entretien d’Olivier Barlet avec Joseph Gaye Ramaka (Sénégal)

Paris, 1997
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Produire et distribuer autre chose
Depuis que j’ai créé en 1990 les Ateliers de l’Arche, je n’ai que produit les films des autres. Je voulais au départ comme réalisateur disposer d’un outil de travail et d’une certaine indépendance pour permettre d’exister à ces choses un peu fragiles que je sentais à la marge du grand boulevard de ce qui se faisait comme cinéma en Afrique, qu’elles viennent de moi ou qu’elles soient proposées par autrui. J’ai également créé une structure de distribution grâce à laquelle j’ai sorti Jom d’Ababacar Samb Makharam. Quand les films d’Afrique ont commencé à pouvoir exister dans les salles, la première période du film africain qui n’avait été montrée que dans les festivals était complètement occultée. Cela risquait de provoquer une perte de mémoire. Sortir Jom était ainsi une sorte de manifeste. Il est sorti à l’Entrepôt, un cinéma sensible à la mémoire du cinéma mondial. J’ai voulu renouveler l’opération avec un des derniers films sud-africains 16mm tournés dans la clandestinité, Wilson deals. C’était un cri perçant, celui des petites gens et non des grosses machines comme Cry Freedom qui donnait de l’Afrique du Sud une mémoire négative en faisant tourner Steve Biko autour d’un autre personnage blanc. Des raisons techniques ont malheureusement fait capoter cette sortie et m’ont infligé de grosses pertes.
Le cercle de la dignité et de la mémoire
Le cinéma a une force extraordinaire qui parfois me fait peur dans ce qu’elle implique. Je continue ce travail sur la mémoire par le biais de la production. La dignité se nourrit de la mémoire et vice-versa ; cela fonde la perception que j’ai de l’être humain. Ce n’est pas une spécificité africaine. Dans un contexte mondial où chaque minute est un massacre de dignité et où l’on marche sur la mémoire des gens, c’est quelque chose qui m’obsède. La mémoire n’est pas une question de passé ; elle est vivante et active ; on la porte quotidiennement. Elle fait partie de notre essence. Quand la mémoire est là, il est difficile de l’effacer. L’expérience passée, comme celle de la colonisation, travaille les corps et les esprits. Mais je me sens autant concerné par les problèmes du Libéria que de l’ex-Yousgoslavie. Partout où l’homme a mal, je me sens proche de cette douleur.
Le projet  » mémoire noire  » est né d’une rencontre avec Raymond Rajaonarivelo et du besoin pressent de recueillir par le cinéma des pans de mémoire. Il ne s’agit pas seulement de travailler autour de personnalités célèbres mais aussi de gens simples qui ont une mémoire très riche. Une mémoire noire ne se résume pas au continent mais à tous les aspects de la diaspora noire – un dialogue documentaire, c’est-à-dire un échange. Il est cependant très difficile de réunir les moyens de la production. En Afrique même, il est impossible de réunir les financements et en France, les télévisions ne sont pas intéressées. Cela ne semble pas  » entrer dans la grille des programmes « … Le problème n’est pas une absence de public pour ces thèmes mais l’identification que l’on fait de ce qu’est la France aujourd’hui. Si l’on réduit le public aux Français pur jus, de nombreuses identités ne sont pas prises en compte. Elles n’existent pas. Je doute que l’audimat tienne compte des minorités présentes dans le pays. La médiatisation conduit paradoxalement à la non-existence de celui qui n’existe pas à l’image. Il n’y a plus de problème somalien car on en parle plus à la télé. Un martien ayant regardé la télévision française serait étonné de rencontrer dans la rue les Noirs et les Maghrébins !
