à propos de Bintou

Entretien de Sylvie Chalaye avec Vincent Goethals

Print Friendly, PDF & Email

Jeune metteur en scène de la Région Nord, Vincent Goethals travaille régulièrement sur des textes très contemporains et se passionne pour les auteurs de la sphère francophone. Il fait souvent des choix audacieux et a monté notamment Moujdi Mouawad, Carole Fréchette, Michel-Marc Bouchard avant de proposer le texte de Koffi Kwahulé aux comédiens de l’Oiseau-Mouche.

Comment est né le projet de monter Bintou avec la Compagnie de l’Oiseau-Mouche ?
Les comédiens de L’Oiseau-Mouche, je les connais depuis déjà une dizaine d’années, j’ai fait beaucoup d’ateliers avec eux, mais je n’étais jamais allé jusqu’à l’étape d’un spectacle. Ils font à chaque nouveau travail appel à un metteur en scène différent. C’est après avoir vu l’un de leurs derniers spectacles, Personnages, que j’avais reçu dans mon théâtre à Dunkerque et que j’avais trouvé magnifique, que j’ai eu le désir de leur proposer un travail sur Bintou. Personnages est un spectacle sur l’image, avec très peu de mots. Ils jouent leur propre rôle, et c’est quelque chose de très émouvant. Mais j’ai eu envie de proposer tout l’inverse, une vraie pièce, écrite. La langue de Koffi Kwahulé est en effet très littéraire, très poétique même, elle met aussi en jeu une certaine violence et une certaine sensualité. J’avais envie d’aller aux antipodes de Personnages comme un défi et par ailleurs je trouvais que le propos de la pièce sur une certaine exclusion, sur une communauté de banlieue, ce groupe d’adolescents en révolte pouvait avoir des résonances par rapport à eux, à leur spécificité. J’ai donc rencontré Amaro Carbajal qui a fait lire la pièce à tous les comédiens de la troupe, elle a suscité beaucoup de curiosité et de désir et nous l’avons montée.
Le fait qu’il s’agisse d’une famille africaine ne vous a pas posé problème ?
C’est une question que l’on s’est posée. Devait-on convoquer l’Afrique ? J’ai préféré donner des codes, des couleurs de soleil comme les pigments orangers dans les costumes ou le plateau, ce que j’avais envie de défendre ce n’est pas la spécificité de la communauté africaine ou la condamnation de l’excision qui n’est pas pour moi le centre de la pièce. Le propos qui m’intéressait c’est la démission du monde des adultes face à son rôle d’éducateur, par rapport à une jeunesse qui se révolte de plus en plus parce qu’elle se sent exclue, mal comprise. Et la communauté des acteurs de l’Oiseau-Mouche pouvait très bien défendre cela.
Le sujet est violent. Comment cela a-t-il été perçu par les acteurs ?
Pour l’anecdote, on a eu il y a quelques jours une famille avec un petit garçon de 7 ans. On avait prévenu la famille que la pièce pouvait être un peu violente, mais les parents n’ont pas voulu renoncer et comme le père est sorti du spectacle complètement bouleversé et est venu me voir en me disant : « A votre avis est-ce qu’il faut que j’explique à mon fils ce qu’est l’excision ? » Je crois que oui, il faut trouver les mots mais c’est important de le dire, de ne pas rendre cette réalité taboue. Avec les acteurs de l’Oiseau-Mouche, très vite les éducateurs en ont parlé et ils ont vite intégré cette réalité. Le plus difficile pour eux à vivre c’est le paroxysme de violence et de sensualité. Mais moi, cela me plaisait bien de pouvoir montrer que des handicapés ont un corps, une sexualité, une violence en eux. Ce spectacle-là révèle cela très fortement ce qui décuple parfois la violence et la sensualité. C’est pourquoi on a du prendre du temps, parce qu’ils étaient souvent bouleversés. Ils ont un rapport souvent direct à la violence, certains ont été battus. Cela les remue très fort, aussi après trois semaines de répétition, nous avons dû arrêter, il a fallu laisser quelques mois passer, parce qu’au début, ils avaient du mal à sortir de la pièce, c’était trop sensible. La violence débordait dans le groupe, il fallait laisser reposer les choses. Aussi je suis très heureux maintenant, car deux ans après les premières répétitions, ils sont très intensément là, c’est leur grande qualité, ils sont vraiment dans l’instant très intensément et, en même temps, quand la pièce est finie, c’est fini.
Le spectacle est une belle réussite. Aviez-vous imaginé que vous iriez si loin ?
