« Le renouvellement de l’Afrique se fera par la culture »

Conférence de presse d'Ousmane Sembène au festival Ecrans noirs, Yaoundé, 6 juin 2004

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Son film Moolade ayant été présenté en son absence pour cause de retard d’avion lors de la séance de clôture du festival Ecrans noirs, Ousmane Sembène a accepté de rencontrer la presse et les spectateurs le lendemain matin au village du festival. Il y a reçu des mains de Bassek ba Kobhio un trophée offert par le PMUCameroun, sponsor du festival, ainsi qu’un chèque représentant le prix Ecrans noirs de l’année.

Ousmane Sembène : L’Afrique centrale n’est plus le ventre mou du cinéma africain : il faut consolider ! On ne fait pas du cinéma pour être riche : il faut avoir des ailes. Je ne me suis pas cassé les ailes et suis donc là avec vous !
Question de Jean-Marie Mollo Olinda (critique de cinéma, président association Cinépresse) : comment se comportaient durant le tournage les jeunes actrices, ces quatre fillettes qui échappent à l’excision ? Par ailleurs, vous portez depuis longtemps un projet de film à grand spectacle : qu’en est-il ?
Les acteurs, c’est un problème de cuisine. Est-ce qu’on demande à une femme comment elle a préparé les aliments ? C’est bon ou c’est pas bon. J’ai pour habitude de travailler avec mes acteurs durant une quinzaine de jours avant. Il faut avoir la patience. Nous Africains sommes trop trop bavards ! Il faut savoir garder le silence. Le silence effraie l’Africain ! Les acteurs doivent apprendre à garder le silence, à marcher, à regarder. Ce n’est pas une école, une innovation de ma part, c’est une méthode. Dans Moolade, ils parlent le mandingue et le pulaar, mais je me demande comment les spectateurs qui ne parlent pas ces langues peuvent comprendre, entre les sous-titres et le jeu des acteurs.
Samory : je n’ai pas les moyens mais le scénario est prêt et les repérages sont faits. Il doit durer 4 heures de temps, avec 8 mois de tournage, une équipe de 200 personnes. C’est un gros investissement.
Question : vous critiquez l’islam, mais n’est-il consubstanciel à la culture africaine ?
La force de la culture africaine, c’est que nous avons reçu toutes les religions sans la perdre. La religion est une structure, non une base. L’excision n’est pas le fait de l’islam. J’ai mené des enquêtes aussi loin que j’ai pu pour faire ce film. C’est le continent africain qui la pratique mais pas seulement les musulmans. Les Ethiopiens, qui ne le sont pas, la pratiquent. C’est une atteinte à la dignité de la femme. Excisée ou pas, une femme peut aller à la Mecque. Nous ne pratiquons plus les balafres sur le corps ou les cous allongés des femmes girafes : il est possible de changer ! Les femmes écoutaient une autre voix à la radio et on brûle les radios : allons-nous accepter l’apport des autres ? Il faut y prendre le meilleur. Aucune civilisation ne s’est faite sans l’apport des autres. Pour nous renouveler, nous devons nous voir tels que nous sommes, avoir le courage de nous critiquer. Moolade est le deuxième volet de la série « L’Héroïsme au quotidien ». Cette femme porte les séquelles : allons-nous faire un pas en avant en conservant notre dignité ? Cela n’a rien à voir avec la religion.
Question : le sujet n’était-il pas déjà suffisamment traité ?
Au cinéma, on traite souvent la même chose et on le renouvelle à chaque génération. Zarah Yacoub avait traité le sujet au Tchad dans Dilemme au féminin et avait été victime d’une Fatwa ! J’avais hésité à le montrer en première africaine au Cameroun car ça ne se pratique pas partout ici. Il y a des pays qui ont voté des lois contre. D’autres n’ont pas eu ce courage. C’est à dénoncer. Ce n’est pas un fait religieux. Seuls les hadîths en parlent, qui ont été écrits cent ans après la mort du Prophète. Il y dit qu’on peut toujours couper un petit bout. Il ne dit pas que c’est bon ou mauvais. On en pratique pas l’excision en Arabie saoudite. Au Soudan, on coupe et on coud. C’est encore plus grave. C’est lié à notre liberté. On fait ça sur les enfants de quatre ou cinq ans. C’est une imposition terrible. A partir du 25 juin, je serai au Burkina Faso, au Mali, au Sénégal avec le film. Il sera un élément de réflexion, un film militant.
