entretien d’Olivier Barlet avec Ousmane Sembène

Paris, janvier 1998
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Guelwaar, votre dernier long métrage, est très peu passé en France : arrivez-vous à le présenter en Afrique ?
Je l’exploite au Sénégal et dans toute l’Afrique francophone. Il passe dans des salles d’exclusivité et dans des salles périphériques où le fisc a moins de contrôle, ce qui n’est pas sans poser des problèmes. Quant à la France… L’Europe n’est pas mon centre et je suis moins concerné par le succès que mes films y rencontrent. Mais il est passé dans les festivals et à la télévision en Allemagne, Angleterre, Belgique etc.
Que vouliez-vous y aborder ?
C’est un film de réflexion posé pour les générations à venir. Il cherche à démystifier ce qu’on appelle l’aide humanitaire. Combien avons-nous d’ONG en Afrique ? De quoi vivent-elles ? Après quarante ans d’indépendance, l’Afrique ne s’est pas encore développée. Zaïre, Congo, Liberia, c’est la jungle…
On dit que vous travaillez maintenant à un projet sur la femme africaine…
Il n’y a pas d’homme sans femme ni de femme sans homme mais une société où la femme a joué un très grand rôle. Elle a été minimisée pendant un temps par les religions catholiques et musulmanes mais elle reprend le dessus maintenant. En Afrique, ce n’est pas la femme qu’il faut libérer mais c’est la femme qui doit libérer l’homme. Je travaille sur ce sujet.
Quels sujets auriez-vous aimé traiter que vous n’avez pas pu faire ?
Je ne suis pas encore mort ! J’arrive jusqu’ici à traiter les sujets que j’ai choisis. Dans la période actuelle de mutation accélérée, tous les sujets sont importants. Dans les villes se crée chaque jour du nouveau. Chaque coin de rue, chaque porte de maison pourrait être un sujet pour un artiste !
Comment réagissez-vous au débat ville-campagne qui phagocyte les discussions sur les cinémas d’Afrique noire ?
Ce sont des questions que je ne me pose pas. Vous avez le droit de vous poser les questions que vous voulez à Paris et moi les miennes en Afrique !
Vos films font preuve d’une constante priorité : affirmer une indépendance et une unité pour l’Afrique.
Oui. Le Sénégal, c’est 6 millions d’habitants, le Mali, le Burkina sont petits, sans économie, sans moyens d’existence. Tout le problème est là.
Vous affichez un impressionnant optimisme sur l’avenir.
L’homme est fait de ça ! Sinon, ce serait désespérer de l’homme. Il est capable du meilleur comme du pire ! Je cherche à encourager ce qui est bien. Une minorité d’Africains fréquentant l’Occident se conforment à la grisaille et perdent espoir, en pensant que la machine précède l’homme. J’aime la phrase du philosophe Alain qui dit :  » le pessimisme est un mouvement d’humeur, l’optimisme est une volonté « .
Et vous vous opposez à la mondialisation.
Sur le plan éthique, l’Europe n’a rien à apprendre à l’Afrique ! Pendant trois siècles d’esclavage, les Africains n’ont pas disparu mais nous ont légué religion, morale, création. Ils avaient foi en la vie ! La mondialisation a pour capitale l’Amérique qui n’est pas une matrice de civilisation ! Vous savez quelle misère on y rencontre ! Et l’Amérique latine n’est qu’une colonie américaine… Sous la pression des médias, les Africains qui n’ont que boule de manioc en main se mettent à parler eux aussi de mondialisation !
Vous êtes un des seuls cinéastes à avoir exploré la mémoire.
Pas assez ! Je vis sur une mine d’or de créativité ! Il n’y a pas de culture sénégalaise ou malienne ou ivoirienne mais les différentes facettes d’une mosaïque d’une grande richesse. Regardez les couleurs et les dessins des tissus des forgerons ou des potiers… Le rap vient-il des Etats-Unis ou puise-t-il ses sources dans les déclamations traditionnelles africaines ? On invente rien : on met en valeur, on distingue.
Emitaï et Ceddo sont basés sur une mémoire populaire et une oralité.
Je dois m’approcher de mon public qui comprend ces références. Le cinéma africain doit avoir une pédagogie, être une école du soir, ce dont le cinéma occidental peut peut-être se dispenser. Ce qui m’intéresse est de trouver le langage qui me permettra de toucher le paysan du Limpopo quand je suis sur les rives du fleuve Sénégal.
Vous cherchez les points communs aux cultures africaines ?
Ils existent ! Il me faut trouver ce qui parle à notre époque. Le Soudan par exemple : il faut que les gens du Sud puissent voir Ceddo ! Ils ne sont pas antireligieux mais il ne faut pas leur imposer la religion !
Cette référence à l’oralité vous permet d’inverser les discours nationalistes…
Je n’aime pas le nationalisme : c’est trop limité et c’est dangereux !
Aurez-vous envie de commémorer les 150 ans de l’abolition de l’esclavage ?
Qui va la commémorer ? Sous quel angle ? Qu’est-ce que l’Europe va bien pouvoir commémorer ? L’arrêt de l’horreur ? Les rois l’ont restaurée, la République l’a continuée… L’Abbé Grégoire ? Il a été candidat à Saint-Louis mais n’a pas été élu. C’est aux Africains de faire l’analyse de la période de l’esclavage. Même cela, on est en train de leur ravir ! Jusqu’à quel degré des Africains ont-il participé à cette pratique ? Et le monde arabe ? Elle se pratique encore : des enfants qu’on va vendre clandestinement ! Je voudrais que les Africains aient le courage de l’analyse, mais sans donner la parole à l’Occident : qu’il ne soit que témoin.
De même que le prêtre de Ceddo n’a jamais la parole…
Sa présence suffit ! Avec son accoutrement, on sait qu’il est là. Pourquoi le faire parler ? Pour dire quoi ?
Jacques Lang a indiqué qu’il faudrait que l’Occident demande pardon…
Le Pape est venu à Gorée pour demander pardon : c’est déjà fait ! Pourquoi les Occidentaux passent-ils leur temps à demander pardon ? Au nom de qui ? Je dis aux Africains : vous pouvez pardonner mais vous ne pouvez pas oublier. C’est la culture d’absolution occidentale qui fait demander pardon. Je ne les crois pas ! Les Africains ont été les complices à tous les niveaux de cette chaîne de l’esclavage, mais quand vous dites ça, ils se fâchent !
Vous n’avez pas l’impression que les choses sont mûres aujourd’hui pour que ces questions soient posées ?
L’homme et toujours mûr s’il sait faire travailler sa pensée. Cela voudrait dire qu’hier nous n’étions pas mûrs. Après-demain, on sera pourris alors ?
Vous avez souvent dit que le cinéma permettait mieux de toucher les masses que le livre. Cela vous semble-t-il encore vrai malgré les difficultés d’exploitation des films ?
Oui. Le livre est limité par le pouvoir d’achat. Je vais dans les lycées et les collèges, dans les salles de cinéma et rencontre les gens, et je constate que l’image les touche directement, ce que ne peut pas le livre. Et c’est aussi vrai à l’étranger.
Par les détails ou la musique, vos films jouent beaucoup sur le paradoxe et la provocation.
Je n’aime pas le mot provocation. Je ne vous enlève pas le mot mais moi, je ne provoque pas ! Je dois trouver une écriture, une expression sonore qui doit faire parler les gens, les pousser à réfléchir. J’essaye de voir comment ils peuvent le voir. Je ne peux leur dire ce qu’ils doivent y voir mais je propose une réflexion. Même si on aime pas, l’important est pour moi que cela déclenche une réflexion. Je ne sollicite pas une adhésion émotionnelle mais une participation.
C’est la fonction que vous donnez à la culture ?
Oui.
Qu’auriez-vous à dire aujourd’hui aux jeunes générations ?
Que ceux qui sont en Europe apprennent : il y a beaucoup à apprendre sur le plan technique. Il nous faut construire une Afrique dynamique, indépendante, où chacun a le droit de s’exprimer.
Votre fameuse phrase prônant le cinéma comme une école du soir pour les Africains est-elle encore bien comprise ?
C’est mon cinéma. Je ne demande pas au cinéma africain d’être à l’image de mon cinéma. Il y a beaucoup de comédies que j’aime bien aussi. Je souhaite que chacun ait le droit de s’exprimer comme il l’entend. Comme disait Mao :  » Que toutes les fleurs s’épanouissent dans le jardin !  » Quant à moi, j’essaye de penser comment mon prochain film va toucher la plus grande masse.
Travaillez-vous d’abord sur le livre ou sur le film ?
Je travaille sur les deux et c’est ce qui est difficile. L’un agit sur l’autre. Je travaille par exemple depuis une semaine sur une petite scène. Sur le plan littéraire, c’est gagné mais sur le plan cinématographique, j’y travaille encore car c’est difficile : quelques secondes à trouver. Ce n’est plus de l’émotion : c’est un cadre mathématique pour arriver à dire les choses. Tout en gardant en tête que je m’adresse au paysan du Sénégal comme à celui du Limpopo !
Qu’est-ce qui est le plus difficile : écrire ou filmer ?
Filmer est très difficile : outre le travail du scénario, il faut courir trouver l’argent, les acteurs, les costumes, procéder aux répétitions. Alors que pour écrire, tout se passe dans ma tête : j’ai le décor que je veux, les acteurs, l’expression, les qualificatifs que je veux.
Et quel est votre film préféré ?
Le prochain que je vais faire !

///Article N° : 2506

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