Un écrivain qui vit de sa peinture

Entretien de Dénètem Touam Bona avec Frankétienne

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Frankétienne aime à se présenter comme un Frankenstein, comme un authentique mutant, ce qu’il est en effet. J’en ai eu la preuve en le rencontrant chez lui, à Delmas, un quartier populaire de Port-au-Prince. Il y habite une vraie galerie d’art : deux étages de tableaux, des érotiques, des cosmiques, des torturés…, protégés par le Vèvè (représentation symbolique d’un Loa, d’un esprit vaudou) immense et multicolore de son jardin. Ce n’est pas un homme, c’est une vibration, un flux quantique, une puissance terrible d’incantation : quand il vous décrit le subtil mécanisme de la  » boîte noire de la vie « , vous percevez réellement la double hélice de l’ADN ; quand il évoque la damnation d’Aristide, vous ressentez déjà les flammes de l’enfer… Sa peinture, à la fois solaire et crépusculaire, est à l’image du personnage : on en ressort irradié.
On trouvera ici un complément d’entretien concernant la peinture et la reproduction de ses toiles (cliquer dessus pour agrandir).

Frankétienne : C’est paradoxal, mais je suis un écrivain qui vit de sa peinture. Vivre de l’écriture dans un pays qui compte au moins 60 % d’analphabètes, c’est un défi difficilement tenable. J’ai commencé à peindre tardivement, à l’âge de 34 ans, en 1970, au moment de la rédaction d’Ultra-vocal. Mais je n’ai accepté de vendre mes toiles qu’en 1986. Je voulais échapper à l’emprise du marché, parce que ça tue un artiste. Enfin, on ne peut lui échapper complètement… Pour pouvoir m’en sortir, j’ai développé deux productions parallèles. Une production qui part directement de mes tripes : de très grandes surfaces où je développe mes propres recherches esthétiques, mes propres questionnements. Elles se vendent plutôt mal car elles revêtent souvent un caractère tragique et torturé… Et puis une seconde production destinée au marché ; un clin d’œil à la prostitution… Quand tu vis de ton art, tu es obligé d’avoir deux productions parallèles, autrement tu crèves de faim, surtout dans un pays comme Haïti. Je ne veux pas être un artiste maudit… J’ai une production qui effraie, qui fait peur, or les acheteurs n’aiment pas être dérangés quand ils bouffent du caviar ou du foie gras ; je suis donc obligé de leur fournir du décoratif. Mais mes décoratifs ne sont pas débiles, ils sont pensés…
 
Je peins en même temps que j’écris. Quand je produis, je produis simultanément dans les 2 registres. Mais je peins la journée car il me faut de la luminosité : cette lumière tropicale très forte, très intense et qui entre dans la constitution de la peinture haïtienne. Donc je peins le jour et j’écris la nuit. En général, je traverse minuit, j’écris jusqu’à deux ou trois heures du matin. Depuis un peu plus de dix ans, depuis L’Oiseau schyzophone, j’ai franchi un nouveau pas en intégrant mes peintures, mes dessins, mes graphismes, dans mon œuvre littéraire. Je travaille aussi sur les typographies et la mise en page. La spirale, c’est justement cet enchevêtrement des formes et des genres… »

///Article N° : 3585

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