Les silences de l’Histoire

Entretien de William Tanifeani avec Gloria Rolando (Cuba)

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Documentariste reconnue, Gloria Rolando vient de réaliser son premier film de fiction, Raices de mi corazón (« Les racines de mon cœur »), qui traite du massacre de Noirs cubains en 1912.

Pourquoi ce film ?
Il s’agissait de prendre l’histoire d’un famille cubaine pour sujet. Le personnage principal, Mercedes, vit à La Havane avec ses enfants, et découvre l’histoire de ses arrières grands-parents, sur laquelle la famille fait silence, rattachée à un épisode de l’histoire cubaine lui aussi passé sous silence : le Parti des Indépendants de Couleur, fondé en 1902, et « la guerrita de los negros » (la petite guerre des Noirs). Lorsque les membres de ce parti ont constaté qu’ils n’obtenaient rien par la voie légale des requêtes adressées au gouvernement du président José Miguel Gómez, ils ont décidé d’organiser un soulèvement dans la partie orientale de l’île en demandant que le parti soit légalisé. Cet épisode culmine en 1912 avec un massacre où il y eut beaucoup de morts, beaucoup de disparus. Personne ne sait ce qui s’est passé, et surtout, le nom donné à cet épisode est particulièrement malvenu, car parler de « guerrita de los negros » signifie que ce sont les Noirs qui ont pris l’initiative d’une guerre raciale.
J’ai voulu faire le lien avec le présent à travers un personnage contemporain, car beaucoup d’entre nous comptent peut-être parmi leurs ancêtres des personnes qui ont été liées au Parti des Indépendants de Couleur ou qui sont mortes lors du massacre. Et par la suite, on n’a plus jamais entendu parler d’elles. Je ne voulais pas séparer présent et passé, à travers le regard d’une femme et une histoire transmise de l’arrière grand-mère à la grand-mère, la mère jusqu’à la petite-fille. Une histoire triste, une histoire d’amour, où tout est lié : l’histoire-fiction, l’imaginaire et l’histoire réelle.
Comment le film a-t-il été reçu à La Havane ?
Il a été projeté à la Bibliothèque Nationale, c’est-à-dire devant un public très divers, qui comprend aussi bien des gens du peuple que des acteurs, des historiens, des politiques. La réaction a été très intéressante. D’abord, il s’agissait d’un sujet tabou, et ce tabou a été levé. Pour beaucoup, c’était la première fois qu’ils en entendaient parler de cette haute trahison des idéaux d’Antonio Maceo et de José Martí. Jamais personne n’aurait pu imaginer qu’après un massacre aussi monstrueux, on ait pu organiser un banquet dans le Parque Central, et que la presse de l’époque fasse ostentation du fait que la table centrale du banquet ait été dressée face à la statue de l’immortel José Martí. La fin du film est terrible et le public est resté totalement silencieux, très grave. Il avait besoin de digérer cette histoire. Par ailleurs, le public a beaucoup apprécié que l’on voie à l’écran une famille noire, ce monde de photos de familles, de souvenirs. J’aurais beaucoup aimé en faire un documentaire, mais cela impliquait de traverser toute l’île, et avec quels moyens ? Je vis à La Havane, et devais donc raconter mon histoire depuis La Havane. J’ai trouvé au cours de mes recherches ce lien avec l’épisode qui a suivi le massacre, l’histoire du Parque Central, de la statue de Martí et du grand banquet. Et à certains moments du film, l’intrigue se noue autour du fait que Mercedes a en sa possession des coupures de journaux qui relatent ces événements. Cette histoire de famille se déroule sur une journée au cours de laquelle Mercedes, qui se trouve en compagnie de son amie, a reçu de sa famille une enveloppe contenant des photos de famille et les extraits de journaux. Ce soir-là, elle est chez elle, elle attend sa mère, qui lui apporte les photos des arrières grands-parents, et c’est au cours de la conversation avec sa mère qu’elle apprend un certain nombre de détails. Pourquoi n’était-elle pas au courant ? Parce que sa grand-mère ne voulait pas que soient révélés ces événements. Ensuite, la narration passe d’une forme plutôt réaliste au monde des rêves, et dans cet univers onirique apparaissent le personnage de la Mère des songes, celui du vieux Mambi, avec sa canne dont le pommeau représente deux visages sculptés, qui raconte l’histoire, et les morts du massacre. Un des personnages demande sans cesse s’il « est possible de connaître la vérité à travers les rêves ». Mercedes la découvre par l’intermédiaire de La madre de los sueños (La Mère des rêves) et de El Espíritu de la Noche (L’esprit de la nuit) dont l’emblème est la canne sculptée aux deux visages et qui déclare : « L’apparence n’est pas la vérité. Ce que tu vois fait partie de ce qui est, mais ce n’est pas tout ce qui est. Les choses ont deux visages ». Ce personnage guide Mercedes. La maison de Mercedes est remplie d’éléments suggestifs qui inspirent ses rêves : un carré de chocolat, une gravure, une vierge noire, une calebasse malienne. Tous ces objets s’animent en quelque sorte, et dans la maison elle-même se trouve une sculpture, plus récente, qui est une version moderne du symbole des deux visages…
Vous avez effectué récemment une tournée aux Etats-Unis pour montrer le film.
Aux Etats-Unis, beaucoup de gens, des amis et quelques institutions étaient au courant de ce travail. La version anglaise du film n’existe pas encore. Dans certaines villes, par exemple à Atlanta, ils ont voulu le visionner dans la version espagnole. Même si les gens ne comprenaient pas la totalité du texte, le message est passé parce que les images sont très évocatrices, tout comme la musique, et la communication se fait.
Le film a été primé par la Fondation Félix Varela et a obtenu la première mention au concours Elena Gil. Nous parlons d’un chapitre de l’histoire de mon pays qui est resté dans l’ombre jusqu’ici. Mais au moins, lors de la première présentation à Cuba et lors d’autres projections qui ont eu lieu à l’Université de La Havane ou à la Casa de las Américas, le public a accueilli notre travail avec un grand respect.
Sur quels projets travaillez-vous actuellement ?
J’ai réalisé dans la commune du Cerro un documentaire consacré à l’une des deux comparsas traditionnelles, El Alacrán, et quand le documentaire a été terminé, l’autre comparsa était un peu vexée. À l’époque, vraiment, je n’avais pas pensé tourner un documentaire sur Los Marqueses de Atarés, cette autre comparsa importante, et qui s’est maintenue jusqu’à nos jours. Et si je dis « jusqu’à nos jours », c’est qu’il s’agit de formations qui datent de plus d’un siècle. Je crois qu’il est très important de travailler ce sujet. Le titre de ce nouveau projet sera sans doute « Los Marqueses de Atarés », il sera question de l’histoire de ce quartier de La Havane, le quartier d’Atarés, de celle des gens qui l’ont créé, de celle des fondateurs de la comparsa. C’est mon projet le plus immédiat, où seront évoqués les Anciens qui raconteront l’histoire et les Sociétés de gens de couleur. Il se réalisera petit à petit.

///Article N° : 2289

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