit avec une réelle réussite. F.C.
Les femmes dans la littérature africaine – portraits, de Denise Brahimi et Anne Trevarthen, Karthala/CEDA/ACCT, 1998, 238 p.
Il est rare que ce genre de textes se détache de l’hermétisme universitaire pour être lisible du grand public. C’est le cas ici et c’est très bien, car ces portraits ouvrent les yeux et nous en apprennent davantage que tout discours savant. Puisés tant dans la littérature francophone qu’anglophone, masculine que féminine, ils dépassent les clivages pour constituer une véritable galerie de la représentation de la femme en Afrique. Lucidité et audace côtoient humour et tendresse pour aborder la délicate condition des femmes. Les auteurs reconnaissent elles-mêmes avoir choisi deux axes « sans doute réducteurs » : l’un historique, l’autre mythique. Le premier permet de brosser les évolutions tandis que le deuxième dégage des traits constants en expliquant le réel à travers l’imaginaire. On s’en contentera donc, car on en apprend à chaque page : ce livre constitue une référence essentielle pour la connaissance tant des femmes que de la littérature africaines. O.B.
Le Mouvement noir au Vénézuela – revendication identitaire et modernité, d’Alain Charier, L’Harmattan 2000, 352 p.
Ce livre développe une idée force abordée dans les dossiers d’Africultures consacrés aux diasporas noires américaines (Cuba l’Africaine n°17, Brésil noir n°34, etc.) : leur revendication est essentiellement la reconnaissance de leur culture. Cernant les recherches identitaires de la communauté noire après avoir dressé le tableau de son implantation et des discriminations, cette étude sociologique de terrain montre que le mouvement noir, plutôt que de jouer la carte utopique de la rupture, s’oriente à la faveur de la globalisation vers une identité noire transnationale que renforcent l’intégration régionale et les liens de solidarité. Cette étude extrêmement fouillée et documentée éclaire un domaine peu étudié et s’inscrit comme un ouvrage de référence dans le débat sur la multiculturalité. O.B.
Afrique, l’art des formes, de Marc Ginzberg, Seuil/Skira, 320 p. et 228 ill. coul., 500 F.
Bagues ethniques d’Afrique, d’Asie et d’Amérique, d’Anne Van Cutsem ,Seuil/Skira, 224 p. et 180 ill. coul., 295 F.
De tous temps, les artisans se sont faits artistes pour façonner les objets usuels (chaises, calebasses, portes, serrures, cloches, armes etc) et les bijoux. Selon un phénomène d’appropriation bien connu, ceux d’Afrique se retrouvent dans les musées occidentaux ou cachés dans les collections privées. Mais alors que nombre de livres présentent les statues ou les tissus, ces objets moins édifiants avaient peu été élus par les éditeurs. Pourtant, quelle qualité plastique et quelles preuves de la richesse et de la diversité de la culture africaine ! La sélection qu’en proposent ces deux livres est accompagnée d’intelligents commentaires renseignant sur les matières et les fonctions. O.B.

///Article N° : 2054

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Les images de l'article
Photo tirée de la couverture de Mausolée © DR





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