Le système colonial anglais était basé sur la séparation, annonçant ce que sera plus tard l’apartheid, tandis que le système français était assimilationiste. Cette séparation conduit dans les pays anglo-saxons à un traitement par quotas tandis que l’intégrationisme est supposé être basé sur l’égalité. Le risque anglo-saxon est le ghetto, mais si l’on compare avec l’actualité française qui refuse de reconnaître des identités singulières, le résultat est peut-être meilleur… Nos enfants sont véritablement construits par le système audiovisuel mais il ne peuvent s’y regarder comme dans un miroir. Ils grandissent en constatant qu’ils n’existent pas dans certaines sphères. La France n’est pas prête à accepter la richesse culturelle dont elle dispose déjà ! C’est dans ce contexte que se joue la question de la mémoire.
Le Train bleu
C’est un projet de long-métrage qui n’a pas rencontré les possibilités de son financement. Sans doute étais-je naïf de croire que l’on financerait à un réalisateur qui n’a encore jamais fait de fiction un projet d’une dizaine de millions. Un rêve qui n’a pas pu se faire. Des producteurs étaient intéressés par le scénario mais voulaient tant le modifier que je ne pouvais accepter. On me demandait d’enlever ce qui faisait son originalité et de le ramener à un traitement classique. Le scénario a été très apprécié par les financeurs institutionnels mais n’a pas rencontré les producteurs, sans doute déstabilisés par un projet basé sur l’imprévisible et le hasard des rencontres. Cet imprévisible était bien sûr prévu dans l’écriture mais la logique du script n’était pas cartésienne. Je souhaiterais le faire en grande complicité avec des gens qui prennent le train de l’intérieur…
C’est une sorte d’opéra-baroque paraissant peu africain alors qu’il existait déjà du temps des rois. Une forme d’expression proche d’Une chambre en ville de Jacques Demy, non une comédie musicale mais un film enchanté. La palette allait du chant à l’oral, les situations et les références culturelles motivant les choix effectués. Des festivals et des distributeurs ont voulu savoir si le film était fini. Certains en venaient même à croire que je ne voulais pas le faire, trouvant impossible qu’un tel projet ne trouve pas de financement…
Le projet n’était pas original par son aspect road-movie, pratiqué depuis les débuts de l’histoire du cinéma, mais là où on ne l’attendait pas, dans le fait que le passage d’un état à un autre n’était plus pour moi crucial. Les surréalistes avaient déjà travaillé ce concept, lesquels se sont d’ailleurs grandement nourris de l’Afrique. La structure reposait donc sur la façon dont l’image est structurée dans ma tête – très déstructurée en apparence par rapport à la façon dont elle structurée ailleurs. Le travail sur la musique était également important : trouver le sens des choses et des situations en liaison avec l’harmonie de leur enveloppe sonore. La machine du train était ainsi constituée de femmes, les roulements de percussions et les sifflements de voix tenor et alto donnant chair au train…
Transcrire une structure mentale
L’abstraction de la musique de son enveloppe charnelle a surtout été réalisé dans la sphère religieuse judéo-chrétienne : il fallait extraire la louange chantée de Dieu du corps lié au péché. Cette contradiction ne s’est jamais posée dans une culture africaine. Chair et musique se confondent. L’image et le son se mélangent. Le Train bleu essayait de mettre cette symbiose en pratique dans son écriture et son développement.
Le surréalisme a été une conquête de l’esprit, en opposition avec le mode de pensée dominant. En Afrique, ce n’est pas la perception du monde qui est remise en cause. Si conquête devait se faire, ce serait dans la maîtrise de l’aspect contraire, ce que Senghor en son temps avait résumé à sa manière en opposant le rationnel et l’intuitif. Je ne revendique pas cette définition car elle est de type cartésienne mais cet écart existe. La conception du monde livrée par un vieillard serait qualifiée ici de complètement surréaliste ! Le problème est ainsi de transcrire dans le film comment le son, le corps, le mouvement sont structurés dans ma tête – aller à la rencontre de ma structure mentale.