Question de Roger Alain Taakam (quotidien Mutations) : Votre film est militant mais aussi violent : n’est-ce pas un problème ? L’antenne de télévision remplace l’œuf d’autruche : vous vous inscrivez dans la mondialisation. N’est-ce pas la tradition africaine qui s’efface ?
L’œuf d’autruche qui est au sommet de la mosquée rappelle dans la mythologie bambara que le monde a pris naissance dans un œuf d’autruche. Les mosquées le portent : elles sont en contradiction avec l’islam qui impose le croissant et la lune. Que nous importe l’antenne de télévision ? C’est ce qu’on met dans les appareils qui est un problème, pas les appareils eux-mêmes ! Nous devons avoir notre télévision, notre culture et nous adresser aux autres. L’Europe n’est plus notre modèle sur le plan moral. Nos gouvernement africains ont fait de nous des tubes digestifs mais ils n’ont pas de culture. L’homme ne vit pas seulement de manioc ou de pain. Le renouvellement de l’Afrique se fera par la culture et est en train de se faire. Nous n’avons pas encore digéré les apports des autres.
La violence chez nous est permanente. Nous sommes habitués aux tueries, à la quête des pouvoirs. Je nous montre tels que nous sommes. La violence n’est pas gratuite : c’est à des fins politiques. Il n’y a pas un seul coup de feu dans mon film. Vous y voyez la violence intérieure qu’on impose aux femmes. La prochaine fois, je ferai plus violent, alors !
Question de Bella Sita, qui fut la première actrice femme au Cameroun (et auquel le festival Ecrans noirs a rendu hommage par un film lors de la soirée de clôture) : mon frère, le fait qu’une femme ne pouvait pas passer derrière la caméra, c’est aussi de la violence. Je n’ai jamais été sur ces lieux, mais après avoir vu le film, j’ai l’impression d’y avoir vécu. Au rendez-vous du donner et du recevoir, il faut être présent partout. Comment traduire dans les langues qui nous permettent de comprendre : on perd beaucoup à lire le texte. A quand des productions vraiment africaines ?
Avec la technique, on peut doubler dans toutes les langues africaines. C’est ce que nous essayons de faire pour le film avec l’Afrique du Sud. Nous sommes en économie libérale : il faut avoir les moyens. Mais l’image de l’Africain est politique. Nous sommes absents de nos écrans. La télévision sénégalaise ne passe pas de films africains. Je n’ai pas de solution en attendant que ça change dans nos pays. On a de l’argent : on préfère acheter des châteaux en Europe ou prendre deux ou trois femmes que d’investir dans le cinéma ! Il faudrait des surplus d’exploitation : les salles ferment. Le Sénégal avait 80 salles. Il n’y en a plus qu’une quinzaine maintenant…
Bella Sita : et nous avons une seule salle à Yaoundé !!
La télévision sert de meeting au chef d’Etat, ce qui veut dire que personne ne la regarde. Nos Etats prennent en compte le folklore et le foot. Nos chefs d’Etat ont peur de la réflexion, et encore davantage si c’est une femme qui pense !
Question : les femmes qui luttent contre l’excision dans le film ont-elles été excisées ? Avez-vous essayé de voir leur position sur l’excision ?
J’ai mené l’enquête durant deux années. Les femmes qui ont joué dans le film sont toutes excisées mais elles refusent carrément d’exciser leurs enfants. Elles se regroupent en associations qui parcourent les campagnes de ces pays pour abolir l’excision.
Question : et le troisième volet de la série « L’Héroïsme au quotidien » ?
Le troisième volet portera sur la corruption. Les Sénégalais sont autant corrompus que vous ! Je le tournerai chez nous à Dakar !

///Article N° : 3440

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Les images de l'article
Ousmane Sembène et son trophée, avec Bassek ba Kobhio © OB
Ousmane Sembène lors de sa conférence de presse, en compagnie de Bassek ba Kobhio © OB





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