Arrimage et tremplin des cultures kanak : le Centre Culturel Tjibaou à Nouméa

Entretien de Sylvie Chalaye avec Marie-Claude Tjibaou

Avignon, juillet 2002
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Née en 1949, dans la tribu de Néouta (Ponérihouen-Province Nord de la Nouvelle-Calédonie), Marie-Claude Tjibaou consacre sa vie depuis les années soixante-dix à l’amélioration des conditions de vie des Kanak en travaillant notamment pour des institutions culturelles et de nombreuses associations à vocations sociales. Elle a participé activement à la réalisation du festival Mélanésia 2000. Epouse de Jean-Marie Tjibaou, elle est présidente du conseil d’administration de l’Agence de Développement de la Culture Kanak (ADCK) et fait rayonner à travers le monde le projet du Centre Culturel Tjibaou.

Le Centre culturel Tjibaou est une grande réussite à la fois sur le plan architectural et sur le plan symbolique. Je voudrais justement que vous nous parliez de la dimension symbolique du Centre.
Au moment où l’on construisait le Centre, mon mari, Jean-Marie Tjibaou, n’était plus de ce monde, et l’équipe qui était autour de moi pour me soutenir a tenu à ce que le Centre soit à la mesure de ce qu’il voulait pour son peuple, c’est-à-dire un lieu de mémoire, un lieu d’expression de la culture kanak, et surtout un lieu qui soit l’affirmation définitive du peuple kanak dans la Cité. Je veux dire que c’est tout le peuple kanak qui s’inscrit dans l’histoire de la Nouvelle-Calédonie. Et notre chance a été que nous avons rencontré un architecte, Renzo Piano, suffisamment grand et suffisamment à notre écoute pour se débarrasser de tout ce qui aurait pu ternir cette affirmation, ce message. Le projet architectural s’inscrivait aussi dans un pays en devenir, c’est-à-dire dans un espace urbain. C’est un lieu monumental qui affirme l’urbanité pour rester sur l’idée de Jean-Marie Tjibaou qui rappelait souvent que la plus forte concentration de Kanak, « la plus grande tribu kanak », était urbaine, et c’est donc là, à Nouméa, qu’il fallait affirmer notre présence en Nouvelle-Calédonie. A Nouméa, les rues ne portent que des noms français, il faut donc marquer de notre empreinte la terre de nos ancêtres. L’autre chose, c’est que le lieu où a été construit le Centre est l’endroit où s’est déroulé en 1975 le premier Festival d’Art Kanak organisé par Jean-Marie Tjibaou ; pour la première fois l’ensemble des arts du pays kanak s’est retrouvé pour exprimer sa différence ; c’était aussi la première fois, dans notre histoire, que la société européenne a pris conscience de l’existence d’un peuple et d’une culture originels, d’une différence. Jusqu’alors, comme on dit chez nous, on rasait les murs car toutes les valeurs qu’on nous inculquait étaient les valeurs françaises. Nous en étions arrivés à avoir presque honte d’être Kanak parce que le modèle valorisant était français. Ce premier festival a donc été déterminant pour nous Kanak.
Et aujourd’hui, ce festival se renouvelle-t-il chaque année ?
Après cette première manifestation en 1975, dans les accords de Matignon signés en 1988, Jean-Marie Tjibaou a exigé que la Nouvelle-Calédonie soit dotée d’un établissement public d’État chargé de promouvoir la culture kanak. Il s’agissait de combler un déséquilibre que la colonisation avait installé. L’établissement a des missions bien particulières : architecturale, archéologique, patrimoniale, linguistique, etc.. L’autre aspect ce sont les expressions artistiques contemporaines, comme le travail chorégraphique de la compagnie. Le Centre a vocation à soutenir les arts contemporains, soutien d’autant plus essentiel pour un peuple qui est de culture orale et qui a aussi besoin de s’exprimer avec les moyens nouveaux de communication, les moyens audiovisuels, les techniques modernes… Enfin, le dernier aspect est l’action d’insertion du Centre Culturel Tjibaou dans son environnement géographique, parce que nous sommes dans le Pacifique, nous faisons partie de la Mélanésie, par conséquent des pays du Vanuatu, de la Polynésie, etc.. Nous inscrivons donc le Centre dans cette dynamique parce que devons nous ouvrir à notre région et avoir des relations privilégiées avec ces différents pays. C’est aussi dans ce cadre, pour en revenir à votre question, que s’inscrit le Festival des arts du Pacifique qui réunit l’ensemble des peuples indigènes du Pacifique. Ce festival dure depuis trente-deux ans et la Nouvelle-Calédonie l’a accueilli en 2000 autour du thème « Parole d’hier, parole d’aujourd’hui, parole de demain ». La question est de savoir comment nous accédons au troisième millénaire avec notre héritage. Le Centre Culturel Tjibaou est d’abord un centre de création où se côtoient des résidences, des ateliers pour enfants, un espace consacré à l’expression contemporaine des arts plastiques, un atelier-danse et d’autres départements encore. Nous avons un calendrier et une programmation comme n’importe quel centre culturel. La seule chose qui est peut-être particulière au Centre Culturel Tjibaou, c’est qu’il n’est pas un musée, il s’inscrit au contraire dans une dynamique de renouveau puisque la culture se vit.
