les algériennes ont retenu la leçon

Entretien de Fayçal Chehat avec Rachida Krim

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Les cinéastes femmes algériennes ou d’origine algérienne ne sont pas légion. Assia Djebar fut une pionnière, aujourd’hui il y a Yamina Benguigui ou Rachida Krim. Notre choix s’est porté sur cette dernière. Plasticienne de formation, Rachida entre, en 1992, avec une grande détermination, dans l’univers cinématographique. Le résultat est prometteur. Elle commence par écrire et réaliser un court métrage intitulé El Fatha. Puis, après quatre ans de préparation, elle plonge dans la grande aventure. Sous les pieds des femmes…, son premier long métrage, lui ressemble. Il est émotion et passion. Traitant de thèmes aussi délicats que la guerre d’Algérie et le combat des femmes algérienne durant et après la Révolution, son film connaît un vrai succès d’estime et décroche de nombreux prix : Prix de la Fondation Beaumarchais, de la Fondation GAN et prix du meilleur scénario au festival d’Angers. Projeté fin novembre au Festival de Tébessa (Algérie), il est très chaleureusement accueilli par les spectateurs et par la critique locale.

Comment expliquez-vous le saut professionnel que vous avez effectué en passant de l’atelier à la caméra et au studio ?
Tout est parti d’un souvenir. Le souvenir d’un mariage auquel j’avais assisté en Algérie alors que j’avais dix-sept ans. Un mariage traditionnel d’où il ressortait clairement que les époux devaient assurer une double garantie : virginité pour la femme et virilité pour l’homme. J’avais gardé des images si fortes de la beauté et de l’ambiguïté voire de la violence de cette journée là si sacralisée que j’ai fini par éprouver le besoin de les évoquer. L’image en trois dimensions était à mon sens la plus appropriée pour le faire. Bien des années plus tard, j’ai plongé dans l’aventure cinématographique et cela a donné le court métrage intitulé : El Fatha. J’avais besoin d’explorer un autre outil, un autre univers. Cela n’a pas été facile. Je suis passée d’un travail individuel en atelier à un travail collectif. Je ne vous cache pas que ce fut une expérience très difficile mais également très exaltante.
Que pensez-vous de la réception de votre film ?
Il est trop tôt pour tirer des conclusions. Ce qui est sûr, c’est que je devais faire ce film. Il était en moi depuis des années. L’accueil chaleureux fait à mon court métrage, le passé combatif des femmes algériennes, l’amputation de leurs droits après l’indépendance, leur lutte actuelle au premier rang contre l’intégrisme m’ont conduit à le faire. Pour rappeler le rôle qu’elles ont joué hier. En outre, étant moi-même fille d’immigrés, alors militants du FLN, j’avais envie de faire un film qui retrace ce parcours là. D’aborder en quelque sorte la guerre d’Algérie sous l’angle du second front : celui de France.
Comment s’est faite la rencontre avec Claudia Cardinale ?
De la façon la plus simple du monde. Je lui avait fait parvenir le scénario, elle l’a lu, l’a aimé et m’a proposé une rencontre. Ce premier rendez-vous avec Claudia fut décisif. Nous avons beaucoup parlé, beaucoup échangé. Je crois que j’ai réussi à lui transmettre ma passion pour le sujet. Et puis Claudia, qui est elle aussi en quelque sorte une déracinée puisqu’elle a quitté il y a si longtemps sa Tunisie natale, aime profondément l’Afrique du Nord. Tout ce qui s’y passe la touche. Elle se sent d’ailleurs plus méditerranéenne, voire plus orientale, qu’Européenne. Mais il n’y a pas qu’elle dans le film…
Oui, il y a Bernadette Lafont, Yorgo Voyagis, Nadia Farès…
Et puis, il y a la belle algérienne Fejria Deliba qui joue le rôle de la jeune Aya pendant la guerre de libération. J’ai choisi Fejria parce qu’elle n’était pas connotée « Beurette ». Physiquement, elle a la mémoire de la classe et de la noblesse du peuple arabe. Je voulais que les Algériennes puissent s’identifier à elle. Globalement, pour ce film, j’ai choisi des « gueules ». Je ne voulais pas faire un film de pleureuse et tomber dans le misérabilisme comme on a souvent tendance à le faire lorsqu’il s’agit d’évoquer le monde du Sud. Je voulais de la lumière. Et tous les visages que j’ai pu présenter dégageaient cette lumière.
Pourtant, il y a comme un petit défaut dans la cuirasse… Le spectateur algérien que je suis, est un petit peu perturbé par le choix du Palestinien Mohamad Bakri dans le rôle d’Amin, l’ancien responsable du FLN. Son accent est gênant, il manque de chaleur et d’émotion. Il évoque les problèmes de l’Algérie avec trop de détachement, presque d’une voix monocorde. Pourquoi ne pas avoir choisi un comédien algérien ?
J’avais envie que ce personnage central soit décalé. Je trouve qu’en Algérie les hommes sont décalés par rapport aux femmes. Les femmes sont beaucoup plus structurées. Obligées de serrer les poings très tôt dans leur vie, elles sont plus fortes. Devenues mères, elles prennent en quelque sorte leur revanche sur l’homme en s’appropriant les fils. Qu’elles dévirilisent, qu’elles castrent. En prenant les pleins pouvoirs au sein de la cellule familiale. La mère fait couple avec son fils plus qu’avec son mari qui est la plupart du temps hors de la maison. Elle confie à son fils quelque menu pouvoir, en lui demandant par exemple de surveiller le comportement de sa soeur. Un point c’est tout. C’est pour cette raison que j’ai choisi Bakri dans le rôle d’Amin. À mes yeux, ce n’est pas une erreur de casting, c’est un choix. Amin a une hyper-fragilité, fragilité du langage au point de ne pas pouvoir sortir ses mots. Il n’a pas assumé ses responsabilités de père, d’ancien chef de guerre et n’a pas su faire un choix entre tradition et modernisme, ce qui lui donne cet air passif, presque paralysé. Amin est quasiment l’antithèse d’Aya, femme au foyer en apparence soumise, mais femme décidée, qui est allée à chaque fois au bout de son combat et de ses choix. En fait, pour moi, Amin devait symboliser aussi cette Algérie fragilisée par 130 années d’un colonialisme brutal qui a, entre autres, mis à mal les codes et les lois régissant les tribus, qui a dépossédé tous les chefs ancestraux de leurs pouvoirs et les a clochardisés au profit d’un système communal importé.
Il est vrai qu’après la fin de la guerre, les Algériennes ont été contraintes de retourner « aux fourneaux », mais ce n’est pas une spécificité algérienne : après la fin des deux guerres mondiales, les Occidentales avaient subi le même sort et n’ont arraché des droits principaux (vote, contrôle des naissances…) que bien plus tard ?
C’est juste. Mais la non-exclusivité de ce fait historique ne doit pas nous empêcher d’en parler, de dénoncer cette occultation du rôle de la femme dans l’acte de libération d’un peuple et d’un pays. Comme cela avait été fait par des mouvements divers après 1945 en Europe et aux États-Unis. La dénonciation est le premier pas vers le changement. Si mon film peut contribuer à cette lutte pour le changement, j’en serai très heureuse.
Pendant la guerre d’Algérie, les femmes ont pu communiquer avec les hommes. Puis la communication a été coupée brutalement. Trente-cinq ans après, ce pays vit une nouvelle fois des événements très douloureux et les femmes sont à nouveau à l’avant-garde du combat libérateur. Pensez-vous cette fois que la communication pourra continuer après la fin du drame ?
Le rétablissement de la communication prendra du temps, mais, à mon avis, il aura lieu. Le statu-quo n’est plus possible. Aujourd’hui, les gens parlent, les langues se délient, les Algériens se remettent en question et puis ces dernières années tant de choses ont changé. Les femmes aussi vont finir par se remettre en question par rapport à la relation ambiguë qu’elles entretiennent avec leurs fils pour ne prendre que cet exemple. Je suis raisonnablement optimiste. Parce que je crois que le peuple algérien qui a beaucoup souffert ces deux derniers siècles, a aussi beaucoup appris et beaucoup retenu. Il se relèvera encore plus fort de cette douloureuse épreuve.
Il est clair que les hommes ont une grande responsabilité dans la situation faite à la femme en Algérie, mais doit-on pour autant oublier que les héroïnes de la guerre ont baissé les bras un peu vite et ont accepté un peu trop facilement le bâillon ? Sinon, comment expliquer que ce pays n’a pas donné naissance à des passionarias et à de grandes figures emblématiques capables de mettre la question sur la place publique après l’indépendance ? Les héroïnes de 1954, les grandes combattantes n’ont pas pris fermement le chemin de la contestation ?
Je crois que la femme algérienne a su se battre contre le colonialisme pour libérer sa terre, mais elle n’a pas su – voire pu – se battre contre son frère, son père et son mari. Elle n’a pas su faire ce trajet. Vous savez, au sortir de la guerre le poids culturel et religieux était si lourd, si pesant… Je pense que cet aspect psychologique a joué un rôle important dans le blocage qui a suivi. Les femmes ont cru aux promesses faites par leurs frères de combat. Elles n’avaient pas de raisons de mettre en doute une sincérité forgée dans l’épreuve du feu. C’est vrai que les femmes algériennes – qui avaient fait preuve d’un courage exceptionnel face à l’occupant – ont un peu baissé les bras lorsqu’il s’est agi de faire bouger les traditions, le système familial. Si cette lutte avait pu se poursuivre sur ce terrain, je pense que l’Algérie aurait pu s’éviter bien des déboires. Mais la leçon a été retenue, puisque le combat contre l’intégrisme a révélé des femmes-emblèmes à l’image de Khalida Messaoudi, Louisa Hanoune ou Leïla Aslaoui. Celles-là, à mon avis, ne baisseront plus jamais la garde…

///Article N° : 277

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