« Un conte archaïque urbain qui empêche de dormir »

Entretien de Sylvie Chalaye avec Rosa Gasquet sur la mise en scène de Bintou

Bruxelles, novembre 2003
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Comment êtes-vous entrée dans l’univers des écritures africaines contemporaines ?
Il y a un biais éditorial et un biais personnel. Ayant passé mon enfance au Maghreb, je me suis toujours intéressée aux textes d’Afrique du Nord. Et puis peu à peu ma curiosité s’est étendue à l’Afrique Noire, après un détour par les Îles. En ce qui concerne Bintou, la rencontre s’est faite grâce au recueil Brèves d’Ailleurs (Actes Sud-papiers) avec la première version de la pièce, un texte assez court intitulé …et son petit ami l’appelait Samiagamal. En fait au départ Isabelle Pousseur et moi cherchions des textes pour adolescents, et toutes deux avions été marquées par cette première mouture de Bintou.
Qu’est-ce qui vous a séduite dans ce texte ?
Le chœur. D’une part parce que je travaille depuis longtemps sur la notion de chœur (Qu’est-ce qu’un chœur aujourd’hui ? De quoi est-il constitué ?), d’autre part parce que c’est un chœur qui renvoie à la tragédie grecque et qui cependant reste très actuel, très urbain et qui aurait pu s’apparenter à un rap. Je me suis dit que là l’auteur touchait à quelque chose auquel aucun auteur parlant des quartiers populaires n’avait encore touché. J’ai lu beaucoup de pièces sur la banlieue, et chaque fois je trouvais que soit c’était de simples tranches de vie comme chez Durringer ou Lionel Spycher, soit trop romanesque, ou trop « témoignages », ou encore un fantasme de la banlieue, une chose vue de l’extérieur où l’on fait parler les personnages en verlan alors même que plus personne aujourd’hui ne parle verlan ; souvent même ces pièces faisaient preuve de poésie mais j’avais le sentiment que ce n’était pas la poétique qui se dégageait réellement de ces quartiers-là. Et quand je suis tombée sur le texte de Koffi Kwahulé, ça m’a semblé sonner juste, et « sonner juste » vraiment au niveau du son ; la pièce m’a parue être traversée par des ressentis, des sonorités qui ont à voir avec le jazz, avec l’Amérique surtout. Or j’ai le sentiment que les quartiers populaires européens regardent beaucoup vers Harlem. Il me semblait que c’était un détour qui était juste. Ensuite, c’est la choralité qui m’a intéressée ; quand on travaille dans les quartiers populaires, on a tout de suite envie de monter un théâtre épique parce qu’on parle de générations, de bandes ; il y a une notion de communauté. Enfin, il y a dans la pièce la puissance de la langue et cette exigence musicale qui transcendent complètement la tranche de vie pour nous replacer dans le champ de la fatalité, d’un théâtre paradoxalement archaïque. Tout cela rejoignait des questions que je me posais.
Vous avez en effet donné une place très importante au chœur.
Un an avant l’idée de monter Bintou, j’avais travaillé avec des filles des quartiers populaires sur Les Suppliantes d’Eschyle, car je sens qu’il y a une adéquation entre ce théâtre archaïque et une certaine réalité urbaine. Dans un quartier populaire comme Schaerbeek, le féminin et le masculin sont relativement tranchés. Et je trouve que dans le théâtre de Koffi Kwahulé, même s’il y a de très belles scènes entre personnages féminins et masculins, on s’est rendu compte lors des répétitions qu’il y avait aussi les scènes des garçons (la bande des Lycaons) et celles des filles (le choeur) ; on pouvait répéter certains jours seulement avec les garçons et d’autres jours seulement avec le chœur de filles. Cela me semblait replacer le masculin et le féminin dans quelque chose d’assez dichotomique, même s’il y a des circulations. C’est une réalité que l’on vit très fort ici et qu’évacue, il me semble, le théâtre contemporain qui au contraire parle beaucoup du rapprochement des sexes.
C’est un chantier intéressant, mais cette focalisation a fermé, me semble-t-il, d’autres chantiers comme celui de la séparation des sexes et des rapports de force que soulève, par exemple, implicitement la question du voile. Ce sont des questions qu’on croit enfouies ou terminées… Je ne fais pas un théâtre militant, féministe mais je me reconnais dans ce questionnement-là.
La pièce parle aussi beaucoup de la façon dont l’homme fantasme la femme, le regard porté sur l’autre… Et la pièce parle constamment du viol finalement. Comment on finit par tenir l’autre responsable du désir qu’il suscite, et du coup de la violence qui s’exprime.
Oui, et j’ai compris des choses avec cette pièce que je ne comprenais pas. J’ai notamment compris que l’homme avait une telle peur de son propre désir, que son propre désir le submerge, qu’il voulait lui donner des limites, ce que je peux comprendre. Mais au lieu d’aller chercher ces limites en soi-même, il les impose à l’autre. C’est pour moi le fonctionnement typique de la société patriarcale. Bintou décrit ce rapport-là, puis pose la question de savoir comment on ne limite pas, et qui éventuellement doit limiter. Est-ce celui qui fantasme ? Ou plutôt l’objet de fantasme qui doit se limiter, c’est-à-dire se taire, passer en coup de vent, ou se voiler ? Pour moi c’est un théâtre qui parle du viol, c’est-à-dire du pouvoir et de l’abus du pouvoir ; dès que quelqu’un apparaît, comme l’oncle dans Bintou, se profile la tentation de l’abus de pouvoir. Et ce qui est beau dans la pièce, c’est que cette chose est presque vue de l’intérieur ; la tentation n’est pas scrutée de l’extérieur. Très peu de théâtres parlent de manière aussi profonde de la violence faite à l’autre.