Je crois qu’il y a un grand enjeu lié à la contemporanéité qui s’exprime à travers l’architecture du lieu. On a toujours tendance à penser que la culture orale se fige dans quelque chose d’archaïque ou d’ancestral. Or, à plusieurs reprises, vous avez parlé de dynamique, celle de ces coutumes et de ces cultures « ancestrales » qui peuvent au contraire s’inscrire dans une contemporanéité. Comment cela s’exprime et se vit en Nouvelle-Calédonie ?
Aujourd’hui cela se manifeste dans l’expression de la société. Dans la façon de s’habiller par exemple : les nattes et les jupes en pagne ont disparu. Ce n’est pas parce que nous sommes des Kanaks de l’an 2000 que nous sommes habillés en Européens, mais ce qui donne un sens à notre identité c’est notre appartenance à telle ou telle société. Dans l’expression de cette culture au Centre, on a aussi bien la dimension traditionnelle que la dimension contemporaine. Et ce que tente de faire le Centre Culturel, un travail d’accompagnement en disant aux gens : « On vient d’ici. On ne sait pas où l’on va. Mais c’est au travers de ce que nous vivons au quotidien qu’on se construit. » C’est même le concept du Centre : on n’a pas refait des cases à l’identique, non, on a décidé qu’il fallait s’inscrire dans le contemporain. A l’image de l’architecture du Centre qui semble se projeter à l’infini, on ne sait pas de quoi sera fait le devenir. Aussi faut-il accompagner notre peuple dans les turbulences de la société moderne en essayant de préserver ce qui nous semble fondamental… Aujourd’hui nous ne sommes plus tout seuls, il y a la culture européenne, la culture vietnamienne, le brassage de plusieurs communautés et cette diversité aussi doit se traduire dans nos préoccupations. Mais cela ne se décrète pas. Il faut un accompagnement. Le Kanak d’aujourd’hui, c’est aussi cette diversité. Mais l’accompagnement doit se faire en douceur.
La présence de la compagnie Nyian à Avignon, à la Chapelle du Verbe Incarné, nous permet de rencontrer la culture kanak sous l’angle de ce que vous disiez. On sait comment on a folklorisé les cultures soit Kanak, soit africaines. Que peut-on faire aujourd’hui pour la diffusion de la culture kanak qui ne soit pas du folklore mais au sens où l’exprime la compagnie Nyian ?
C’est la première fois qu’une troupe kanak se produit en Avignon. Nous devons faire un état des lieux. Après une période de complète négation ou d’amalgame à propos de notre culture, il faut la réhabiliter. En même temps que la construction du Centre, il y a aussi l’histoire politique de notre pays, une succession d’événements qui ont contribué à faire prendre conscience à l’État qu’il faut qu’il change son comportement à notre égard. Nous ne sommes pas encore arrivés au bout du terme puisqu’après les Accords de Matignon en 1988, nous avons signé les Accords de Nouméa en 1998 qui nous projettent encore dans quinze ou vingt ans, au terme desquels le pays accèdera à l’indépendance ou non. En ce qui nous concerne, nous, Agence de Développement de la Culture Kanak qui accueille le Centre Culturel Tjibaou, notre mission est d’accompagner la société calédonienne à construire son devenir avec les Kanak qui en constituent le peuple d’origine. Cette réalité-là est au coeur des Accords de Nouméa. Le choix de Greg Germain est à ce titre d’une vraie importance pour nous ; il aurait pu faire venir à Avignon une troupe calédonienne, mais il a choisi une troupe kanak parce qu’il estime que la Nouvelle-Calédonie et les Français sont déjà représentés à Avignon. Pour permettre à la société française de reconnaître ses autres citoyens, il fallait laisser aux Kanak de Nouvelle-Calédonie cette possibilité de venir à Avignon. Mais c’est aussi sa propre histoire à Greg, comment il s’est battu pour inscrire son espace comme un lieu qui doit naturellement faire partie d’Avignon. Et nous, notre mission au Centre, c’est justement de dire, et pas seulement à la France, mais à l’ensemble des peuples de la terre, que même si nous ne sommes que 100 000 ou même 80 000 Kanaks, nous avons nous aussi droit de cité, nous devons venir affirmer notre différence au même titre que l’ensemble des civilisations du monde.

///Article N° : 2400

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