Le rapport à l’univers est en Afrique très harmonieux et spirituel alors que l’approche écologique est en Europe plutôt laïque. Cette spiritualité me confère une certaine sérénité dans mon positionnement dans le monde. Je n’ai pas besoin de savoir s’il est scientifiquement possible de provoquer le tonnerre avec un son, mais je trouve magnifique qu’à ce son réponde parfois le tonnerre. La perspective de vie qui en découle est extraordinaire. Les films ne s’en nourrissent pas assez ou bien ont tenté une analyse permettant de ramener à des bases compréhensibles ce qui n’avait pas pour objet de toucher la compréhension. Il faudrait pourtant intégrer le hasard dans les thématiques en œuvre. L’intérêt du travail de Cissé est de lier le sacré au politique, mais il reste isolé, tout comme Djibril Diop Mambéty qui développe fortement dans son écriture ce type de pensée.
On a souvent tendance à penser que seule la parole parle, et ce qui est grave, c’est qu’on le pense aussi dans le cinéma ! J’essaye d’exprimer mon sujet par tous les sens. La structure de Nitt… Ndoxx (Les Faiseurs de pluie, 1988), comme cela était amorcé dans Autour de Baw-Naan Lebu (Rites de pluie, 1984), est basée sur le sens et non sur le respect des divisions géographiques. Si un fait situé à Dakar avait le même sens qu’un autre fait situé à un autre bout du Sénégal, je les lierais dans le même espace. L’absence de sous-titrage n’a pas gêné la compréhension des spectateurs.
Se reconnaître en l’Autre
La question du regard ethnographique n’est pas de savoir qui le porte, Blanc ou Noir, mais quel est le contenu de l’ethnographie elle-même, et elle est aujourd’hui multiple. Le problème est de savoir ce qu’on a envie de voir avant de savoir comment le regarder : l’Autre pour ce qu’il est et que je vais décortiquer ou bien l’Autre en ce que je me sens proche de lui et en ce qu’il est proche de moi. Les documentaires que j’ai fait n’ont ainsi d’autre valeur que leur expression subjective.
Cela rejoint la problématique de ce que j’appelle l’Afro-européen, une réalité insuffisamment exprimée. Ma première frontière est l’ailleurs de ne pas être sur le continent. En étant ici, je suis en France ou dans un autre pays européen sans que cela soit un transit, puisqu’il y a eu un choix. Pourtant, la société – mais nous aussi – fonctionne comme si nous étions en zone de transit, venus du continent pour quelques temps avant d’y retourner. Les implications ne sont pas les mêmes. Le savoir d’être là manque à nous-mêmes autant qu’il manque à l’Autre pour qu’il nous prenne en compte.
La réflexion sur l’aide au cinéma africain devrait se nourrir de cette réflexion : s’agit-il d’aider à ce que des films se fassent en Afrique pour l’Afrique, ou bien que des films s’y fassent pour ici – comme cela a souvent été reproché – ou bien encore aider une création cinématographique partout où l’on est, quelque soit le lieu. La perception de la réalité de ce qu’on est et de ce qu’on représente ici aujourd’hui sera différente si on sait qu’on est là ou bien si l’on se pense encore dans une zone de transit. Ne pas aborder cette question fausserait par exemple toute comparaison avec le cinéma américain. Les Afro-américains intègrent aujourd’hui deux dimensions : ils viennent d’Afrique par générations interposées mais ils sont en Amérique. Cela implique un tout autre travail artistique. Il serait urgent de saisir cette double dimension en Europe.
On finit par oublier que l’émigration est un mouvement. On parle beaucoup d’origine mais les gens prennent racine, construisent leur maison car elle sera peut-être celle de leurs enfants, tout comme un Français construit une résidence secondaire loin de son lieu de vie. Il est plus facile pour un émigré de se retrouver dans une vision planétaire car il intègre nécessairement ces deux dimensions…

///Article N° : 2505

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