Le chœur grec a un peu cette fonction de relais entre la scène et le public. Le chœur que vous avez traité à quelque chose de mystique, de fantomatique. Comment le définiriez-vous ?
Pour moi c’est un chœur qui, dans sa constitution concrète, a à voir avec le rapport à la cité puisqu’on a voulu, pour s’inscrire dans la ville de Bruxelles, travailler avec des jeunes filles des quartiers populaires de cette ville et particulièrement de Schaerbeek. C’est une manière pour moi d’ancrer mon travail ici, de dire que je fais du théâtre ici. Cela me procure une sorte de légitimité. Ensuite sur le plateau, j’ai voulu que ce soit le chœur de l’innocence car le viol dont parle la pièce est celui de l’innocence, d’où les robes de petites filles, des petites filles d’une certaine manière venues de l’au-delà, des espèces d’Erinyes.
J’y ai aussi vu une référence à un certain cinéma d’épouvante. Je pense notamment à Polstergeist.
Oui, tout à fait. On s’est dit que si les filles du chœur étaient toutes Bintou, elles apparaîtraient à la fin, à l’âge où le crime a été commis. Et le premier crime c’est la tentative d’inceste.
En revanche le chœur ne revient pas au moment de la rencontre avec P’tit-Jean.
Oui. En fait on a essayé plusieurs choses pour cette scène, notamment des séquences chorégraphiques avec le chœur habillé en soldats, mais on n’a pas trouvé cela probant ; cela nous renvoyait à des clips vidéo. On n’arrivait pas à donner du mystère à tout cela. Et puis un jour on a essayé avec Aïssa toute seule. Evidemment cette approche n’a pas résolu tous les problèmes mais au moins on n’avait pas l’effet MTV. En plus c’est le passage de la pièce qui est le plus politiquement problématique, surtout face un public très jeune qui peut ne pas percevoir la nature réelle du « deal » dont parle Bintou et le chœur. En tout cas on ne voulait pas montrer dix jolies nanas dire : « Deale à la sortie des écoles… »
Etant donné qu’il y avait parmi les acteurs un vrai rappeur, Pitcho, je m’attendais à une espèce de comédie musicale. Or il n’en a rien été. La musique n’est pas extérieure au spectacle, mais passe vraiment par le rythme, les corps et la langue.
C’est le rapport à l’archaïsme qui l’a imposé. On avait envie de construire une musique qui parte plutôt du conciliabule, de la messe basse, du chuchotement, du secret. On a voulu la musique comme un clin d’œil au jazz et au rap, des musiques très urbaines, car Bintou est avant tout un conte archaïque urbain qui empêche de dormir… J’ai surtout choisi Pitcho parce qu’il a un beau rapport à la langue, et aussi parce que je ne trouvais pas de comédien sortant des écoles qui ait ce phrasé-là, même si je ne voulais pas du hip-hop au sens strict.
Je voulais aussi que nous parlions des partis pris scénographiques, et plus exactement du rapport à l’autoroute, la ligne de fuite que propose remarquablement le travail sur la vidéo et qu’on imagine pouvoir aller encore plus loin.
C’est une piste que la compagnie est en train d’ouvrir. A priori je fais un théâtre de texte et de corps. Sans être insensible à l’image, je fais très attention aux nouveaux média puisque tout le monde met aujourd’hui de la vidéo dans tout, plus ou moins bien. On est venus à la vidéo tout doucement. Je pense qu’on aurait effectivement pu aller plus loin, mais au moins on a ouvert un chantier qui est presque du graffiti en mouvement.
Je trouve aussi votre travail sur la profondeur, sur l’abîme, avec cette espèce de tunnel, très intéressant.
Oui, j’ai voulu un rapport à l’absolu, à la mort aussi. La plupart des jeunes que je rencontre me renvoient à la pièce ; ils n’ont pas peur de la mort, tant ils l’ont souvent côtoyée. Ce qui leur donne une force de vie incroyable.
Dans la scène finale, vous avez choisi d’aller au bout de la réalité physique.
On a commencé par traiter cette scène finale d’une manière plus épurée, plus métaphorique, très « tragédie grecque » ; il y avait un drap blanc au lieu d’une table de cuisine, on n’était plus dans la maison mais dans une espèce d’espace neutre… Et la langue était déjà tellement belle. En plus il y avait le chœur qui chantait ! Alors à un moment je me suis rendu compte qu’on était en train de magnifier le rite de l’excision ! En tout cas, j’ai senti la nécessité de me référer à quelque chose de plus sordide. J’adore les rites, mais en même temps je n’ai pas envie de magnifier tout. Aussi ai-je pensé que le sordide de la table de cuisine, de la bâche en plastique et le sang nous permettraient de raconter deux choses en même temps.
Bintou, cette  » amazone des quartiers  » comme vous dites, vous l’avez rencontrée à Schaerbeek ?
Est-ce que Bintou existe ?… J’ai envie de dire une chose terrible. J’ai envie de dire c’est comme Frankenstein, c’est-à-dire que ce sont des personnages qui sont des collages. Bintou est Frankenstein à l’envers, parce qu’elle est tellement belle que tous les hommes en tombent amoureux. Elle est en même temps une Sainte et une Salomé, elle est un peu toutes les femmes, une figure d’absolu.

///Article N° : 3311

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