Le gros pari était de travailler sur une oeuvre, un texte qui a une vraie langue avec des tournures poétiques et sans faire de coupure, sans concession. Ce n’était pas évident, plus de la moitié du groupe ne sait pas lire, ils ont des problèmes d’élocution, travaillent avec des orthophonistes. C’était le gros pari de l’aventure, c’est pourquoi on a pris du temps et quasiment deux ans pour que les éducateurs prennent le relais pour l’apprentissage. Et jusqu’à huit jours avant la première, je me disais que j’avais mis la barre trop haut, et que pour certains acteurs on n’y arriverait pas. Les premières représentations se sont pourtant bien passées, mais aujourd’hui que le spectacle a un peu tourné je sens qu’ils ont tous encore beaucoup progressé et on entend parfaitement bien le texte désormais.
Vous avez fait un remarquable travail de direction d’acteur…
J’ai abordé le travail en faisant complètement abstraction de la particularité des acteurs de l’Oiseau-Mouche et j’ai voulu tenir avec eux la même exigence qu’avec d’autres. Ils le savent et ça a été parfois très dur, je les ai fait recommencer autant de fois qu’il fallait, jusqu’à l’épuisement. Il m’en veulent parfois, mais je sais qu’ils apprécient mon entêtement, car il savent que je vais jusqu’où ils peuvent aller et je les oblige à se dépasser, à ne pas renoncer.
Au plan scénographique vous exploitez des matériaux bruts et restez finalement dans une grande évidence…
C’est un univers qui m’appartient, je travaille beaucoup sur la couleur, sur les lumières, le clair-obscur. Mais je trouvais important que sur ce spectacle-là, on privilégie la simplicité, d’où le tréteau orange. Je ne voulais pas aller vers du réalisme, mais rester concret et en même temps très onirique. Donc un plateau et treize tabourets, du gravier, des écorces, des bouteilles, des bougies, des tissus rouges… des idées simples presque simplistes, mais je voulais qu’on passe d’une scène à l’autre comme on tourne une page et on change d’univers.
Il est vrai qu’on a le sentiment d’être dans un conte à la fois contemporain et sans âge.
Les costumes suggèrent, mais ils sont très décalés en même temps. La violence est constamment contrebalancée, grâce au chant, à la danse, aux couleurs. On est bien au théâtre. Et la musique de Lodjo qui est au carrefour de beaucoup d’influences convoque facilement l’intemporalité et le monde du voyage.
Comment le spectacle est-il reçu ?
On l’a créé au Garage, le théâtre de l’Oiseau-Mouche à Roubaix où beaucoup de gens de la région sont venus. Les spectateurs sont souvent bouleversés par la pièce et très impressionnés par ce que font les acteurs qui dansent, chantent, jouent… et s’investissent beaucoup. On l’a tourné dans le nord et le spectacle a été sélectionné pour participer à un festival en Suisse à Berne, où les gens parlent allemand. Mais on a eu un accueil très chaleureux avec une presse très élogieuse qui disait que le spectacle avait été l’événement du festival. Ce qui m’a fait grand plaisir, parce qu’au-delà des mots l’émotion, l’énergie que les acteurs dégagent a touché un public qui ne pouvait pas percevoir toute la subtilité du texte.
Est-ce que des jeunes de cité sont venus voir la pièce ?
Bien sûr ! A Roubaix on est au coeur de cette population-là et le jour de la première, tout un lycée de Roubaix avec des jeunes bien chauds, très concernés par Bintou et un peu inquiétants pour nous. Ils étaient très bruyants avant que le spectacle commence et d’un seul coup au bout de cinq minutes ils ont été subjugués d’abord, je crois, par le langage, très poétique et en même temps très contemporain, qui renvoie vraiment à leur langage, très séduits aussi par les Lycaons et complètement bouleversés à la fin, à la mort de Bintou. On entendait plus une mouche. Et au salut, ils scandaient : « Bintou ! Bintou ! Bintou !… » En Avignon on a aussi accueilli un groupe de jeunes gens du CMA qui est venu de la Réunion. Ils ont été complètement saisis par l’émotion, alors qu’ils semblaient plutôt en colonie de vacances. Le lendemain, la responsable est revenue nous voir, elle disait qu’ils en avaient beaucoup parlé dans la soirée, car ils se sentaient très concernés par le personnage de Bintou et très attachés à cette révolte-là, indignés aussi par la réponse odieuse des adultes. Et c’est bien là la force de cette pièce. Bintou est une vraie grande tragédie contemporaine.

///Article N° : 2392

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire