A la rencontre d’un dramaturge Kanak :

Entretien de Sylvie Chalaye avec Pierre Gope

Avignon, Juillet 2003
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Né en 1966 sur l’île de Maré, Pierre Gope découvre le théâtre en 1991 avec Souleymane Koli. Après différents stages auprès de metteurs en scène comme Peter Brook ou Peter Walker, il fonde sa propre compagnie Cebue, écrit ses premiers textes et contribue à faire émerger un théâtre contemporain kanak. Il a créé depuis 1992 une dizaine de pièces, notamment Wamirat, fils du grand chef de Pénélo en 1992, Où est le droit ? en 1994, Le cri du désespoir en 1997, Cendres de sang en 1998, Pavillon 5 en 1999, Le Silence brisé en 2000, Le dernier crépuscule en 2001 et La fuite de l’igname en 2002. Plusieurs de ces textes sont publiés aux éditions Grain de Sable.

Comment avez-vous commencé à écrire pour le théâtre ?
En fait j’ai découvert le théâtre par hasard. Cela s’est passé à l’occasion de la venue en 1991 en Nouvelle-Calédonie d’une troupe africaine, la compagnie Kotéba d’Abidjan. J’ai été impressionné par leur travail et j’ai souhaité collaborer avec eux. Par la suite je suis allé en Côte-d’Ivoire avec la compagnie Kotéba. J’ai ainsi eu l’opportunité de travailler avec Souleymane Koli et surtout de découvrir d’autres spectacles africains qui m’ont encouragé à monter mes propres histoires et à les écrire, ce que je n’avais jamais envisagé de faire tant que je vivais en Nouvelle-Calédonie. Il faut reconnaître que l’écriture n’était pas mon fort et je n’imaginais pas pouvoir devenir dramaturge.
Pourquoi avez-vous été interpellé par le travail que fait le Kotéba ?
Parce qu’ils parlent de leur culture et que cette culture me touche aussi, en tant que Kanak. Je me suis alors dit : pourquoi ne parlerais-je pas moi aussi de ma culture, de ce qui se passe en Nouvelle-Calédonie ? Cet engagement n’est pas politique ; il s’agit simplement pour moi de sensibiliser les miens aux réalités culturelles de mon pays par le truchement du théâtre. Car la Calédonie c’est comme un bateau ivre et j’ai pensé que quelqu’un devait dire : nous avons des problèmes et nous devons chercher à les regarder en face. Je ne me suis jamais fait d’illusion quant à la portée de ma voix, mais j’estime que c’est ma façon à moi, en tant qu’artiste, d’apporter ma contribution à la résolution de nos difficultés.
Quels sont les sujets de vos pièces ?
Mes pièces parlent du viol, des droits de la femme, des coutumes, des abus du pouvoir… Et là, récemment, j’ai écrit Les murs de l’oubli dont le sujet est la prison…
Peut-on dire que vous écrivez des oeuvres engagées par rapport à la situation en Nouvelle-Calédonie ?
Tout à fait. Vous savez, la situation politique en Nouvelle-Calédonie est très grave et je sens comme une obligation morale d’en rendre compte, d’autant que je suis pratiquement le seul dramaturge kanak. C’est une manière d’apporter mon soutien aux miens.
Et comment s’est fait le choix d’écrire en français ?
Oh, c’est une vraie question… Parce qu’en plus je ne suis presque pas allé à l’école : je me suis arrêté en CM2. Je ne maîtrise donc pas le français. Pourtant j’ai choisi le français et je m’efforce d’écrire dans cette langue car elle constitue pour moi une porte sur le reste du monde, en raison de sa dimension universelle. Mon souci est de me faire entendre non seulement chez moi, mais également en dehors de chez moi car la vision des problèmes qui sévissent en Calédonie peut servir à d’autres. Nos propres problèmes sont plus ou moins les mêmes qu’un peu partout. Le choix du français répond donc à ma préoccupation principale : apporter une aide, à la mesure de mes moyens, aux miens mais aussi à tous les hommes.
Vos pièces sont jouées devant quels publics en Nouvelle-Calédonie ?
Aujourd’hui le public est plus contrasté. Mais à mes débuts, que ce soit à Nouméa, à Maré ou en brousse c’était uniquement un public kanak. Nous avons donc réussi à conquérir un nouveau public, plus mélangé, un public qui est devenu un ami et qui n’hésite pas à nous exprimer ses points de désaccord sur le traitement du thème et sur les choix esthétiques. Quoi qu’il en soit, mes pièces ont toujours été bien accueillies, quelle que soit l’origine sociale ou ethnique du public. Probablement parce qu’avant tout, indépendamment de la gravité du propos je m’appuie sur l’humour, l’humour calédonien.
Quelle est la situation économique des compagnies et plus particulièrement des artistes en Nouvelle-Calédonie ?
Moi je suis de la terre. Je travaille la terre. J’ai mes champs d’ignames. Mais comme disaient nos vieux, l’homme ne se nourrit pas que d’ignames, il se nourrit aussi de la parole. J’ai donc fait le choix de travailler la terre en même temps que le théâtre. Au début on ne se préoccupait pas d’argent, notre objectif était de faire entendre notre parole. Cependant les institutions ont fini peu à peu par créer un besoin chez nous. D’un autre côté il n’y a pas de réelles structures pour les spectacles. Tout est devenu étrangement difficile. Comment concilier pleinement les exigences, tout à fait légitimes, des institutions et le peu de moyens mis à notre disposition pour les réaliser ? Et comme en fin de compte la balle est dans le camp des artistes, nous créons souvent avec nos propres moyens. A ce titre, je reconnais que mon propre théâtre pourrait gagner en intensité mais je n’ai pas les moyens, donc le temps, de bien installer les choses, de travailler en profondeur les détails qui font la qualité et confèrent à un spectacle un cachet professionnel. Bref, on n’a pas le temps et on travaille plus dans la précipitation que dans l’urgence. On pare au plus pressé. Je n’ai pas la naïveté de penser qu’avec de l’argent on ferait mieux, mais on travaillerait certainement dans une toute autre sérénité d’esprit. Je viens d’ailleurs de demander que ma compagnie soit conventionnée, et pour le moment j’attends.
Comment percevez-vous un projet comme Les Dieux sont borgnes ? Qu’apporte-t-il à votre compagnie ?
C’est très important pour mon combat à moi, personnel. Dans la vie politique calédonienne d’aujourd’hui où les Kanak sont au centre des Accords de Nouméa, quel est le regard que porte le petit peuple sur ce processus ? Ecrire à deux, c’est pour moi l’occasion de créer une Calédonie nouvelle. C’est une façon pour nous de nous inscrire dans ces Accords de Nouméa, parce que les politiques ont travaillé l’accord, les mots, les termes mais ils n’ont pas travaillé les hommes. Avant de travailler la structure, il faut travailler le contenu, c’est-à-dire les hommes car ce sont eux qui vivent la structure. C’est donc une erreur de vouloir imposer la structure aux hommes. Pour moi, le projet me permet d’affirmer que l’entente qui est possible dans le domaine artistique devrait l’être dans tous les autres domaines de la vie calédonienne.

///Article N° : 3151

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